RYTHME ET DISCOURS
Publié le 29/11/2018
Extrait du document

RYTHME ET DISCOURS. Le rythme dans le langage a été, est encore pour beaucoup dans notre tradition littéraire, la propriété de la poésie, elle-même identifiée au vers. Le rythme dans le langage n’est qu’une actualisation particulière d’une définition générale et universelle, selon laquelle le rythme est une alternance régulière, que ne modifient guère quelques atténuations d’événements opposés, temps forts et temps faibles, haut et bas, vide et plein, clair et sombre. De la peinture à l’architecture, de la musique au langage, l’ordre visuel, l’ordre auditif, tous partagent la même définition, qui vaut pour toute alternance — les marées, le jour, la nuit, le travail, le repos, le cœur et les alexandrins.
La définition traditionnelle du rythme est aussi simple qu’universelle et unique. Elle est fondée, à travers l’opposition entre régularité et irrégularité, dans la notion duelle de symétrie et de dissymétrie. Ainsi le rythme est une forme. Spatial ou temporel, le rythme est le jeu de la symétrie et de la dissymétrie dans la forme. Cette définition universelle pose pourtant un problème majeur quand il s’agit du langage. Auprès duquel la confusion entre périodicité et régularité est peu de chose.
C’est que le langage est du sens, une production continue de sens. Et le rythme n’est cet universel, cosmique, biologique, anthropologique, que parce qu’il n’est pas un sens. Mais une forme. Si, secondairement, on prête du sens à cette forme, dans certaines conditions, ce n’est qu’un signal. Ce n’est pas un signe. Le rythme, dans sa définition formelle, intervient comme un arrangement paradoxal du langage, car il y serait le « pas de sens » organisant le sens. Si, occasionnellement, il en reçoit du sens, ce n’est que dans le cercle fallacieux de l’expressivité, qui tire du sens que telle forme en est la redondance.
Ce paradoxe est pourtant l’état banal du rythme dans le langage, son état sémiotique. Dans la conception stoïcienne et aristotélicienne qui régit encore actuellement la structure du signe linguistique, le patron dualiste du signifiant et du signifié compose le signe. Le signifiant y est le porteur — par lui-même dénué de sens — du signifié. Le signe a une substance (phonique, par exemple) et une essence, qui est de faire sens. D’où le fait que la répartition de la forme et du sens, quelles qu’en soient les variantes, continue de régir les attitudes envers le langage. Le rythme, dans le langage, n'est alors qu’une variété, un accident de la forme.
Le rythme est à la fois juxtaposé au sens et opposé au sens. Sans rapport avec lui, car il n’est qu’un événement de la forme. C'est pourquoi il n’est conçu, et entendu, que survenant là où il y a un travail de la forme. Le rythme est naturellement disposé pour qu’au paradigme forme/sens s’ajoute le paradigme poésie/prose. La chaîne dualiste monopolise le rythme dans la poésie, et la poésie dans le vers.
La métrique est donc devenue le lieu du rythme par excellence dans le langage. Qu’ensuite le mètre soit conçu comme « une espèce du genre rythme », ainsi que dit Aristote, ou que d’autres inversent ce rapport, n’est plus qu’un tourniquet théorique qui aboutit en fait à l’identification du rythme au mètre. Même si le mètre n’est vu que comme un idéal, ou une norme, que les vers réels ne réalisent pas tout à fait, ni mécaniquement, l'identité métrique du rythme n’est est pas modifiée. Puisque les variations ne peuvent plus être que des irrégularités par rapport à la régularité.
Les effets pour le langage de ce redoublement de dualisme — la forme et le rythme séparés du sens, et le vers séparé de la prose — ont conduit à faire passer pour une nature ce pur effet de culture qu’a été la notion que la prose n’a pas de rythme, confondant de plus la prose avec le langage ordinaire, avec le parler de Monsieur Jourdain. Cet effet s’est renforcé, dans le domaine français, d’une autre conviction, que le français n’a pas de rythme. Où se confirme le paradigme mis en place : la prose n’a pas de rythme, le français n’a pas de rythme, le seul rythme en français est le vers métrique. Les témoins d’une telle description des faits s’échelonnent, semble-t-il, du xviie siècle jusqu’à présent. Écrivains qui donnent

«
leur
sentiment sur la langue, mais aussi phonéticiens.
André Spire ne disait pas autrement.
Des descriptions
phonétiques toutes récentes du français le confirment.
Le structuralisme littéraire n'y a rien changé, aggravant
au contraire l'idée reçue avec son air de science.
Cependant d'autres traditions linguistiques et littérai
res, tout en conservant l'identification du rythme au
mètre, n'ont pas, pour autant, confondu la prose avec
l'absence du rythme.
Historiquement, c'est-à-dire du
point de vue des pratiques réelles, une telle absence ne
s'est jamais produite.
Des rhétoriques ont même codifié
des métriques de prose, chez les orateurs attiques, dans
le cursus latin.
Dans les langues modernes de l'Europe.
là où il y a langue à accent de mot, comme en anglais,
en allemand, en russe, la langue -avec des variantes
qui tiennent à la longueur moyenne des mots, à l'accent
fixe ou mobile, à la présence ou non d'un accent secon
daire -est déjà tellement rythmée, tellement proche du
vers, que les rapports entre le vers et la prose, entre le
vers et le discours ordinaire, en ont été tout différents.
La
tradition anglo-américaine, en particulier, de Coleridge à
nos jours, reconnaît un rythme de la prose.
L'échange
entre la prose et le vers est une variable de leur histoire.
Sans doute aussi là où cet échange est moins reconnu.
La place faite au rythme illustre combien Je linguisti
que est inséparable du métalinguistique (des idées que
nous avons sur Je langage, et sur notre langue), et com
bien le métalinguistique est aussi métalittéraire.
De là
viennent le génie des langues, la clarté française.
Corol
laire d'une opposition entre le logique, le rationnel -
le français langue arbitraire, selon Charles Bally -et
l'émotion, 1' irrationnel, qui montrait des langues « poéti
ques » dans J'anglais, l'allemand, l'italien ou l'espagnol,
mais voyait dans le français une langue peu poétique.
L'idée de clarté française va de pair avec celle du fran
çais langue peu ou pas rythmée.
Puisque la poésie et le
rythme étaient du même côté, irrationalisés ensemble.
Le patron cosmique et biologique du rythme a envahi
le terrain anthropologique.
Non seulement les rythmes
de la vie, même quand ce sont des rythmes sociaux, mais
aussi le langage.
Par là, le langage a été traité comme ce
qui n'est pas du langage, la spécificité du langage a
été fondue dans une formalisation qui ne peut que la
méconnaître.
Car rien n'a de sens en dehors du langage.
Ou du moins pas comme dans le langage.
Par le primat
du mètre dans Je rythme, c'est le cosmos, et son imita
tion, qui fait son ordre dans l'absence d'ordre qu'est
l'empirique, où ont lieu le langage et l'histoire.
Non
seulement la musique et la danse ont été régies par les
mêmes notions de rythme que le langage, mais Je continu
entre musique et langage s'est fait à partir de la musique
et de la danse.
Ce que disent encore les termes de scan
sion et de pied.
Les traités de métrique médiévale, et
Shelley encore, dans A Defense of Poetry, disaient expli
citement que Je mètre est un ordre qui imite le grand
ordre qu'est- étymologiquement -le cosmos.
L'entrée du cosmique dans le langage par Je rythme,
ou cette représentation cosmique du langage, a abouti à
un renversement de la relation, qui masque son origine
et son fonctionnement.
La plupart des dictionnaires et
encyclopédies donnent le rythme d'abord pour un terme
de versification.
Ce que renforçait l'idée, qui a long
temps eu cours, que le rythme et la rime avaient la même
étymologie, étaient Je même mot.
Certains mettent sur le
même plan la musique et les vers, d'autres montrent
mieux le caractère musicologique de la notion, où la
versification ne paraît plus qu'une dépendance.
Presque
tous mettent seulement ensuite la mention du biologique
et du cosmique, rythme cardiaque, rythme des saisons,
du jour et de la nuit.
Une extension, sinon une méta
phore, tant la cadence a absorbé le rythme.
Or, ce sont les
rythmes cosmiques et biologiques qui sont les données ·-·-
_, ________ _ _ _ _
anthropologiques premières, fondamentales.
Ce sont les
seuls où la régularité sinusoïdale est établie.
Si bien que
le rythme, comme régularité, met en premier Je langage,
qui est le dernier domaine où s'applique ce modèle, ce
qui ne peut se faire qu'en privilégiant le vers.
Il est remarquable, pour l'histoire des notions littérai
res, que des termes aussi importants que poésie, prose
et rythme font de leur sens l'accomplissement de leur
étymologie.
Vraie ou supposée, peu importe, puisque
c'est du métalittéraire qu'il s'agit.
L'étymologie -etu
mos logos, «discours vrai)> -a, dès l'origine, fermé
leur programme idéologique.
Elle a fait de ces notions
des mythes fondateurs, totalement tautologiques, qui, ne
se produisant que comme des universaux, masquaient par
là même leur limite, comme par hasard indo-européenne.
La critique des notions courantes passe donc par deux
démarches : une prise historique des notions dans les
pratiques réelles, par des analyses linguistiques, et un
élargissement hors du domaine européen.
Il ne s'agit pas
de comparatisme.
Il s'agit de montrer empiriquement
l'absence d'historicité, et l'absence d'universalité, du
dualisme sémiotique et de sa théorie du rythme.
Il suffit pour cela de partir du langage ordinaire.
Pas
plus qu'il n'y a de vide sémiotique dans le langage, ni
de vide sémantique, il n'y a de vide rythmique.
La prose
est d'un autre ordre que celui du linguistique seul.
C'est
une notion rhétorique et littéraire, qui a son histoire, ou
plutôt ses histoires.
Il n'y a pas seulement une multiplicité de rythmes.
Le
rythme lui-même, à partir de la spécificité du langage, ct
de la pluralité des modes de signifier, est à reconnaître
comme pluralité interne.
Si le langage est spécifique, et
l'art du langage, par rapport aux autres pratiques socia
les, ou au cosmique, ou au biologique, le rythme qui est
dans le langage est nécessairement lui-même du langage.
Car il a lieu dans le discours, et rien de ce qui arrive au
discours, donc au sens, ne peut être dénué de sens.
Ne
peut pas ne pas modifier le sens.
Le rythme n'a donc
plus d'unités communes avec l'extra-linguistique.
li ne
peut pas y avoir de définition commune à ce qui n'a pas
d'unité commune.
La définition traditionnelle du rythme peut parfaite
ment continuer de convenir dans le cosmique, et dans le
biologique.
Dans le social extra-linguistique.
Mais sans
doute les arts plastiques ne s'en accommodent que méta
phoriquement.
Même en musique, ou dans la danse, il
suffit de considérer l'histoire des notions de carrure,
et de mesure, pour reconnaître que l'historicisation des
notions est aussi leur pluralisation.
Mais sur le langage,
la notion de rythme comme régularité a trop d'effets de
méconnaissance pour y continuer sa non-pertinence.
Benveniste, dans son article de 1951 sur la notion de
rythme, a montré combien l'étymologie ancienne, qui
ramenait le rythme au mouvement de la mer, menait
l'idée qu'on se faisait du rythme.
Son analyse philologi
que fait le départ -et établit la possibilité d'un rapport
nouveau -entre Je rythme et le langage que ne permet
tait pas Je mythe d'origine de la régularité.
En montrant
que le rythme est organisation du mouvant, par opposi
tion au schéma, fixe, Benveniste permet de concevoir
le rythme comme organisation du discours.
Non plus
alternance de formes, mais organisation des marques.
Où
la régularité et 1' irrégularité ne sont plus que des figures
parmi d'autres, non la polarité organisatrice des figures.
Le rythme, organisation des marques dans le discours,
est l'organisation du sens dans le discours.
Inséparable
de sa syntagmatique et de sa paradigmatique.
En quoi
il fait la contestation de ce que Saussure appelait les
«subdivisions traditionnelles », lexique, morphologie,
syntaxe -catégories de la langue, non du discours.
Le
rythme n'est plus une forme à côté du sens.
Et comme
le sens est une activité des sujets -activité sociale,.
»
↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓
Liens utiles
- FRANÇAIS - QUESTIONS SUR LE SENS DU TEXTE, VOCABULAIRE RYTHME, PONCTUATION, DISCOURS DIRECT ET INDIRECT Le rythme de En français, la règle de base est dite des « masses croissantes » : les groupes de mots (syntagmes ou propositions) sont de plus en plus longs.
- «Pour douer notre littérature d'une action efficace, il fallait trouver le secret de l'action sur les esprits : ce secret est la clarté. Comprenons ce mot : il faut évidemment le soustraire à des interprétations grossièrement faciles. Paul Valéry a insisté souvent sur le fait que de nombreuses gens la confondent avec leur propre paresse d'esprit. Il ne s'agit pas d'être compris par les distraits. La clarté de Racine n'est qu'une apparence ; je défie un lecteur moyen d'expliquer tout ce
- RYTHME, PONCTUATION, DISCOURS DIRECT ET INDIRECT
- Analyse rhétorique du discours de Cicéron pour Milon
- Question d’interprétation Comment Dom Juan défend-il dans ce discours de l’hypocrisie ?