RYTHME ET POÉSIE
Publié le 29/11/2018
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RYTHME ET POÉSIE. La poétique française a longtemps reconnu comme seules unités rythmiques le vers et la strophe. Le mot rythme n’était qu’un synonyme de mètre, pour désigner la distribution d’une durée en intervalles réguliers, marqués par le retour de repères sonores (accents, rimes ou pauses). Cette régularité tendait à la cadence sentie comme l’expression de rythmes naturels simples (battements du cœur, alternance du pas dans la marche, mouvements respiratoires, flux et reflux, etc.), toutes formes rythmiques privilégiant les oppositions binaires qu’on peut retrouver dans le poème : temps forts/faibles, couple de rimes. A l’âge classique, le poème en rimes suivies pose le distique comme forme rythmique dominante : « C’est sur ce couple alterné d'une proposition et d’une réponse que reposait, jusqu’à ces derniers temps, toute la prosodie française » (P. Claudel, Réflexions et propositions sur le vers français, 1925).
A cette domination du mètre chiffré, des poètes symbolistes des années 1880 opposèrent la forme concurrente du vers libre, où le rythme s’éloigne de la simple cadence. Le mouvement du poème ne se mesure plus au seul déroulement temporel de sa diction; l’organisation de la page, la répartition spatiale des blancs et des mots libérés de la contrainte syllabique deviennent éléments rythmiques. Un coup de dés... est, dans sa forme imagée, la version lyrique, et humoristique aussi bien, du constat par Mallarmé de la « crise de vers », crise du mètre français par excellence, l’alexandrin :
QUAND BIEN MÊME LANCÉ DANS DES CIRCONSTANCES ÉTERNELLES DU FOND D'UN NAUFRAGE (...)
SOIT (...) LE MAÎTRE (...) EXISTÂT-IL (...)
COMMENCÂT-IL ET CESSÂT-IL (...) SE CHIFFRÂT-IL (...)
ILLUMINÂT-IL (...) RIEN (...) N'AURA EU LIEU (...) QUE LE LIEU (...) EXCEPTÉ (...) PEUT-ÊTRE (...) UNE CONSTELLATION (...)
(Mallarmé, Un coup de dés jamais n'abolira le hasard}
La composition typographique (que nous n’avons pu, hélas, reproduire ici) du Coup de dés, déliée de sa fonction métrique, s’apparente à la fois à la partition musicale (imposant une lecture simultanée, en registres), à la page de journal (écritures discontinues) et à la construction plastique. Elle annonce une forme possible du Livre qui doit répondre aux bouleversements contemporains du théâtre, de la musique et de la peinture, comme aux nouveaux besoins du lecteur, déterminés par la diffusion croissante de l’écrit (journalistique, publicitaire, etc.). Le poète propose au lecteur-spectateur un jeu de figures graphiques et sémantiques, où le dispositif sonore n’est que l’une des composantes, non obligatoire, du rythme, qui devient dès lors irréductible aux effets de la diction : la lecture — qu’importe qu’elle soit muette — produit son rythme aussi bien à partir des figures du sens (images, oxymores, parallélismes...). La poétique traditionnelle n’ignorait pas ces choix sémantiques ou rhétoriques, toujours liés aux règles métriques, mais soumettant celles-ci à ceux-là :
Que toujours le Bon Sens s'accorde avec la Rime
(Boileau, Art poétique, I, vers 28)
Ce qui change, à la fin du siècle dernier, c’est la place laissée à l’activité du lecteur, appelé non plus seulement à consommer ou à dire le poème, mais à construire son sens, à imaginer son rythme.
Rythme métrique
L’une des caractéristiques de l’expression poétique versifiée tient au rythme sensible de sa forme linguistique, rythme dont les règles ont été progressivement codifiées dans les définitions du mètre, du vers. L’expression orale commune n’est jamais dépourvue de propriétés rythmiques déterminées à la fois par les structures into-natives et syntaxiques, variables d’une langue à l’autre, d’un dialecte à un autre, et par les conditions d’émission, plus ou moins contraintes, qui changent à chaque situation. Le poème, outre qu’il appartient à certains registres linguistiques (différents selon les genres : tragédie ou comédie, idylle ou satire...), entretient une relation privilégiée avec les formes musicales, non seulement du fait de ses origines lyriques (le chant sacré, la psalmodie, la déclamation épique...), mais encore par sa vocation, toujours actuelle, à participer au spectacle musical (de la chanson à l’opéra ou à la cantate); de là des contraintes rythmiques supplémentaires, contraires à celles de la parole ordinaire :
Qu'il ne faut point, dans l'étude d'une pièce de poésie que l'on veut faire entendre, prendre pour origine ou pour point de départ de sa recherche le discours ordinaire et la parole courante pour s'élever de cette prose plane jusqu'au ton poétique voulu; mais, au contraire, je pensais qu'il faudrait se fonder sur le chant, se mettre dans l'état du chanteur, accommoder sa voix à la plénitude du son musical et de là redescendre jusqu'à l'état un peu moins vibrant qui convient au vers.
(Paul Valéry, « Pièces sur l'art ») Le vers serait animé de cette vibration intermédiaire entre la phrase prosaïque et la mesure chantée.
Vers et musique
Les premiers textes versifiés de la tradition nationale (telle la Séquence de sainte Eulalie, IXe siècle) semblent les calques de compositions ecclésiastiques chantées en latin, comme les hymnes de saint Ambroise, au IVe siècle. Ces hymnes, qui accompagnaient le rite, étaient interprétées par des fidèles qui ne distinguaient plus les longues et les brèves du latin classique.
Elles étaient écrites en vers rimés, et leur rythme s'établissait suivant le nombre de leurs syllabes et l'alternance de celles qui étaient ou non marquées d'un accent tonique.
(Lucien Rebatet, Une histoire de la musique}
Durant plusieurs siècles, la tradition orale transmit ces chants, où la rime et le vers accentuel ont pu jouer le rôle de repères mnémotechniques. Le mètre français tient donc ses marques distinctives, le décompte syllabique et la rime, d’une tradition musicale antérieure à la langue même, constamment rétablie par la nécessité d’une participation populaire à la liturgie chrétienne. Ainsi, le plain-chant grégorien, vers le viiie siècle, développera le procédé du trope, qui adapte aux vocalises du chant sacré des paroles dont chaque syllabe correspond à une note et, ainsi, les analyse.
Les genres poétiques profanes, sur les modèles sacrés, restent liés à la musique. Les chansons de geste furent d’abord chantées comme l’étaient les Vies de saints. Les décasyllabes de la Chanson de Roland étaient exécutés avec des alternances de parlé et de chanté. Leur principe de composition est homologue du principe musical du développement du thème en variations : l’unité « strophi-que » de la chanson de geste, la laisse, n’est pas définie par son nombre de vers mais fondée sur la répétition de formules et sur l’assonance. Les lais, pièces lyriques en langue vulgaire, utilisent des formules mélodiques interchangeables (les timbres centonisés) qui les apparentent aux séquences du chant sacré, apparues au ixe siècle, formes musicales rattachées à l’ordonnance liturgique de la messe.
«
de
mètre, pour désigner la distribution d'une durée en
intervalles réguliers, marqués par le retour de repères
sonores (accents, rimes ou pauses).
Cette régularité ten
dait à la cadence sentie comme J'expression de rythmes
naturels simples (battements du cœur, alternance du pas
dans la marche, mouvements respiratoires, flux et reflux,
etc.), toutes formes rythmiques privilégiant les opposi
tions binaires qu'on peut retrouver dans Je poème : temps
forts/faibles, couple de rimes.
A J'âge classique, Je
poème en rimes suivies pose Je distique comme forme
rythmique dominante : « C'est sur ce couple alterné
d'une proposition et d'une réponse que reposait, jusqu'à
ces derniers temps, toute la prosodie française» (P.
Claudel, Réflexions et propositions sur le vers français,
1925).
A cette domination du mètre chiffré, des poètes
symbolistes des années 1880 opposèrent la forme
concurrente du vers libre, où le rythme s'éloigne de la
simple cadence.
Le mouvement du poème ne se mesure
plus au seul déroulement temporel de sa diction; 1' orga
nisation de la page, la répartition spatiale des blancs et
des mots libérés de la contrainte syllabique deviennent
éléments rythmiques.
Un coup de dés ...
est, dans sa
forme imagée, la version lyrique, et humoristique aussi
bien, du constat par Mallarmé de la «crise de vers)),
crise du mètre français par excellence, J'alexandrin :
QUAND BIEN MÊME LANCÉ
DANS DES CIRCONSTANCES ÉTERNELLES
DU FOND D'UN NAUFRAGE ( ...
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UNE CONSTELLATION( ...
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(Mallarmé, Un coup de dés jamais n'abolira le hasard)
La composition typographique (que nous n'avons pu,
hélas, reproduire ici) du Coup de dés, déliée de sa fonc
tion métrique, s'apparente à la fois à la partition musicale
(imposant une lecture simultanée, en registres), à la page
de journal (écritures discontinues) et à la construction
plastique.
Elle annonce une forme possible du Livre qui
doit répondre aux bouleversements contemporains du
théâtre, de la musique et de la peinture, comme aux
nouveaux besoins du lecteur, déterminés par la diffusion
croissante de l'écrit (journalistique, publicitaire, etc.).
Le poète propose au lecteur-spectateur un jeu de figures
graphiques et sémantiques, où le dispositif sonore n'est
que J'une des composantes, non obligatoire, du rythme,
qui devient dès lors irréductible aux effets de la diction :
la lecture -qu'importe qu'elle soit muette -produit
son rythme aussi bien à partir des figures du sens (ima
ges, oxymores, parallélismes ...
).
La poétique tradition
nelle n'ignorait pas ces choix sémantiques ou rhétori
ques, toujours liés aux règles métriques, mais soumettant
celles-ci à ceux-là :
Que toujours le Bon Sens s'accorde avec la Rim e
(Boileau, Art poétique, 1, ve rs 28)
Ce qui change, à la fin du siècle dernier, c'est la place
laissée à l'activité du lecteur, appelé non plus seulement
à consommer ou à dire le poème, mais à construire son
sens, à imaginer son rythme.
Rythme métrique
L'une des caractéristiques de l'expression poétique
versifiée tient au rythme sensible de sa forme linguisti- que,
rythme dont les règles ont été progressivement codi
fiées dans les définitions du mètre, du vers.
L'expression
orale commune n'est jamais dépourvue de propriétés
rythmiques déterminées à la fois par les structures iota
natives et syntaxiques, variables d'une langue à l'autre,
d'un dialecte à un autre, et par les conditions d'émission,
plus ou moins contraintes, qui changent à chaque situa
tion.
Le poème, outre qu'il appartient à certains registres
linguistiques (différents selon les genres : tragédie ou
comédie, idylle ou satire ...
), entretient une relation privi
légiée avec les formes musicales, non sel.llement du fait
de ses origines lyriques (Je chant sacré, la psalmodie,
la déclamation épique ...
), mais encore par sa vocation,
toujours actuelle, à participer au spectacle musical (de la
chanson à J'opéra ou à la cantate); de là des contraintes
rythmiques supplémentaires, contraires à celles de la
parole ordinaire :
Qu'il ne faut point, dans l'étude d'une pièce de poésie que
l'on veut faire entendre, prendre pour origine ou pour point
de départ de sa recherche le discours ordinaire et la parole
courante pour s'élever de cette prose plane jusqu'au ton
poétique voulu; mais, au contraire, je pensais qu'il faudrait
se fonder sur le chant, se mettre dans l'état du chanteur,
accommoder sa voix à la plénitude du son musical et de là
redescendre jusqu'à l'état un peu moins vibrant qui
convient au vers.
(Paul Valéry, « Pièces sur l'art»)
Le vers serait animé de cette vibration intermédiaire
entre la phrase prosaïque et la mesure chantée.
Vers et musique
Les premiers textes versifiés de la tradition nationale
(telle la Séquence de sainte Eulalie, 1x• siècle) semblent
les calques de compositions ecclésiastiques chantées en
latin, comme les hymnes de saint Ambroise, au 1v• siècle.
Ces hymnes, qui accompagnaient Je rite, étaient interpré
tées par des fidèles qui ne distinguaient plus les longues
et les brèves du latin classique.
Elles étaient écrites en vers rimés, et leur rythme s'établis
sa it suivant le nombre de leurs syllabes et l'alternance de
celles qui étaient ou non marqué es d 'un ac cen t ton ique .
(lucien Rebatet, Une histoire de la musique)
Durant plusieurs siècles, la tradition orale transmit
ces chants, où la rime et le vers accentuel ont pu jouer Je
rôle de repères mnémotechniques.
Le mètre français tient
donc ses marques distinctives, Je décompte syllabique et
la rime, d'une tradition musicale antérieure à la langue
même, constamment rétablie par la nécessité d'une parti
cipation populaire à la liturgie chrétienne.
Ainsi, le
plain-chant grégorien, vers le vm• siècle, développera Je
procédé du trope, qui adapte aux vocalises du chant sacré
des paroles dont chaque syllabe correspond à une note
et, ainsi, les analyse.
Les genres poétiques profanes, sur les modèles sacrés,
restent liés à la musique.
Les chansons de geste furent
d'abord chantées comme J'étaient les Vies de saints.
Les
décasyllabes de la Chanson de Roland étaient exécutés
avec des alternances de parlé et de chanté.
Leur principe
de composition est homologue du principe musical du
développement du thème en variations : l'unité « strophi
que >> de la chanson de geste, la laisse, n'est pas définie
par son nombre de vers mais fondée sur la répétition de
formules et sur l'assonance.
Les lais, pièces lyriques
en langue vulgaire, utilisent des formules mélodiques
interchangeables (les timbres centonisés) qui les appa
rentent aux séquences du chant sacré, apparues au 1x• siè
cle, formes musicales rattachées à l'ordonnance liturgi
que de la messe [voir GESTE (chanson de) et LAIS).
Dans la même période, le rythme musical pénètre
aussi la poésie par le développement des chansons de
danse en langue vulgaire.
Le retour régulier des pas de.
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