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Savinien de Cyrano de Bergerac: L'AUTRE MONDE, « Les Etats et Empires de la Lune»

Publié le 17/01/2022

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Les Etats et Empires de la Lune — Pour l'âme des bêtes qui est corporelle, je ne m'étonne pas qu'elle meure, vu qu'elle n'est possible qu'une harmonie des quatre qualités, une force de sang, une proportion d'organes bien concertés ; mais je m'étonne bien fort que la nôtre, intellectuelle, incorporelle et immortelle, soit contrainte de sortir de chez nous par la même cause qui fait périr un boeuf A-t-elle fait pacte avec notre corps que, quand il aurait un coup d'épée dans le coeur, une balle de plomb dans la cervelle, to une mousquetade à travers le corps, d'abandonner aus- sitôt sa maison trouée ? Encore manquerait-elle souvent à son contrat, car quelques-uns meurent d'une blessure dont les autres réchappent ; il faudrait que chaque âme eût fait un marché particulier avec son corps. Sans mentir, elle qui a tant d'esprit, à ce qu'on nous fait croire, est bien enragée de sortir d'un logis quand elle voit qu'au partir de là on lui va marquer son appartement en enfer. Et si cette âme était spirituelle, et par soi-même si rai- sonnable, comme ils disent, qu'elle fût aussi capable d'intelligence quand elle est séparée de notre masse, que quand elle en est revêtue, pourquoi les aveugles-nés, avec tous les beaux avantages de cette âme intellectuelle, ne sauraient-ils pas s'imaginer ce que c'est que de voir ? Pourquoi les sourds n'entendent-ils point ? Est-ce à cause qu'ils ne sont pas encore privés par le trépas de tous leurs sens? Quoi ! je ne pourrai donc me servir de ma main droite, à cause que j'en ai une gauche ? Ils allè- guent, pour prouver qu'elle ne saurait agir sans les sens, encore qu'elle soit spirituelle, l'exemple d'un peintre qui ne saurait faire un tableau s 'il n'a des pinceaux. Oui, mais ce n'est pas dire que le peintre qui ne peut tra- vailler sans pinceau, quand, avec ses pinceaux, il aura encore perdu ses couleurs, ses crayons, ses toiles et ses coquilles, qu'alors il le pourra mieux faire. Bien au contraire ! Plus d'obstacles s 'opposeront à son labeur, plus il lui sera impossible de peindre. Cependant ils veulent que cette âme qui ne peut agir qu'imparfaitement, à cause de la perte d'un de ses outils dans le cours de la vie, puisse alors travailler avec perfection, quand après notre mort elle les aura tous perdus. S'ils me viennent rechanter qu'elle n'a pas besoin de ces instruments pour faire ses fonctions, je leur rechanterai qu'il faut fouetter les Quinze-Vingts1, qui font semblant de ne voir goutte. — Mais, lui dis-je, si notre âme mourait, comme je vois bien que vous voulez conclure, la résurrection que nous attendons ne serait donc qu'une chimère, car il faudrait que Dieu la recréât, et cela ne serait pas sans résurrection. Il m'interrompit par un hochement de tête : — Hé, par votre foi ! s'écria-t-il, qui vous a bercé de Peau-d'Ane ? Quoi ! Vous? Quoi ! Moi ? Quoi ! Ma servante ressusciter ? — Ce n'est point, lui répondis-je, un conte fait à plaisir ; c'est une vérité indubitable que je vous prouverai.

 

Le narrateur de Cyrano se trouve propulsé sur la Lune où il rencontre des êtres et une société étranges. Dans le passage qui suit, il s'entretient avec un jeune philosophe, qui traite de la question de l'immortalité de l'âme, fort débattue au XVIIe siècle.

 

 

I. Questions

Questions

1. Comment qualifieriez-vous le type de conversation mis en scène par l'auteur dans ce passage ? 2. Dégagez les différentes phases de l'argumentation menée par le jeune homme dans le premier paragraphe. 3. Son discours file la métaphore : dites lesquelles et dégagez le discours implicite qu'elles recouvrent. 4. Quel rôle le narrateur assume-t-il ici ? A quelles fins ?

II. Travaux d'écriture

1. Au travers de la question de l'immortalité de l'âme, qu'est-ce qui est vraiment en jeu dans ce texte ? Développez votre réponse, sur une trentaine de lignes, en vous référant à d'autres auteurs qui ont traité ce même thème. 2. Cyrano vous semble-t-il exploiter dans ce texte une veine qui sera promise à un bel avenir : celle du roman de science-fiction ? Quelle définition donneriez-vous de ce genre littéraire ? Quelle fonction assume, selon vous, le recours à la littérature d'imagination dans l'oeuvre de Cyrano, qui est un libertin (au sens de « qui veut penser librement «)? Développez en une cinquantaine de lignes.   

 

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« Au XVIIIe siècle, le terme désigne un enseignement formaliste, abstrait.Mais la relation du maître et du disciple s'inverse : le jeune homme, c'est le philosophe capable de devenir un secondSocrate.

Pour les besoins de la polémique, l'auteur inverse les relations traditionnelles du savoir : sur la Lune, mondeburlesque, les adolescents détiennent l'autorité, et non plus les vieillards.

Pour détourner la censure, le narrateur sefait l'interprète des valeurs sociales et religieuses de son temps, bien qu'il s'inscrive dans la continuité d'une remiseen question polémique de la religion.Le discours fonctionne donc sur deux niveaux : le premier relève de la spéculation philosophique car l'exposé dujeune homme s'impose comme le garant d'une forme de vérité et promeut un nouveau type de raisonnement, enopposition avec les méthodes de la scolastique.

Au deuxième niveau, la fiction ou le récit, interfère avec le premierniveau, soit pour le confirmer, soit pour le mettre à distance afin de détourner les effets de la censure ; entémoigne, notamment, le point de vue adopté par le narrateur, qui reprend le point de vue admis par le plus grandnombre. Question 2 : Dégagez les différentes phases de l'argumentation menée par le jeune homme dans lepremier paragraphe. • Le sujet de la polémique concerne la réalité du principe spirituel, qui fonde les théories religieuses sur la nature del'âme, principe spirituel supérieur.Le jeune homme réfute l'existence de l'âme : il adopte un point de vue matérialiste.

Cependant, aucune religion n'estnommée, ni vraiment prise à partie de manière directe.Dans une première phase, le discours procède à l'examen des circonstances dans lesquelles l'âme se sépare ducorps.

«Pour l'âme des bêtes [...] en enfer » (§ 1 à 17).

Le jeune homme énonce une vérité admise : l'âme desanimaux est mortelle.

L'animal, considéré comme une créature inférieure, suit les stimulations de l'instinct, de larépétition naturelle et donc machinale.

A l'inverse, l'homme se définit par sa capacité à réfléchir et à exercer sonesprit critique, sa volonté.L'expression « les quatre qualités » renvoie à la conception archaïque de la médecine encore en vigueur à l'époqueet qui considère les quatre humeurs, la bile (tempérament bilieux), l'atrabile ou bile noire (tempérament atrabilaire),la lymphe (tempérament lymphatique) et le sang (tempérament sanguin).Ensuite, l'orateur introduit la difficulté avec le connecteur logique : « mais » (l.

4), qui permet d'opposer la naturematérielle de l'âme animale à la nature supposée de l'âme humaine : « intellectuelle, incorporelle et immortelle »,expansion énoncée sur un rythme ternaire avec effet phonétique et gradation (l.

5 à 6).

Autrement dit : qu'est-cequi distingue l'homme de l'animal ? Est-ce son âme, son principe spirituel, qui fait de lui une image du créateur ? Cequi fait problème, c'est la nature de l'âme humaine.

Notons le sens très fort de ÉTONNER au XVIIe siècle, dû àl'étymologie du bas latin EXTONNARE, « frapper du tonnerre », donc « paralyser ».

Procédons au décodagenécessaire pour interpréter le sens de la phrase : je suis extrêmement frappé par l'idée qu'une âme répondant àcette définition puisse se séparer du corps comme le fait celle d'un boeuf.Le travail de la démonstration s'attache à montrer par l'absurde que la définition donnée de l'âme ne peut pas êtrecohérente avec les limitations du corps.

Il n'y a qu'une explication possible : l'homologie entre l'âme et le corps.

Lejeune homme pose le postulat suivant : l'âme est cohérente avec elle-même.

Tout raisonnement repose sur uneaxiomatique et c'est là que l'on peut lui apporter une contradiction.

En fait, on voit apparaître ici une contradictiondans la mesure où il y a une confusion entre l'esprit ou la raison et l'âme, conçue comme le principe vital.Le premier argument s'interroge sur le lien qui unit le corps et l'âme ? L'interrogation rhétorique questionne : l'âme a-t-elle passé un contrat avec le corps, ce qui supposerait que le corps, lui aussi, est animé par un principe réflexif?Autrement dit : comment s'opère le lien entre le corps et l'esprit ? Qu'est-ce qui permet de faire la jonction entre lesdeux éléments ? Enumération des centres vitaux : le cœur, la cervelle, le corps : peut-on localiser le principespirituel ?Le deuxième argument demande pourquoi l'âme ne respecte pas toujours les termes du même contrat ? A supposerque l'âme ait pu passer un contrat tacite avec le corps, elle n'est pas toujours cohérente avec elle-mêmepuisqu'une même blessure peut soit engendrer la mort soit ne pas la provoquer.Le troisième argument se formule ainsi : pourquoi l'âme irait-elle subir son châtiment en enfer ? L'âme seraitinconséquente parce qu'elle se hâte de recevoir son châtiment.Une deuxième phase amène une critique de la résurrection de l'âme.

« Et si cette âme [...] de ne voir goutte » (l.

18à 43).

Le jeune homme revient sur la définition des propriétés de l'âme : elle est spirituelle et donc raisonnable enelle-même, indépendamment du corps.

Il se réfère à la théorie des acquis innés — on a là un souvenir de la théoriede la réincarnation, venue de l'Antiquité, reprise par les pythagoriciens et Platon ainsi que par les chrétiens, entreautres.Quel est le premier argument ? Si l'âme possède une prescience universelle, pourquoi ne pallie-t-elle pas lesdéficiences du corps ? La relation étroite du corps et de l'âme est mise en relief au travers de l'impact des carencesphysiques sur la perception du monde.

Un aveugle a une âme qui est censée voir mais il ne voit pas ; un sourd aune âme qui est censée entendre et il n'entend pas.

C'est donc que le corps gouverne les mécanismesphysiologiques et psychiques.Sinon, il faudrait en venir à une absurdité : « Quoi ! je ne pourrai donc me servir de ma main droite, à cause que j'enai une gauche? » (l.

26-27) ; autrement dit, pour voir ou entendre, l'aveugle et le sourd doivent attendre de mourir,de se séparer de leur corps imparfait.

Le jeune homme en déduit que, pour que certains organes fonctionnent, il fautsupposer la disparition de certains autres.

En énonçant une objection possible : le jeune homme prévient l'argumentde ses contradicteurs possibles : l'âme est spirituelle mais elle ne peut rien contre les déficiences du corps, demême que le peintre ne peut pas peindre s'il n'a pas le matériel.. »

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