Devoir de Philosophie

SENANCOUR (1770-1846), Oberman (1804), Lettre VII.

Publié le 22/02/2012

Extrait du document

Lassé de « l'agitation des terres humaines », le narrateur s'est réfugié à Saint-Maurice dans les Alpes. Au cours d'une excursion en montagne, il découvre ce qu'il appelle lui-même « un monde nouveau ». La journée était ardente, l'horizon fumeux, et les vallées vaporeuses. L'éclat des glaces remplissait l'atmosphère inférieure de leurs reflets lumineux ; mais une pureté inconnue semblait essentielle à l'air que je respirais. A cette hauteur, nulle exhalaison des lieux bas, nul accident de lumière ne troublaient, ne divisaient la vague et sombre profondeur des cieux. Leur couleur apparente n'était plus ce bleu pâle et éclairé, doux revêtement des plaines, agréable et délicat mélange qui forme à la terre habitée une enceinte visible où l'oeil se repose et s'arrête. Là l'éther indiscernable laissait la vue se perdre dans l'immensité sans bornes ; au milieu de l'éclat du soleil et des glaciers, chercher d'autres mondes et d'autres soleils comme sous le vaste ciel des nuits ; et par-dessus l'atmosphère embrasée des feux du jour, pénétrer un univers nocturne. Insensiblement des vapeurs s'élevèrent des glaciers et formèrent des nuages sous mes pieds. L'éclat des neiges ne fatigua plus mes yeux, et le ciel devint plus sombre encore et plus profond. Un brouillard couvrit les Alpes ; quelques pics isolés sortaient seuls de cet océan de vapeurs ; des filets de neige éclatante, retenus dans les fentes de leurs aspérités, rendaient le granit plus noir et plus sévère. Le dôme neigeux du mont Blanc élevait sa masse inébranlable sur cette mer grise et mobile, sur ces brumes amoncelées que le vent creusait et soulevait en ondes immenses. Un point noir parut dans leurs abîmes ; il s'éleva rapidement, il vint droit à moi ; c'était le puissant aigle des Alpes, ses ailes étaient humides et son oeil farouche ; il cherchait une proie, mais à la vue d'un homme il se mit à fuir avec un cri sinistre, il disparut en se précipitant dans les nuages. SENANCOUR (1770-1846), Oberman (1804), Lettre VII. Senancour appartient au premier mouvement romantique français. Cet inadapté à la vie sociale, épris d'absolu et d'éternité, mais ne croyant pas en Dieu, confie sa détresse à une oeuvre autobiographique, Oberman. L'extrait proposé ici évoque une ascension dans les Alpes. La montagne commence en effet à être un lieu de tourisme : ses paysages grandioses attirent les poètes et les esprits romantiques, qui y trouvent un reflet de leurs tourments intérieurs. La peinture d'un paysage pittoresque laisse bientôt entrevoir la découverte d'un autre monde, d'un « ailleurs », dont le symbolisme est à mettre en relation avec la personnalité de l'auteur par le biais des correspondances entre l'homme et la nature selon la formule chère au Romantisme.

« Cet univers nouveau se caractérise par une absolue différence avec le précédent.

Deux éléments sont essentiels :la qualité de la lumière et l'espace.

Senancour insiste sur « la pureté inconnue » de l'air, « essentielle » à cettealtitude.

L'espace est également incomparable.

Dans le second paragraphe du texte, le relief s'abolit avec lesnuages et l'oeil ne perçoit plus que quelques éléments fantomatiques et par là même impressionnants.

Relief etlumière concourent à un dépaysement total que l'auteur analyse avec précision.

La couleur du ciel s'oppose au «bleu pâle et éclairé, doux revêtement des plaines, agréable et délicat mélange ».

Les termes utilisés sont trèsévocateurs car ils placent la vallée habitée par les hommes sous le signe de la douceur, de la modération, pourl'opposer à l'univers de puissance, de pureté de la montagne : celle-ci n'est pas jolie, mais belle ; pas délicate, maisimposante et son air ne connaît aucun mélange : c'est « l'éther indiscernable ».

L'espace est également différent.Dans la plaine, l'oeil est limité par « une enceinte visible où [il] se repose et s'arrête ».

Le monde habité est bornépar la ligne d'horizon qui circonscrit le regard de l'homme.

En montagne, la vue se perd « dans l'immensité sansbornes ».L'observation et la sensibilité du poète s'accordent pour voir dans la montagne un univers différent obéissant à unsystème de signes et de références propre.

La montagne transforme la vallée par l'émission de rayons lumineux : «l'éclat des glaces remplissait l'atmosphère inférieure ».

Lumière et espace défient l'expression littéraire ; ladescription ne se contente plus des termes habituels, insuffisants à traduire la nouveauté comme l'indique la phrase« chercher d'autres mondes et d'autres soleils...

un univers nocturne ».

La seconde partie du texte approfonditcette différence, car la brume en s'intensifiant dérobe progressivement le monde connu et introduit le voyageurdans un univers mouvant, qu'il ne peut comparer avec celui qu'il vient de quitter.

Le sol est en réalité une mer denuages qui augmente au fur et à mesure.

Senancour emploie la métaphore filée de la mer pour évoquer les nuages :« un océan de vapeurs, une mer grise et mobile, des ondes immenses ».

Toute notion de solidité, d'opposition entreles divers éléments, de verticalité entre la terre et le ciel est oubliée : l'écrivain est en plein ciel, confronté àl'inmensité nuageuse.

Seul le mont Blanc offre quelque relief, qui s'oppose à la mouvance générale : « ces brumesamoncelées que le vent creusait et soulevait en ondes immenses ».L'observation d'un phénomène naturel, la brume de chaleur ainsi que l'invasion des nuages, permet à l'écrivain devoir dans ce heu un autre monde conforme à ses désirs et à ses aspirations.

Le paysage est également un paysageétat d'âme.Le symbolisme du lieu se cristallise semble-t-il autour de trois notions essentielles : la pureté, la solitude et lapuissance.La pureté est classiquement associée à la notion d'élévation.

On peut songer ici au poème de Baudelaire portant cetitre dont quelques vers sont très proches de Senancour.

Citons le premier quatrain : Au-dessus des étangs, au-dessus des valléesDes montagnes, des bois, des nuages, des mers.Par-delà les confins des sphères étoilées, et le début du troisième quatrain : Envole-toi bien loin de ces miasmes morbidesVa te purifier dans l'air supérieur, L'ascension devient le prétexte à une quête de l'idéal symbolisé par l'altitude, qui se fortifie du phénomèneatmosphérique isolant le voyageur du reste de la communauté humaine.

L'écrivain quitte la terre, la vallée, et s'initieprogressivement à un monde différent.

Il est désormais seul avec la nature, prêt à communiquer avec elle.

Levocabulaire employé introduit une notion de valeur entre la vallée et la montagne.

Les connotations sont plutôtpéjoratives pour la première : « les lieux bas », « troubler », « diviser », « mélanger », « atmosphère inférieure ».

Lamontagne est au contraire désignée par des pluriels poétiques (« d'autres mondes, d'autres soleils ») ou par destermes réservés à la poésie (« l'éther », synonyme noble de l'air).Cette quête s'accomplit dans la solitude.

Le texte ne révèle en effet aucune présence humaine.

Les circonstancesde l'excursion précisent que l'écrivain, lassé de « l'agitation des terres humaines », fuit le monde des hommes et seréfugie en montagne.

Personne ne semble en effet l'accompagner et toute référence à l'homme est bannie.

Le textene parle que de la nature et de sa toute-puissance.

C'est pourquoi la vallée, dernier refuge de l'activité humaine,est rapidement oubliée et comme miraculeusement estompée par la mer de nuages.

La seule autre vie évoquée estcelle de l'aigle.

La solitude de l'oiseau reflète celle de l'auteur.

L'aigle est d'ailleurs aussi étonné que l'écrivain derencontrer un être humain, preuve que ces lieux sont rarement foulés par l'homme • « il cherchait une proie, mais àla vue d'un homme, il se mit à fuir avec un cri sinistre ».L'apparition de l'aigle sur laquelle s'achève l'extrait donne à celui-ci sa dernière tonalité : la puissance.

Le texte eneffet s'efforce de traduire la majesté grandiose du paysage, notion essentielle à cette quête de l'idéal.

Nous avonsvu que la vallée était placée sous le signe de l'agréable, du joli.

La montagne au contraire écrase l'homme.

Lapuissance, la majesté se manifestent partout, dans l'intensité des couleurs, dans l'insoutenable réverbérationlumineuse, dans le relief, qu'il s'agisse des pics ou de la masse du mont Blanc...

L'espace est immense et commerecréé par le vent : « ces brumes amoncelées que le vent creusait et soulevait en ondes immenses ».

L'aiglerésume cette impression.

Roi des animaux, rapace à la puissante envergure, il se caractérise par un vol rapide : « Unpoint noir parut dans leurs abîmes, il s'éleva rapidement.

» Il a un vol précis : « il vint droit à moi ».

L'auteur arecours à une épithète homérique pour le définir : « c'était le puissant aigle des Alpes ».

C'est un rapace inquiétantà « l'oeil farouche » et au « cri sinistre », qui disparaît aussi rapidement qu'il est apparu « en se précipitant dans lesnuages ».

L'aigle rassemble donc les traits caractéristiques du paysage.

Seul être vivant confronté à l'écrivain, ilrésume sa quête et pourrait dans une certaine mesure lui être comparé.. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles