Devoir de Philosophie

Simone SCHWARZ-BART, Pluie et vent sur Télumée-Miracle.

Publié le 17/01/2022

Extrait du document

Le plus mystérieux d'entre eux était un certain Tac-Tac ainsi nommé à cause de son voum-tac, l'énorme flûte de bambou qu'il portait toujours à l'épaule, suspendue pour l'éternité. C'était un vieux nègre couleur de terre brûlée, avec une figure un peu plate où venaient s'ouvrir deux yeux perdus, qui roulaient sur vous avec surprise et précaution, toujours émerveillés, dans l'étonnement de retrouver bêtes et gens. Il habitait cahute logée dans un arbre et à laquelle il accédait par une échelle de corde. Sa petite cahute, sa flûte de bambou, son jardin au creux d'une clairière... il descendait tous les deux mois pour acheter son rhum et il plus loin que les autres, à la tête même de la montagne, une petite ne fallait pas lui rendre visite, dans l'intervalle, le bougre n'aimait pas ça, ne desserrait les dents pour aucune âme qui vive autour de lui, n'avait pas le temps, disait-il. Mais tous les matins, à peine le soleil surgissait-il dans le haut des arbres, qu'arrivaient sur nous des hululements de flûte et c'était Tac-Tac qui s'envolait devant son immense bambou, les yeux fermés, les veines du cou tendues, c'était Tac-Tac qui commençait à parler, selon son dire, toutes les langues de la terre. Et il soufflait de tout son corps par saccades, longue, brève, brève, longue, brève, longue, longue, longue, longue, longue qui traversaient la voûte de la forêt tout droit pour venir s'engouffrer dans nos poitrines, en frissons, en sanglots, en amour et ça vous soulevait comme ça de terre tout droit, quand vous ouvriez les yeux. Et c'est debout qu'il était, debout devant sa longue flûte de bambou et il n'y avait pas moyen de ne pas l'écouter, car ça ne faisait que rentrer : voum-tac, et ça vous retournait dans le même temps que vous ouvriez les yeux, et c'était ainsi, vous ne pouviez rien y faire, Tac-Tac s'envolait devant son bambou après avoir déversé tout ce qui l'avait rempli, tout ce qu'il avait senti, ce matin-là... Si l'on admet communément que l'art est communication, celle-ci revêt plusieurs formes d'expression différentes. On s'en rend compte lorsqu'on passe de l'une à l'autre, en s'efforçant d'atteindre la communion des arts entre eux. Peinture et littérature s'unissent par exemple dans des poèmes d'Eluard ou de Prévert célébrant Miro, Picasso ou Van Gogh. Transcrire la magie de la musique par les mots est une entreprise difficile. Comment rendre le son musical, le rythme, l'effet produit sur la sensibilité de l'auditeur ? C'est à quoi s'essaie avec bonheur Simone Schwarz-Bart dans cette page que l'on peut comparer avec les évocations de Romain Rolland dans Jean-Christophe et de Giono dans Un de Baumugnes. Le portrait d'un musicien marginal, hanté par les sons, permet d'évoquer la puissance de communication de la musique et de transcrire le son par le langage.

« son instrument et du contenu de la mélodie.On connaît l'amour de tout interprète pour son instrument, fidèle compagnon, objet de soins et témoin de tant dejoies esthétiques.

Le même rapport charnel caractérise l'évocation du vieux noir et de sa flûte.

L'union, lacommunion avec le bambou sont d'abord entretenues par la confusion des noms : l'homme et la flûte ne font qu'un,comme le souligne également cette phrase qui montre que la flûte fait partie intégrante du corps, elle n'est pas unaccessoire : « l'énorme flûte de bambou qu'il portait toujours à l'épaule, suspendue pour l'éternité.

» L'instrument àvent accentue ce rapport charnel, puisque tout le corps participe à la production du son musical.

L'effort et la joiese mêlent : « les yeux fermés, les veines du cou tendues [...] Et il soufflait de tout son corps par saccades.

» Lamusique permet de vaincre la pesanteur, le souffle emporte le musicien, le soulève de terre ainsi que les auditeurs :« c'était Tac-Tac qui s'envolait devant son immense bambou.

» La phrase est d'ailleurs répétée et clôt le texte.

Lamusique d'Albin dans Un de Baumugnes opère les mêmes sortilèges et vient également d'un instrument à vent,quoique plus modeste, l'harmonica.La puissance incantatoire de cette musique capable d'entraîner l'interprète et l'auditeur s'explique par sasignification : elle contient toute la nature.

Elle est littéralement « habitée ».

Venue d'un homme proche de lanature, elle dit et redit inlassablement celle-ci dans sa richesse et sa diversité.

Le son deLe commentaire composéla flûte traverse la forêt et semble s'imprégner de tout le paysage qu'il vient restituer intact devant ceux quiécoutent : les saccades « traversaient la voûte de la forêt tout droit pour venir s'engouf-frer dans nos poitrines.

»L'improvisation musicale est liée au spectacle de la nature et notamment au lever du soleil : « Mais tous les matins,à peine le soleil surgissait-il dans le haut des arbres...

» Elle retranscrit l'émerveillement quotidien du vieux noir quidéverse dans son bambou « tout ce qui l'avait rempli, tout ce qu'il avait senti, ce matin-là.

»La métaphore du « hululement » redit ce lien avec la nature.

Cela semble caractériser les musiques sauvages,innées, comme le montre la page célèbre de Giono opposant la musique d'Albin et le concert organisé : « D'abord cefut comme un grand morceau de pays forestier arraché tout vivant, avec la terre, toute la chevelure des racines desapins, les mousses, l'odeur des écorces : une longue source blanche s'en égouttait au passage comme une queuede comète » et « la grosse caisse en mettait à tour de bras.

Alors, je suis parti sans profiter de ma chaise et demon café pour mieux entendre ce qu'elle disait, cette feuille.

[...] Eh bien ! la musique d'Albin, elle était cettemusique de feuilles de platanes, et ça vous enlevait le coeur.

»L'évocation de la magie musicale tente également de traduire l'émotion de l'auditeur et ici du lecteur.

SimoneSchwarz-Bart insiste sur l'universalité de ce langage.

Tac-Tac est l'interprète de la nature dans sa généralité, detoutes les langues et de tous les sentiments humains : « C'était Tac Tac qui commençait à parler, selon son dire,toutes les langues de la terre » et les notes s'engouffrent dans les poitrines « en frissons, en sanglots, en amour ».Parce qu'elle est un langage universel, la musique est douée d'une puissance irrésistible.

Elle est évoquée commeune force invincible.

L'auteur souligne à deux reprises que l'on est forcé d'écouter : « il n'y avait pas moyen de nepas l'écouter » et « c'était ainsi, vous ne pouviez rien y faire.

» La communication du son musical est d'ailleurstraduite par une série de termes Session de juin 1987exprimant un mouvement à la fois fluide et puissant.

On relève ainsi « traverser, s'engouffrer, rentrer et déverser ».La trans-cription de Giono est d'ailleurs fort proche : « Là, il faut que je m'arrête et que je vous dise bien, parce quec'est ça qui faisait la force de toute la musique, combien on avait entassé de choses pures là-dedans ! » (phrase àlaquelle fait écho l'expression du texte « après avoir déversé tout ce qui l'avait rempli »).

La fluidité est égalementcommune aux deux textes : « C'était une eau pure et froide et que le gosier ne s'arrêtait pas de vouloir et d'avaler »(Giono).

La force déployée par le musicien pour souffler dans la flûte, le volume sonore qui traverse la forêts'accordent avec la puissance suggestive de la musique.

L'émotion de l'instrumentiste et de l'auditeur est identique :la musique les soulève littéralement du sol, les arrache au quotidien.

Chacun comme Tac-Tac s'envole devant lebambou.Cette magie musicale doit également être ressentie par le lecteur afin que la communion dans l'art atteigne saplénitude.

Aussi, le texte ne se contente pas de raconter, mais de faire partager au lecteur la musique parl'agencement de la phrase.La musique est d'abord rendue par des termes la symbolisant et par des équivalences.

Le rythme de la mélodie estainsi traduit par l'alternance « longue, brève » qui scande le texte et donne à la phrase le même tempo qu'à lamélodie.

L'onomatopée tente de restituer le son.

Le fragment est traversé par les termes de « voum-tac » et de «Tac-Tac » : « voum-tac, et ça vous retournait dans le même temps que vous ouvriez les yeux ».

En réalité, ilsemble que la magie de la musique soit inexprimable par les mots, le pronom « ça » traduit cet ineffable dans lesdeux textes, celui de Simone Schwarz-Bart et celui de Giono comme en témoignent ces phrases comparables « çavous soulevait comme ça de terre [...] ça ne faisait que rentrer [...] ça vous retournait » et « ça vient sur moi, çame couvre de fleurance et de bruits et ça fond dans la nuit sur ma droite » (Giono).

L'équivalence entre le phrasémusical et le langage est impossible, la prose adopte donc son propre rythme et propose sa musique au lecteur.

Onremarque ainsi l'emploi de phrases nominales avec des énumérations (« sa petite cahute, sa flûte de bambou, sonjardin au creux d'une clairière...

»), de répétitions (« c'était Tac-Tac » et « debout »).

Les phrases sont assezlongues, coupées de pauses qui traduisent le volume sonore de la flûte.

La chute du point final est le plus souventatténuée par un « et » à l'initial de la période suivante : « Et c'est debout qu'il était.

» *** L'exotisme n'est pas toujours celui des paysages, mais aussi de la musique.

La musique noire jouit à cet égard d'unprestige particulier qu'elle soit le jazz des esclaves d'Amérique ou les mélopées des musiciens, des conteurs et desgriots.

Ce texte met en scène un personnage marginal, habité par les sons, héritier de la longue tradition du sage etdu magicien, homme de la nature, détenteur d'un autre langage.

Au-delà du pittoresque, l'auteur s'efforce detraduire la magie du son en soulignant combien la musique possède un pouvoir irrésistible, parle à tous.

La phrase. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles