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SUPERVIELLE Jules

Publié le 14/10/2018

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Certes, avec sa vie sauvage et naturelle, ses animaux et ses végétaux si caractéristiques qu’évoquent de nombreux poèmes de Gravitations, la pampa du pays natal constitue un point d’ancrage; elle alimente largement la nostalgie de Bigua (le Survivant) et de Guanamiru (l’Homme de la pampa). Espace du refuge et de l’authenticité des sensations, elle est souvent évoquée par contraste avec le monde parisien : celui-ci reste, en effet, incompréhensible et hermétique à ces hommes qui ne rêvent que de sincérité et de vérité. Il est manifeste, cependant, qu’elle existe surtout négativement, par tout ce qu’elle n’est pas; elle est le lieu privilégié d’une fuite devant le temps, devant l’histoire, devant le Désir : « Elle se défend de ressembler à ces paysages manufacturés d’Europe, saignés par les souvenirs » (« Retour à l’estancia », Débarcadères). C’est dans cet espace quasi désertique qu’à l’instar des anachorètes Bigua cherche à oublier les dangereuses tentations de la chair (son amour pour la jeune Marcelle). Cette immensité favorise le recueillement et les retrouvailles avec soi-même, très provisoirement car les anciennes hantises resurgissent avec la sensation du vide : « A mesure qu’il avance, il se sent de plus en plus dénué » {le Survivant, 1928).

 

A l’inverse, Paris semble trop peuplé, trop animé, trop polymorphe, pour être appréhendé dans sa totalité. Le monde parisien, qui ne nourrit que des sentiments artificiels, qui ne procure que d’illusoires sensations, frustre et déçoit le naïf Guanamiru : il se réfugiera dans ses rêves et ses hallucinations. Les étendues marines s’avèrent plus dangereuses encore ; « Devant la mer sous mes yeux je ne parviens à rien saisir... Trop d’océan, trop de ciel en long en large en travers... Je ne sais plus où je suis, je ne sais plus où j’en suis » (Oublieuse Mémoire). Le Moi s’est dissous dans cette vacuité et cette perpétuelle mouvance, sans parvenir à les fixer par la parole : « Elle se veut toujours informulée » (« Cette mer qui a tant de choses à dire... », Oublieuse Mémoire ). Cet espace qui ne cesse d’apparaître en creux, la tentation est grande de le peupler de fantasmes ou de mirages (cf. l’Enfant de la haute mer) qui font perdre à l’être ses repères et lui donnent la sensation vertigineuse d’exister partout en même temps, comme en témoigne la mort par éclatement de Guanamiru. Telle est au fond la grande misère de Dieu : « Tout est en moi dans sa masse importune » (« Dieu parle à l’homme », la Fable du monde ).

 

« Tu mourus de pansympathie, une maligne maladie »

 

C’est par ces vers énigmatiques que Supervielle inaugure avec humour sa propre épitaphe (« A moi-même quand je serai posthume », inédit, dans Claude Roy, Supervielle). Ce réel fugitif suscite chez le poète et ses personnages un désir démesuré, celui de vouloir « saisir » par le toucher ou le regard les objets et les gens qui sont perçus comme dispersés, éparpillés au sein d’un univers dénué de sens. L’écrivain, au reste, recourt volontiers dans ses textes les plus angoissés à des énumérations de mots sans lien sémantique apparent : « Saisir, saisir le soir la pomme et la statue » (« Saisir », le Forçat innocent). Pour donner au monde une logique et une cohérence internes, il met en œuvre un processus d’identification (la « pansympathie ») qui l’amène à fusionner avec l’objet de son désir. Les quelques scènes amoureuses que l’on peut lire dans son œuvre en témoignent : « J’entrais par tous les pores dans ma bien-aimée, je me fondais en elle, sous ses vêtements, quel délice!... J’étais devenu ce beau visage, ces bras fermes et ronds, cette gorge dont j’avais si souvent essayé de deviner les formes, ce ventre, ces cuisses admirables qui perdaient brutalement tout mystère pour moi... » (le Jeune Homme du dimanche et des autres jours). 

SUPERVIELLE Jules (1884-1960). Supervielle occupe, par la richesse et l’abondance de son œuvre, une place importante parmi les auteurs du XXe siècle. Comme René Char ou Saint-John Perse, il ne relève d’aucune « école » particulière, ne s’insère dans aucun courant littéraire dûment répertorié. Par sa diversité et son originalité, il suscite bien des interrogations, inspire bien des analyses que ne saurait épuiser le cadre d’un article de quelques pages. Aussi s’est-on limité à indiquer ici quelques directions de recherche et à reconstituer dans ses grandes lignes le cheminement qui a permis l’émergence d’une écriture.

 

De la conscience de la mort au perpétuel voyage

 

Poète, dramaturge et romancier de langue française, Jules Supervielle naît le 16 janvier 1884 à Montevideo (Uruguay), ce qui lui conférera la double nationalité. Ses parents, Jules Supervielle et Maria Munyo de Supervielle, originaires tous deux du sud-ouest de la France, ont émigré à Montevideo et y ont fondé une banque. A l’âge de huit mois, l’enfant accompagne ses parents en France où ils meurent brusquement, à Oloron-Sainte-Marie, pour avoir absorbé de l’eau empoisonnée. Supervielle, recueilli d’abord par sa grand-mère, retourne en 1886 en Uruguay avec son oncle et sa tante qui l’élèveront comme leur fils. Cette période d’heureuse insouciance, qui conjugue la sécurité de la banque familiale et les libres espaces de la pampa, est interrompue en 1893 lorsque l’enfant apprend par hasard l’identité de ses véritables parents; il gardera de cette révélation la nostalgie d’une enfance innocente et la hantise d’un passé incertain. Sa scolarité à Paris au lycée Janson-de-Sailly le déçoit profondément; il se distrait de son ennui en écrivant ses premiers poèmes (parus en 1900 sous le titre de Brumes du passé) et en attendant les vacances au pays natal. Après son baccalauréat, obtenu en 1902, il est incorporé au 46e R.I. : les nerfs éprouvés par d’épuisantes marches, il souffre d’insomnies et sera versé dans le service auxiliaire. Il hésite longuement dans le choix

Dès lors, la création passe par une régulation des facultés de la perception, qui, loin de chercher à tout embrasser, ne choisissent dans la réalité que ce qu’elle offre de significatif, afin de l’ordonner et lui ôter un caractère d’étrangeté : « Choses du monde, de grandeur différente, mais sur un seul rang, un homme vous passe en revue » (le Survivant). Et c’est à juste titre que Claude Roy souligne la parenté de Supervielle avec la pensée de Maurice Merleau-Ponty : « Le sentir est cette communication vitale avec le monde qui nous le rend présent comme lieu familier de notre vie » (Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception). Il faut enlever au fantastique son aspect terrifiant au moyen de l’humour qui suppose une lucidité dans la distance; aussi les récits de Supervielle sont-ils toujours empreints d’une certaine drôlerie qui désamorce le tragique de la situation.

 

Le créateur s’assimile à un « horloger » qui règle minutieusement la mécanique de la pensée, tout en lui conservant souplesse et précision (En songeant à un art poétique); on renoue ici avec un certain classicisme, et F on comprend que Supervielle ait partagé avec Mallarmé et Paul Valéry le goût du travail et de la discipline dans l’écriture poétique. Celle-ci vise à rendre « précieuses » (au sens étymologique du terme : « donner du prix ») les choses et les personnes qu’elle décrit, en les choisissant avec soin et en les individualisant; on note, d’ailleurs, que la langue de l’écrivain ira sans cesse vers l’épuration et qu’il fait un usage fréquent du singulier, de préférence au pluriel. La poétique vise à l’essentialité, dans un mouvement de « cristallisation de la pensée en images et en concepts qu’on voudrait originaux et frappants » (Entretiens avec Robert Mallet). Elle récuse cependant toute forme d’hermétisme et d’abstraction qui feraient obstacle à une compréhension immédiate : on est bien loin de l’« Alchimie du Verbe » de Rimbaud. Il s’agit plutôt de trouver « le mot qui sécrète la chose » (l\\'Homme de la pampa), et c’est par le pouvoir de la parole que le monde se crée.

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« et des autres jours, 1952) constituent de courts récits qui narrent, sur un mode qui confine au fantastique, les hantises de personnages à la recherche de leur personna­ lité profonde; les contes (l'Enfant de la haute mer; l'Ar­ che de Noé, 1938; Orphée et autres contes, 1946) se caractérisent par un recours grandissant au mythe et, comme nombre d'écrivains modernes, Supervielle y pré­ sente, dans un langage simple et épuré, sa vision du monde, en reprenant des récits de la mythologie grecque ou biblique.

A la lecture, l'unité thématique de l'œuvre s'avère profonde : l'aspect autobiographique et les préoccupations personnelles prédominent largement, même si elles restent sous-jacentes.

C'est pourquoi sans doute Supervielle n'a pu se reconnaître dans aucune «école», récusant modèles et influences.

Même s'il avoue son admiration pour quelques grands maîtres (Hugo, Mallarmé, Rimbaud, Lautréamont, Apollinaire, Claudel, Saint-John Perse, et surtout La Fontaine), c'est souvent pour s'en démarquer (voir, sur ce point, les entretiens radiophoniques avec Robert Mallet des 8 et 15 mai 1956).

Dès Débarcadères, les principales carac­ téristiques formelles de sa poétique sont mises en place on constate tout au plus une épuration grandissante du style ainsi que ses thèmes favoris qui seront sans cesse repris et développés tout au long d'une œuvre pro­ fondément unique, unitaire et originale.

Pour Supervielle plus que pour tout autre poète, la tâche du critique, c'est redécouvrir «le sens d'une vie qui s'organise à partir de la conscience qu'elle prend d'elle-même» (Georges Poulet).

L'angoisse existentielle Au début de son article sur Supervielle (in Études sur le temps humain, Ill), Georges Poulet note le nombre étonnamment élevé de questions qui émaillent le dis­ cours de l'écrivain; à travers les exercices de grammaire auxquels }e livre, dans l'Enfant de la haute mer, la petite fille («Etes-vous? Pensez-vous? Parlez-vous?») se témoigne un étonnement permanent devant le sentiment de l'existence des autres et de soi-même.

Sans trêve se pose à Supervielle la question de l'identité: «Qui est là? Quel est cet homme qui s'assied à votre table?» ( « Apparition», Débarcadères).

Il baigne dans la conscience de son étrangeté face au monde et à lui­ même, il est le «Hors-venu >>; les choses, les gens, son propre visage lui semblent insolites ( « Vers seize ans, j'avais peur de me regarder dans la glace» [l'Insolite et le Solite, inédit cité par Etiemble dans son Supervielle]).

Et ce phénomène engendre en lui la sensation tragique d'une solitude et d'une distance d'autant plus grandes qu'il ne peut accéder à la bienheureuse inconscience: « Ma cervelle allumée, et je ne puis l'éteindre » ( « la Nuit», dans le recueil de poèmes 1939-1945, publié en 1946).

Son rapport au réel se définit dans une dialectique d'éloignement et de rapprochement, de perte et de retrou­ vailles, de l'excessive plénitude à la totale vacuité.

Son écriture ne cessera de transcrire ce perpétuel mouvement de va-et-vient entre l'homme et ce qui l'entoure.

Car la poétique de Supervielle et cet aspect a été parfois dédaigné par la critique - se fonde sur la souffrance d'une culpabilité et l'angoisse d'un« manque à être» : «Nous n'avançons que dans nous-mêmes, l'angoisse nourrit notre histoire » ( « Arbres dans la nuit et le jour», 1939-1945).

Un entretien avec Etiemble se fait large­ ment l'écho de ce sentiment· «Le remords, le repentir, le sens de la culpabilité, si je connais ça! Parce que je ne peux pas supporter le remords, qui me tue, j'ai tout respecté, tout pris au sérieux, même le mariage » («Dieu, la critique et l'art», dans Supervielle).

De cette quête et reconquête incessantes et nécessaires -du sens de 1' existence va naître une œuvre dont 1' accent particulier a été universellement souligné.

L'anarchie de la mémoire La perception du temps se présente au poète sous les aspects d'une ambivalence assez remarquable : trop fixe ou trop mobile, tantôt il constitue un bloc compact que l'esprit cherche en vain à dissocier et à organiser, tantôt il échappe à toute saisie.

La « tyrannique mémoire de notre enfance» (Boire à la source, 1933) rappelle sans cesse l'être humain à son passé, lui restitue malgré lui des faits qu'il aimerait oublier.

«Empêtré dans la glu d'un jour passé », l'homme demeure prisonnier de tous les états successifs de son Moi dont il n'a pu se libérer: « Je ne parviens pas à me désembourber des différents âges que j'ai eus à Paris et je suis dans un même temps, un lycéen, sa serviette sous le bras, un adulte avec des vers plein les poches et un homme mûr devenu auteur dramatique.

Sorte d'ubiquité dans le temps, et peut-être un bout de drap d'éternité que j'essaie de tirer à moi, dans l'obscur de l'être».

Métamorphosé en une sorte de poupée gigogne condamnée à l'impuissance et à la paralysie, il demeure l'esclave du passé et ne sait jouir de l'événement présent, trop plein qu'il est de lui-même pour percevoir l'extérieur : «Le moment présent est un cadeau dont je n'ai pas su profiter» (la Fable du monde, poèmes, 1938).

A d'autres moments, la temporalité est perçue comme un objet friable que 1' esprit ne parvient pas à saisir.

L'« oublieuse mémoire » ne nous restitue du passé que des bribes dénuées de sens et sans aucune cohérence.

Contempler la mère morte ne suggère au poète que de nouvelles interrogations et accroît sa sensation d'avoir subi une perte irréparable.

Si le passé reste, comme Eury­ dice, caché dans l'ombre à jamais, le présent est vécu comme une perpétuelle fuite, car la mémoire ne sait pas garder la trace des expériences vécues : Pâle soleil d'oubli, lune de la mémoire, Que draines-tu au fond de tes sourdes contrées? Est-ce donc là ce peu que tu donnes à boire Ces gouttes d'eau, le vin que je te confiai? Et que vas-tu faire encore de ce beau jour d'été Toi qui changes tout quand tu ne l'as pas gâté? (Oublieuse Mémoire) Coïncider avec le réel dans le présent s'avère impossi­ ble, aussi Supervielle remet-il à plus tard le moment de la prise de conscience et de la compréhension d'un monde énigmatique: «Au lieu d'accepter le moment présent pour ce qu'il est, la pensée ne le considère que comme une version provisoire à laquelle anticipativement elle apporte déjà additions et retouches » (Georges Poulet).

Le moment à venir devient souvent l'objet d'une interrogation anxieuse : «Homme égaré dans les siècles, trouveras-tu jamais un contemporain?»(« Solitude», les Amis inconnus) ou d'un désir avide, traité d'une manière sadomasochiste: «Ah s'il avait su poignarder l'avenir pour voir ce qu'il avait dans le ventre!» s'exclame l'« Homme de la pampa» qui entretient d'ailleurs avec son volcan, nommé Futur, un curieux rapport d'amour et de haine entremêlés.

u Le cruel don de l'ubiquité n La problématique de l'espace tend à s'articuler chez Supervielle sur un mode parallèle à celle du temps, avec une ambiguïté similaire : trop vide ou trop plein, il le submerge, le fascine ou l'angoisse.

Ce voyageur, qui passa son existence dans une oscillation perpétuelle entre la France et l'Amérique du Sud, est l'homme des grands espaces : l'Océan, la pampa uruguayenne et Paris, la cité protéiforme, l'attirent et le repoussent tour à tour.. »

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