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TÉLÉVISION ET LITTÉRATURE

Publié le 15/10/2018

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TÉLÉVISION ET LITTÉRATURE. Il en va des relations entre la télévision et la littérature comme des relations entre les gens : il y entre une part — très faible — de connivence, de collaboration, de sympathie active; une autre part — également faible, mais amplifiée par la passion — de concurrence, d'hostilité, de méfiance, voire de haine; une part enfin — majeure — d'indifférence. à l’intérieur de laquelle les deux protagonistes se croisent, se rencontrent, échangent quelques banalités d’usage et poursuivent tranquillement leur chemin, chacun dans l’ignorance de ce que fait l’autre.
 
Ces trois cas de figure se mettent en scène selon trois axes : celui de la création, celui de la médiation, enfin celui de la consommation.
La collaboration esthétique
La machine télévision n’a guère donné à des écrivains l’occasion de créer une œuvre. La plupart des rares tentatives en ce sens — la plus célèbre dans le fiasco restant celle de la commande faite à Jean-Paul Sartre d’une série sur les années 1930-1960 — n’ont pas atteint le stade de la réalisation. Il faut certainement s’interroger sur cette impuissance, qu’elle provienne de la télévision ou de l’incapacité des écrivains à maîtriser un mode d’expression nouveau. Mais cette incapacité peut aussi masquer une sorte de réflexe de défense de la civilisation de l’écrit devant celle de l’image : alors que, avec retard, les écrivains ont peu à peu collaboré avec le cinéma et avec la radio, ils sont restés en retrait de la création télévisée. Peut-être faut-il voir là une forme d'inadaptation de créateurs habitués à travailler pour un « lectorat » de quelques milliers de personnes et confrontés à un public immédiat de plusieurs millions de téléspectateurs.
 
Mais il faut aussi s’interroger sur le phénomène inverse : la quasi-inexistence de grands « romans » télévisés qui ne soient pas inspirés par des œuvres littéraires préexistantes. Alors que le cinéma, de Renoir à Resnais et de Godard à Truffaut, compte des centaines d’œuvres romanesques originales, on ne peut guère relever à la télévision que le Zola de Stellio Lorenzi et Armand Lanoux et quelques films de Jean Lhotc pour marquer le roman télévisé, les autres moments importants étant dus à des cinéastes : la Prise du pouvoir par Louis XIV de Rossellini, Mouchette de Bresson, Histoire immortelle d’Orson Welles, Valmy d’Abel Gance ou l’Hypothèse du tableau volé de Raoul Ruiz.
Depuis ses débuts, et comme pour se justifier, la télévision s’est voulue un instrument de diffusion de la culture. Avec une certaine naïveté — que partageaient la plupart des créateurs au moment où elle a atteint un vaste public —, elle s’est présentée comme le moyen privilégié de démocratisation de la haute culture — et en tout premier lieu de la littérature. Cette entreprise de vulgarisation — au sens noble — s'est faite sous deux formes : les « dramatiques » et les émissions littéraires.
 
En ce qui concerne les «dramatiques », il n’est pas contestable que les meilleures d’entre elles ont rapproché du public des œuvres, souvent classiques, que le système scolaire avait involontairement placées dans un territoire interdit au plus grand nombre.
 
Le travail de Marcel Bluwal sur le Dom Juan de Molière, sur le Jeu de l'amour et du hasard de Marivaux, celui de Jean-Christophe Averty sur Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll ou sur Ubu roi d’Alfred Jarry, celui encore de Serge Moati sur le Pain noir de Georges Emmanuel Clancier, de Charles Brabant sur les Liaisons dangereuses de Laclos ou sur la Sorcière de Michelet, celui de Pierre Cardinal sur les Dialogues des Carmélites de Bernanos — pour ne citer que quelques réalisations exemplaires — ont sans nul doute contribué à désenclaver des œuvres réputées difficiles ou élitistes, sans pour autant gommer ce qui en faisait le caractère, le trouble ou le mystère.
 
D'une manière plus générale, le trésor littéraire a été pillé, jusqu’aux plus humbles de ses piécettes, par des réalisateurs de télévision assurés d’y trouver au moins les éléments d'un scénario solide, à l’efficacité attestée par quelques dizaines ou quelques centaines d’années de gloire littéraire. Au hit-parade de ces collaborateurs involontaires du petit écran. Balzac se détache nettement en tête du peloton, pour des raisons que nous évoquerons un peu plus loin. Mais l’on n’entend plus parler du grand projet qui avait été annoncé au début des années 80 : filmer l’œuvre complète de Molière, comme la B.B.C. l’avait fait pour l’intégralité des drames et des comédies shakespeariens.
 
Les émissions littéraires appartiennent, elles, plus à l'information des lecteurs qu’à la création proprement dite : il s’agit moins d’y parler des œuvres ou des auteurs que des livres. Encore faut-il nuancer. Entre Lectures pour tous de Pierre Dumayot et Pierre Desgraupes et Apostrophes de Bernard Pivot, créée en 1975 et qui a pris fin en 1990, il y a non seulement dix années (1964-1974) d’évolution de la télévision, mais aussi le glissement d’une littérature d’écrivain à une littérature d’auteur. Dans le premier cas, ce qui comptait dans l’interview, c’était une rhétorique de l’incertitude, du silence, de la ré création : Dumayet ne cherchait pas à embarrasser l’écrivain avec qui il parlait, mais à l’interroger sur des moments imprévus de son œuvre afin qu’il ne puisse pas répondre par des formules toutes faites, qu’il soit contraint de s’interroger lui-même. L'émission de Pivot, ne serait-ce que parce qu’elle rassemblait cinq ou six personnes, était au contraire montée comme une dramatique dans laquelle chacun jouait un rôle, vis-à-vis des autres participants et vis-à-vis des téléspectateurs, l’efficacité se mesurant au pouvoir de séduction que l’auteur avait pu exercer au cours de son temps de parole (cf. B. Brasey, l’Effet Pivot, 1987).
 
Toutes les autres émissions littéraires — Italiques de Marc Gilbert, Post-scriptum de Michel Polac, Bibliothèque de poche de Jean Ferniot, la Rage de lire de George Suffert, Ex-libris de Patrick Poivre d'Arvor, Caractères ou Jamais sans mon livre de Bernard Rapp, se sont inspirées, à des degrés divers, de la formule Dumayet ou de la formule Pivot, de la confession personnalisée ou

« débat dramatisé, le second les chiffres d'écoute le prouvent - correspondant mieux aux goûts spontanés du public : l'écrivain-spectacle.

Mais Pierre Dumayet a également inventé une autre forme d'émission littéraire, une approche différente des œuvres avec Lire, c'est vivre dont il a réalisé le premier volet en 1966 avec Madame Bovary.

Il ne s'agit plus ici d'interroger une œuvre, mais de la redécouvrir à travers les lectures qui en sont faites, non par des critiques pro­ fessionnels ou par des universitaires, mais par une pay­ sanne normande en ce qui concerne Bovary, par une garde-barrière pour la Bête humaine, par une adolescente pour « le Bateau ivre » de Rimbaud.

Un dialogue spon­ tané, intuitif, un échange entre la vie des mots et la vie quotidienne, d'où jaillit, souvent, une vérité nouvelle de l'œuvre.

La consommation étendue L'adaptation d'une œuvre littéraire à la télévision, le passage d'un auteur dans une émission ont porté l'infor­ mation et la publicité littéraires à un développement qu'ils n'avaient jamais connu.

La prestation d'un écri­ vain sur le plateau de Bernard Pivot se traduit en moyenne par une augmentation de 20 p.

100 des ventes de son livre.

Un romancier comme Bernard Clavel doit une large part de son succès populaire à l'adaptation télévisée d'un de ses livres, l'Espagnol (1959), dont il n'avait vendu que quelques centaines d'exemplaires.

Et les «dramatiques» inspirées de Balzac, Maurice Druon ou Jean d'Ormesson ont incité des lecteurs à acheter le Père Goriot, les Rois maudits ou Au plaisir de Dieu.

Jamais lecteurs potentiels n'ont été autant, aussi vite et aussi largement informés sur la vie littéraire que depuis l'avènement de la télévision.

Et jamais ils n'ont paru aussi intéressés à l'activité éditoriale que depuis Apos­ trophes, qui rivalisait en taux d'écoute (de 12 à 15 p.

100) avec les plus populaires émissions de variétés.

La banalisation esthétique L'envers de cette désacralisation - sans doute néces­ saire de la littérature, c'est la banalisation de l'activité créatrice des écrivains.

A force d'être sans cesse transposé en images, l'écrit court sans cesse le risque d'être happé par elles.

Sans même parler de la littérature­ de-télévision de ces livres qui ne sont plus que des scripts à peine développés (Orient-Express de Pierre­ Jean Rémy par exemple)-, on dénote dans de nombreux romans contemporains le souci des auteurs de séduire d'éventuels adaptateurs et de leur mâcher la besogne, aux dépens du travail d'écriture.

Par certains aspects, le retour du romanesque que l'on observe depuis quelques années pourrait bien être une concession de l'écrit à l'image.

La banalisation médiatique Sur le plateau de Bernard Pivot dont la nouvelle émission, créée en 1991, Bouillon de culture, s'ouvre non seulement à l'actualité du livre, mais aussi à celle du théâtre et du cinéma-, ce qui compte, c'est moins la valeur littéraire d'un ouvrage, ou son originalité que la bonne ou la mauvaise manière qu'a son auteur de le présenter au public.

Les écrivains d'essais auront donc plutôt l'avantage, dans le débat-spectacle, sur les roman­ ciers, les romanciers « à histoires » sur les romanciers stylistes, et les romanciers stylistes sur les poètes.

Et l'on comprend mieux alors que certains parmi les plus grands écrivains de notre époque aient toujours obstiné­ ment refusé de paraître à la télévision : Maurice Blan­ chot, Samuel Beckett, René Char, Henri Michaux, Michel Leiris ou Julien Gracq, qui tous considèrent que l'œuvre littéraire naît d'une relation à la fois physique et spirituelle entre un auteur et un lecteur, relation qui ne peut être qu'étrangère, voire opposée à la médiation télé­ visée.

La littérature comme art autonome s'est lentement détachée, au cours des siècles, de la culture orale; elle ne peut aujourd'hui qu'éprouver un certain effroi à se voir soumise, dans la recherche d'un public, aux normes d'une culture audio-visuelle naissante.

Ce qui est vrai pour les normes l'est aussi pour les valeurs : si excessif qu'il puisse être parfois, l'essai de Régis Debray le Pouvoir intellectuel en France (1979) a mis 1' accent sur le danger de régression culturelle qui menace toute civilisation dominée par la télévision : le remplacement des valeurs créatives, nouvelles- et donc forcément d'audience initialement restreinte par des valeurs médianes, moyennes, médiocres dans lesquelles le médiateur prend peu à peu la place du créateur.

La banalisation de la lecture La toute-puissance de la télévision comme moyen de communication de masse rejaillit évidemment sur la consommation littéraire.

Pour des questions de temps, d'abord.

Les loisirs passés devant la télévision sont, pour une large part, pris sur le temps qui pourrait être consacré à la lecture.

D'après des sondages récents, 5 p.

100 des personnes interrogées déclarent lire davantage depuis qu'elles regardent la télévision, 51 p.

100 moins, 43 p.

100 autant.

Encore convient-il de mesurer l'« effet télévision » sur ce qu'on lit.

On constatera un écrêtement aux deux extrémités de la consommation littéraire.

En « bas », une diminution sensible de la « littérature du cœur», concurrencée par les feuilletons et les séries télé­ visées.

En «haut», un tassement de la littérature dite de création ou d'expérimentation.

En revanche, quelques livres d'essais, historiques, scientifiques, voire philoso­ phiques, qui ont bénéficié d'un bon « lancement» télé­ visé peuvent atteindre des publics d'acheteurs, sinon de lecteurs, que leurs auteurs n'auraient jamais rêvé de tou­ cher auparavant (l'Homme neuronal de Jean-Pierre Changeux, 1983; Montaillou, village occitan d'Emma­ nuel Le Roy Ladurie, 1975; l'Empire éclaté d'Hélène Carrère d'Encausse, 1978; l'Homme de paroles, de Claude Hagège, 1985 ...

).

Deux créations qui s'ignorent La télévision vit, pour une bonne part, de la littérature qui l'a précédée; le monde des « lettrés » vit, dans l'en­ semble, avec la crainte du pouvoir destructeur de la télé­ vision; mais, en fait, il s'agit de deux sphères qui, large­ ment, s'ignorent.

De son côté, la télévision n'a jamais fait beaucoup d'efforts - infiniment moins que le cinéma pour adapter ses techniques aux subtilités de la création littéraire.

Si elle adapte Balzac, Maupassant ou Zola (ou Druon ou d'Ormesson) de préférence à Céline, à Proust, à Gide ou à Queneau, c'est qn'elle en est restée, au niveau de la technique narrative, au roman tel qu'on l'écrivait à la fin du xrxe siècle.

Au-delà, les prouesses électroniques restent inopérantes, c'est-à-dire qu'elles sont reçues comme « expérimentales » et ne touchent plus qu'un public très restreint -celui qui a, depuis longtemps, « digéré » Céline, Proust, Gide et Queneau.

Balzac à la télévision, ce n'est en aucune manière le Balzac du livre : c'est un scénario tiré de Balzac [voir ADAPTATION].

A l'inverse, l'écriture télévisuelle n'a guère eu d'im­ pact sur les écrivains importants de notre époque.

Infini­ ment moins, pour l'instant, que le cinéma.

Il semble y avoir à cela une raison simple : ce qui fait la nouveauté. »

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