Zola : Germinal - Sixième partie, chapitre IV
Publié le 17/01/2022
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Durant la grève des mineurs, Étienne vient d'assister impuissant, au meurtre d'un soldat par Jeanlin, le jeune fils de ses logeurs. Jeanlin se ramassa, se traîna sur les mains, avec le renflement félin de sa maigre échine ; et ses larges oreilles, ses yeux verts, ses mâchoires saillantes, frémissaient et flambaient, dans la secousse de son mauvais coup. — Nom de Dieu! pourquoi as-tu fait ça? —Je ne sais pas, j'en avais envie. Il se buta à cette réponse. Depuis trois jours, il en avait envie. Ca le tourmentait, la tête lui en faisait mal, là, derrière les oreilles, tellement il y pensait. Est-ce qu'on avait à se gêner, avec ces cochons de soldats qui embêtaient les charbonniers chez eux? Des discours violents dans la forêt, des cris de dévastation et de mort hurlés au travers des fosses, cinq ou six mots lui étaient restés, qu'il répétait en gamin jouant à la révolution. Et il n'en savait pas davantage, personne ne l'avait poussé, ça lui était venu tout seul, comme lui venait l'envie de voler des oignons dans un champ. Étienne, épouvanté de cette végétation sourde du crime au fond de ce crâne d'enfant, le chassa encore, d'un coup de pied, ainsi qu'une bête inconsciente. Il tremblait que le poste du Voreux n'eût entendu le cri étouffé de la sentinelle, il jetait un regard vers la fosse, chaque fois que la lune se découvrait. Mais rien n'avait bougé, et il se pencha, il tâta les mains peu à peu glacées, il écouta le coeur, arrêté sous la capote. On ne voyait, du couteau, que le manche d'os, où la devise galante, ce mot simple : «Amour«, était gravée en lettres noires. Ses yeux allèrent de la gorge au visage. Brusquement, il reconnut le petit soldat: c'était Jules, la recrue, avec qui il avait causé, un matin. Et une grande pitié le saisit, en face de cette douce figure blonde, criblée de taches de rousseur. Les yeux bleus, largement ouverts, regardaient le ciel, de ce regard fixe dont il lui avait vu chercher à l'horizon le pays natal. Où se trouvait-il, ce Plogoff, qui lui apparaissait dans un éblouissement du soleil ? Là-bas, là-bas. La mer hurlait au loin, par cette nuit d'ouragan. Ce vent qui passait si haut, avait peut-être soufflé sur la lande. Deux femmes étaient debout, la mère, la soeur, tenant leurs coiffes emportées, regardant, elles aussi, comme si elles avaient pu voir ce que faisait à cette heure le petit, au-delà des lieues qui les séparaient. Elles l'attendraient toujours, maintenant. Quelle abominable chose, de se tuer entre pauvres diables, pour les riches !
Dans la première partie du texte, Étienne cherche à comprendre l'acte de Jeanlin. Son dialogue avec l'enfant montre que celui-ci a commis son acte de façon instinctive, mû par une violence profondément ancrée en lui.

«
vue de militant: Jules n'est plus la sentinelle au service des autorités, mais l'enfant que deux femmes attendent.
L'enfance irresponsable.
Le discours de Jeanlin manifeste à quel point le garçon ne perçoit pas la portée réelle de son acte.
Le paragraphe au discours indirect libre, notamment, met en scène une parole naïve dont il reproduit lesmaladresses (« là, derrière les oreilles»), les familiarités (« ces cochons de soldats») et les expressions mal comprises (« qui embêtaient les charbonniers chez eux» renvoie à l'expression « charbonnier est maître chez soi », mais Jeanlin l'utilise au premier degré, comme s'il confondait les mineurs et les charbonniers).
L'expression « gamin jouant à la révolution» souligne aussi ce décalage entre la parole et la conscience de l'enfant et son acte d'adulte. L'enfant est incapable de comprendre la gravité d'un acte qu'il finit par comparer à une peccadille (« voler des oignons dans un champ»).
L'enfance sacrifiée.
Par contraste, tout, dans la description de la sentinelle évoque l'innocence traditionnelle de l'enfance: le portrait du soldat, par sa douceur et ses yeux bleus, est l'exact opposé du portrait de Jeanlin en animalsauvage.
En effet, dès qu'Étienne s'approche du cadavre et qu'il le reconnaît, sa «pitié» tend à lui rendre une humanité d'abord enlevée par la mort: alors celui-ci devient « le petit soldat», expression qui évoque davantage un jouet qu'un guerrier, ou encore « la recrue», terme qui souligne sa nouveauté dans le métier, tandis que le souvenir de sa conversation avec Étienne rappelle qu'il a été vivant, et que son prénom lui redonne une identité.
À la fin dutexte, la victime ayant gagné en épaisseur humaine (il redevient un enfant, avec l'évocation de la mère et de lasoeur), le meurtre apparaît moins comme un acte politique que comme un sacrifice absurde.
Si bien que, dans ladernière phrase du texte, la voix ou la pensée d'Étienne jaillit, en style indirect libre, pour dire le scandale d'uneviolence qui retombe toujours sur les faibles.
(CONCLUSION)
Ce passage est caractéristique de la façon dont Zola suggère comment les actes de ses personnages sont motivéspar des forces plus fortes que la volonté ou le sentiment.
Ce sont la promiscuité où vit la famille de Jeanlin, l'alcoolbu par les générations précédentes, la misère dont souffrent ses parents et l'absence totale d'éducation qui ont faitde Jeanlin, ainsi qu'il apparaît durant tout le roman, un enfant sauvage guidé par ses instincts, traversé de pulsionsqui relèvent de la pathologie.
Conformément au projet d'ensemble des Rougon-Macquart, le texte accomplit donc un double dessein : il illustre les théories en vogue sur le conditionnement du comportement humain par la biologie et l'hérédité, et il soulignel'injustice sociale qui conduit un enfant à en tuer un autre..
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