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Les mécomptes de l'eau

Publié le 22/02/2012

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12 octobre 1994 - L'incarcération d'Alain Carignon comme l'audition, trois jours durant, par un juge de la Réunion, de Guy Dejouany, PDG de la Compagnie générale des eaux, l'un des patrons les plus puissants de France , jette une lumière crue , déformée peut-être , sur le marché de l'eau. Tous les ennuis du maire de Grenoble viennent de l'attribution en 1989, de ce marché à une filiale de la Lyonnaise des eaux, après qu'une autre filiale du groupe eut renflouée une entreprise de presse, Dauphiné News, qui avait fait campagne pour sa réélection . Tous les déboires de Guy Dejouany sont nés de la signature d'un contrat d'affermage liant son groupe à la municipalité de Saint-Denis-de-la-Réunion jusqu'en 2010. Longtemps , pourtant , le marché français de l'eau a fait figure de modèle. Depuis plus d'un siècle, en effet, possibilité est donnée aux collectivités locales, soit de gérer en direct leur service des eaux (c'est la régie), soit de le confier à une compagnie privée spécialisée. Ce mode de " gestion déléguée " offre encore le choix entre l'affermage ou la concession. Avec l'affermage, la collectivité réalise et finance l'investissement, mais en délègue la gestion à une société rémunérée à cet effet avec la concession, c'est l'entreprise privée, cette fois, qui construit les ouvrages et les exploite, avant de se rembourser sur le prix de l'eau. Souple, efficace, ce système a donné naissance aux deux premières compagnies mondiales du secteur, la Générale et la Lyonnaise des eaux, suivies à quelque distance par le géant du BTP, Bouygues, avec la SAUR, et, cela se sait moins, par Saint-Gobain, avec la CISE. Aujourd'hui, ces quatre grands groupes privés s'adjugent 75 % du marché de la distribution de l'eau potable en France, et plus de 35 % de celui de l'assainissement. Quant au mode de " gestion déléguée ", il s'étend, d'année en année, à la collecte des ordures ménagères, au traitement des déchets, au chauffage urbain, au transport scolaire ou, encore, à la gestion de parcs de loisirs. Une omniprésence et une omnipotence qui inquiètent. " Dans l'eau, la concentration n'a cessé de croître ces dix dernières années ", déplore Christian Babusiaux, patron de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), en rappelant le rachat de la Société de distribution des eaux intercommunales (SDEI) par la Lyonnaise, et les intérêts croisés de la Générale et de Saint-Gobain. L'inquiétude n'est pas nouvelle puisque, dans son rapport général des années 1982-1984, le Comité central d'enquête sur le coût et le rendement des services publics insistait déjà sur " le poids des sociétés de distribution ", les deux premières entreprises du secteur représentant, alors, " 75 % du chiffre d'affaires de la profession et 44 % de la population desservie en France ". " Avantages indus de trésorerie " Quant à la gestion proprement dite de ces compagnies privées, c'est un peu - si l'on en croit la Cour des comptes - l'histoire du... borgne au royaume des aveugles ! Dans son rapport de 1989, le dernier à traiter le sujet, la Cour éreinte, en effet, les défaillances des régies municipales de certaines collectivités locales, rurales le plus souvent, à la " gestion financière peu rigoureuse " et à l'application très partielle " du principe de la vérité des coûts et des prix ". Elle dénonce, pêle-mêle, la sous-évaluation des charges, l'absence d'amortissement, l'insuffisance des recettes et, pour finir, " le recours trop systématique aux subventions d'exploitation ". Au point d'affirmer que " du point de vue de l'intérêt général, l'intervention des entreprises privées n'est pas dénuée de justifications ", notamment par leur capacité à maîtriser les évolutions techniques... Ce qui n'empêche pas, aussitôt dit, la Cour des comptes de dresser une liste impitoyable des " risques " de la gestion déléguée. Il y a, d'abord, la durée excessive des contrats d'affermage que des textes, au début des années 80, ont voulu ramener à douze ans, sans possibilité de reconduction automatique. En réalité, par un simple jeu de remise à jour, " des contrats initialement conclus pour 20, voire 30 ans, se sont trouvés prolongés jusqu'à 30 ou 40 ans ". Il y a, ensuite, ces travaux que les compagnies " fermières " trouvent trop coûteux et s'efforcent de faire financer par la collectivité, quant elles ne s'arrangent pas pour les faire réaliser par leurs propres filiales de BTP. Il y a, encore, ces " avantages indus de trésorerie " que s'octroient les compagnies fermières, en reversant tardivement aux collectivités locales les produits de la TVA ou des surtaxes qu'elles ont, au préalable, collectées. Il y a, enfin, ces disparités du prix de l'eau - toujours fixé localement - que la Cour des comptes estime, parfois, " peu justifiées ". C'est notamment le cas, lorsque " les frais généraux ou de siège présentés par les sociétés privées constituent (...) un facteur excessif d'élévation des prix ". Autrement dit, la Cour reproche à certaines sociétés locales, filiales de grands groupes, de vivre sur un trop grand pied. La litanie des contentieux Le réquisitoire dressé par la chambre des comptes de la région Centre, au début des années 90, sur les conditions dans lesquelles s'est effectuée la concession du service de l'eau de la ville d'Orléans, est à cet égard éclairant. A la gestion initiale défaillante de la régie municipale, sont venus, en effet, s'ajouter le caractère " superficiel " d'un premier audit réalisé par le cabinet Merlin, un appel d'offres jugé incomplet, une mauvaise maîtrise par la ville des aspects financiers du contrat lorsqu'elle signe, en 1986, avec la Lyonnaise des eaux. Et la chambre régionale des comptes de conclure : " La Ville d'Orléans semble avoir concentré toute son attention sur la réalisation de travaux jugés indispensables, sans accorder la même attention soutenue aux autres éléments du contrat ". Qu'ajouter ? A ces dysfonctionnements s'ajoutent encore les " ententes " régulièrement dénoncées par le Conseil de la concurrence, épinglant, tour à tour, les entreprises de pose de canalisations (en 1969), les pratiques anticoncurrentielles sur le marché des compteurs d'eau (1979), de l'assainissement en région parisienne (1980). En 1987, le Conseil enjoignait à la Générale et à la Lyonnaise des eaux, après leur avoir infligé quelques millions de francs d'amendes, " de s'abstenir de toute pratique ayant pour objet ou pouvant avoir pour effet de fausser le jeu de la concurrence sur les marchés d'exploitation et de construction des stations d'épuration ". Et tout indique qu'en dehors même des affaires de corruption les plus spectaculaires, la litanie des contentieux est loin d'être finie. Loi Sapin oblige, les textes les plus récents sont aussi les plus stricts. Les marchés publics, par exemple, ne peuvent plus être conclus de gré à gré qu'après justification de la procédure. Les concessions doivent faire l'objet d'une publicité préalable et ne peuvent pas être attribuées moins de quinze jours après. " Délit de favoritisme " " La loi Sapin a définitivement interdit toute reconduction tacite des contrats d'eau, explique Christian Babusiaux à la DGCCRF. Cette pratique était à la fois peu concurrentielle et une occasion de corruption pour un responsable décidant seul d'un enjeu considérable. " La DGCCRF qui n'intervient pas au stade de la corruption - laissé à la justice - mais à celui du " délit de favoritisme ", a multiplié les rapports à la Mission interministérielle d'enquête sur les marchés, récemment mise en place pour compléter les dossiers et saisir le juge. Aucune affaire n'a pour l'instant débouché au pénal. Mais ce n'est, semble-t-il, qu'une affaire de temps. Quant aux chambres régionales des comptes, elles viennent de lancer une enquête coordonnée sur la gestion de l'eau. " Une enquête très large, précise Michel Raséra, président de la chambre des comptes d'Auvergne, chargé de la mettre en place, qui balaiera l'ensemble du spectre, de la régie à la délégation, de la gestion intercommunale aux prix de l'eau ". Jamais, les compagnies d'eau n'ont été au coeur d'une telle tourmente. Jamais elles n'ont été autant tenues en suspicion. Leur puissance, leur poids économique démesuré face à leurs interlocuteurs - les collectivités locales - y est, sans doute, pour beaucoup. Que pèsent ces dernières face à une Générale, forte d'un chiffre d'affaires de 147,6 milliards de francs et de 204 000 collaborateurs ? Face à une Lyonnaise des eaux aux 93,6 milliards d'activité et ses 120 000 salariés ? Face à des compagnies aux ramifications couvrant, désormais, l'ensemble des services aux collectivités, de l'eau à la chaleur, de la propreté aux services funéraires, de la télévision par câble au bâtiment et aux routes, multipliant les occasions de mélanger, de " confondre " les dossiers ? Et capables de jouer ce " donnant-donnant " dont Alain Carignon et la SDEI, filiale de la Lyonnaise, sont, pour l'heure, les victimes les plus spectaculaires. En attendant d'autres rebondissements. PIERRE-ANGEL GAY Le Monde du 14 octobre 1994

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