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VOLTAIRE: Histoire de Charles XII - Un jugement sur Charles XII (Livre VIII)

Publié le 01/04/2011

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Ainsi périt, à l'âge de trente-six ans et demi, Charles XII, roi de Suède, après avoir éprouvé ce que la prospérité a de plus grand et ce que l'adversité a de plus cruel, sans avoir été amolli par l'une ni ébranlé un moment par l'autre. Presque toutes ses actions, jusqu'à celles de sa vie privée et unie, ont été bien loin au delà du vraisemblable. C'est peut-être le seul de tous les hommes, et jusqu'ici le seul de tous les rois, qui ait vécu sans faiblesse; il a porté toutes les vertus des héros à un excès où elles sont aussi dangereuses que les vices opposés. Sa fermeté, devenue opiniâtreté, fit ses malheurs dans l'Ukraine, et le retint cinq ans en Turquie; sa libéralité, dégénérant en profusion, a ruiné la Suède; son courage, poussé jusqu'à la témérité, a causé sa  mort; sa justice a été quelquefois jusqu'à la cruauté, et, dans les dernières années, le maintien de son autorité approchait de la tyrannie. Ses grandes qualités, dont une seule eût pu immortaliser un autre prince, ont fait le malheur de son pays. Il n'attaqua jamais personne, mais il ne fut pas aussi prudent qu'implacable dans ses vengeances. Il a été le premier qui ait eu l'ambition d'être conquérant sans avoir l'envie d'agrandir ses États : il voulait gagner des empires pour les donner. Sa passion pour la gloire, pour la guerre et pour la vengeance, l'empêcha d'être bon politique, qualité sans laquelle on n'a jamais vu de conquérant. Avant la bataille et après la victoire, il n'avait que de la modestie ; après la défaite, que de la fermeté : dur pour les autres comme pour lui-même, comptant pour rien la peine et la vie de ses sujets, aussi bien que la sienne; homme unique plutôt que grand homme, admirable plutôt qu'à imiter. Sa vie doit apprendre aux rois combien un gouvernement pacifique et heureux est au-dessus de tant de gloire.

COMMENTAIRE : Faisant suite au récit de la mort du roi de Suède, tué1 au siège de Fréderickshall le n décembre 1718, cette page est tirée du huitième et dernier livre de Y Histoire de Charles XII que Voltaire publia à Rouen en 1731. L'ouvrage qui parut d'abord clandestinement, parce qu'on craignait que le roi de Pologne, Auguste II, ne s'offensât de certains passages, n'en connut que plus de succès; mais ce succès était dû aussi à la valeur propre du livre. Ce court extrait permet de comprendre ce qu'a voulu faire Voltaire et comment il l'a fait.

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« historique, Voltaire indique quelles ont été les sources de sa documentation quand il entreprit de retracer l'Histoirede Charles XII, et il ajoute : Que suis-je en tout cela? Je ne suis qu'un peintre qui cherche à représenter d'unpinceau faible, mais vrai, les hommes tels qu'ils ont été.

Tout m'est indifférent de Charles XII et de Pierre le Grand,excepté le bien que le dernier a pu faire aux hommes.

C'était proclamer qu'il avait essayé d'être impartial. Son esprit d'équité On peut supposer qu'il y a réussi, quand on voit avec quel esprit d'équité il a voulu juger son héros à sa justevaleur, opposant ses qualités et ses défauts et reconnaissant que, malgré sa générosité, sa folie des conquêtes atout de même eu pour résultat de ruiner la Suède et de faire le malheur de son pays. Sa sympathie Mais on peut douter que Charles XII lui ait été, comme il le dit, complètement indifférent.

Il semble, au contraire,avoir eu pour son héros une sympathie qu'il ne cherche même pas à dissimuler, surtout quand il nous parle de sondésintéressement (il voulait gagner des empires pour les donner), de sa modestie après la victoire, de sa fermetéaprès la défaite.

On n'a peut-être pas assez remarqué que Voltaire avait, en écrivant ces lignes, exactement lemême âge que Charles XII au moment de sa mort, et que cette circonstance pouvait expliquer la flammed'enthousiasme juvénile qui anime le récit : il écrivait le 30 janvier 1731 à Cideville que l'Histoire de Charles XII étaitson ouvrage favori et qu'il se sentait pour lui des entrailles de père. Le philosophe En second lieu, Voltaire est si loin de disparaître de son œuvre qu'il laisse souvent apparaître, en écrivant, quelques-unes des idées qui lui sont ou lui seront les plus chères.

Ennemi de tous les abus et de tout despotisme, il déclare,en le regrettant, que Charles XII a poussé la justice jusqu'à la cruauté et que dans les dernières années, le maintiende son autorité approchait de la tyrannie.

Ce n'est plus ici l'historien qui parle, mais le philosophe.

De même, il auraplus d'une fois l'occasion de développer la dernière phrase du texte, notamment dans son article Guerre duDictionnaire Philosophique car, comme tous les philosophes de son temps, il a toujours protesté contre les guerresde conquête, dont finalement le poids retombe toujours sur le peuple.

Le plus grand enseignement du livre estd'avoir opposé Pierre le Grand à Charles XII; la puissance de la Russie a crû au fur et à mesure que celle de la Suèdedéclinait, parce que le czar a su être ce que Charles XII n'avait pas été : un législateur et un réformateur éclairé quifit tant de bien à ses sujets qu'on peut presque lui pardonner sa cruauté et sa barbarie. Le désir d'impartialité Ainsi, dans ce modèle d'histoire narrative que reste malgré tout, par la précision et la vie, l'Histoire de Charles XII,se font jour, plus ou moins directement, des arrière-pensées ou des préférences personnelles et des préoccupationsde philosophe et de moraliste.

Mais les unes et les autres sont relativement discrètes et n'ont pas encore pris cecaractère de parti pris ou même de mauvaise foi qui entacheront surtout les ouvrages postérieurs de Voltaire,comme l'Essai sur les mœurs, et leur enlèveront cette objectivité qu'on est en droit d'attendre d'un historien, ausens moderne du mot.

On peut même dire, dans le cas tout particulier de Charles XII, que l'admiration 105 deVoltaire pour son héros et ses idées personnelles sur l'art de gouverner les peuples semblent, pour ainsi dire, « secompenser » mutuellement, puisque l'esprit philosophique empêche l'admiration de tourner à l'apologie etqu'inversement la sympathie de l'auteur pour son personnage le retient toujours sur la voie trop facile dudénigrement. Ce que Voltaire n'a pas compris En revanche, on peut penser — et c'est déjà là un aspect ou une conséquence de l'esprit voltairien — que l'historienn'a pas dit de Charles XII tout ce qu'il aurait pu en dire.

André Bellessort, dans son Essai sur Voltaire, a remarquéque celui-ci n'avait pas compris l'énigme qu'était l'âme de Charles XII.

«Il ne semble pas avoir soupçonné, dans lehéros de cette ardente et sèche épopée, l'homme qui s'est attribué une mission providentielle, le fanatique chevalierde la justice divine ».

Voltaire n'ignorait certainement pas ce que la conduite et l'attitude du roi de Suède pouvaientavoir de mystique et de mystérieux.

Non seulement il a rappelé au livre II le changement extraordinaire qui s'étaitopéré en lui à partir du moment où, devenu roi, Charles XII avait modifié son genre de vie et renoncé à ses goûts,mais encore il écrivait à Farmont le 13 février 1735 : Si Charles XII n'avait été excessivement grand, malheureux etfou, je me serais bien donné de garde de parler de lui.

Mais il est remarquable de noter que, dans le passage àcommenter, il se contente d'écrire : Il a porté toutes les vertus des héros à un excès où elles sont aussidangereuses que les vices opposés, sans même chercher à expliquer la cause de cet excès.

C'est là qu'est l'omissionet elle est grave pour un historien, car, si elle est volontaire, on peut reprocher à Voltaire d'avoir omis sciemmentl'aspect le plus extraordinaire de son personnage et, si elle est involontaire, de ne pas l'avoir compris ou de ne pas yavoir attaché assez d'importance, ce qui est au moins aussi grave.

Dans un cas comme dans l'autre, c'est unefaiblesse et on doit la regretter. IV.

— L'art de Voltaire Menée avec un art incomparable, cette page présente des qualités d'unité, de sobriété et de précision qu'onretrouve dans tout l'ouvrage, mais qui sont particulièrement affirmées dans ce passage.. »

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