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Montaigne, des cannibales, I,31

Publié le 17/09/2015

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montaigne

MONTAIGNE, ESSAIS, I, 31 « Chacun appelle barbarie »

 

 

 

A. ÉLÉMENTS DE LECTURE MÉTHODIQUE

Objectifs :

Les champs lexicaux - les articulations logiques et le texte démonstratif - les notions de nature et de sauvagerie.

1. Les termes récurrents

L'observation de certains termes récurrents et du sens que Montaigne leur donne permet de déterminer la teneur de la démonstration.

On observe la récurrence des termes et notions suivants : sauvage est présent quatre fois, lignes 2, 8, 12. L'idée de nature se trouve ligne 9 (nature), 13 (naturelles), 17 (sans culture), 18 (mère Nature). Parallèlement se développe un champ lexical de l'artifice, avec altérés par notre artifice (1. 10), abâtardies (1. 13), art (l. 17), inventions (l. 19).

 

Ce relevé montre la présence simultanée des termes évoquant la nature et de ceux qui ren­voient à la notion d'artifice. L'idée de sauvagerie se superpose partiellement aux deux autres séries. Il y a donc entre les trois notions un lien qui peut être précisé.

 

La première reprise du mot sauvage constitue un apparent paradoxe : Ils sont sauvages (l. 8) s'oppose à il n y rien... de sauvage en cette nation. Ce paradoxe est explicité par la différence des définitions. Au début, la restriction marquée par sinon que conduit à une définition particulière de la bar­barie comme ce qui est étranger (ce qui est d'ailleurs le sens étymologique du terme). À la ligne 8, la comparaison avec les fruits ouvre sur une nouvelle définition de la sauvagerie. Le verbe appelle conduit à identifier la notion de sauvagerie avec celle de naturel. Le conditionnel devrions, à la ligne 11, oppose à cette notion celle de l'artifice, par un vocabulaire péjoratif. Les reprises de sonorités insistent sur le lien entre altérés et artifices, et l'idée est confirmée par détournés. À partir de là, les notions de nature et d'artifice s'opposent, la première étant connotée positivement, la seconde négativement. On trouve ainsi une opposition entre fruits  sauvages et cultivés. Les termes renvoyant aux fruits sauvages (vives ; vigoureuses ; vraies ; utiles ; naturelles vertus) sont tous positifs, comme le soulignent la densité des termes élogieux et les allitérations en v, ainsi que le jeu des reprises (l. 15-16, délicatesse... excellente). Les termes renvoyant aux productions non naturelles sont fortement négatifs comme le marque l'encadrement de la phrase par les mots abâtardies et corrompu.

Cet exemple ouvre sur une comparaison élargie entre l'art et la nature. Le présentatif Ce n'est pas raison que insiste sur le caractère négatif de l'artifice, et les termes gagne... sur, nous l'avons du tout étouffée soulignent son caractère destructeur, en opposition avec les termes positifs grande... puissante... mère Nature.

 

Montaigne dénonce une idée reçue, la sauvagerie des peuples du Nouveau Monde. À partir d'un exemple, il mène une démonstration qui conduit à une conclusion d'ordre général où il exalte la  valeur du naturel.

 

 

2. Les articulations logiques

L'observation des articulations permet de montrer l'évolution de la démonstration. Le premier lien logique comme (1. 4) fait apparaître à travers la comparaison ainsi introduite un rapprochement avec la situation particulière vécue en Europe, sensible par l'utilisation de nous. La suite de ce paragraphe développe précisément la démonstration à partir de l'expérience vécue par les Européens.

Le donc qui ouvre le second paragraphe introduit un lien de conséquence qui permet de préciser et d'achever la démonstration.

Le terme nations marque que la démonstration précédente trouve une application avec ces peuples. Tout le vocabulaire qui les concerne renvoie au naturel (fort peu de leçon de l'esprit ; fort voisines de leur naïveté originelle; lois naturelles; telle pureté). On remarque les renforcements par les intensifs fort, telle. Ces termes s'opposent à l'évocation des peuples d'Europe, dont la civilisation est en fait des­tructrice, comme le souligne le terme abâtardies.

 

La présence de liens logiques indique qu'il s'agit bien d'un texte argumentatif, qui vise à démontrer dans un premier temps la supériorité de la nature sur la culture, puis à appliquer cette démonstra­tion aux peuples du Nouveau Monde.

 

 

3. L'importance de la démonstration

L'idée contenue ici, essentielle dans la pensée du XVIe siècle, conserve une certaine actualité.

Nous appelons à tort, sauvage, ce qui nous est étranger, parce que nos critères de jugement sont étroits. En fait, la notion de sauvagerie recouvre celle de naturel, et les productions naturelles sont bien meilleures que celles qui sont altérées par la culture. Il n'est donc pas normal que la culture soit privilégiée par rapport à la beauté de la nature, qu'elle étouffe. Ce raisonnement s'applique aux peuples récemment découverts, proches de la bonté originelle, et dont on peut regretter qu'ils n'aient pas été connus par ceux qui nous ont précédés, plus raisonnables que nous.

 

Au XVle siècle, l'éloge fait ici des vertus de la nature préfigure le mythe du bon sauvage cher à Rousseau. Sur le plan philosophique, c'est un rejet de l'ethnocentrisme, et sur le plan politique, il constitue implicitement une dénonciation de la conduite des envahisseurs européens. À notre époque, l'importance réside surtout dans l'acceptation de sociétés différentes de celle dans laquelle nous vivons. Ce texte constitue une réflexion sur toutes les formes d'intolérance. D'autre part, la supériorité de la nature sur la cul­ture renvoie à certains systèmes qui dénoncent aujourd'hui l'excès de la civilisation industrielle et la destruction de la nature.

 

 

CONCLUSION-BIIAN

Texte caractéristique d'une période où la découverte du Nouveau Monde conduit à réfléchir sur la notion de civilisation - actualité de la réflexion sur les notions de nature et de culture - texte caracté­ristique de Montaigne, dans lequel la démonstration est soutenue par des exemples concrets.

 

B. PARCOURS CULTUREL

L'ethnocentrisme

On appelle ethnocentrisme la tendance que l'on a à valoriser le groupe social auquel on appartient, et notamment le peuple, la nationalité.

L'ethnocentrisme est dénoncé par Montaigne à la ligne 6, où la répétition de parfaite souligne avec ironie cette valorisation. Parallèlement, les termes négatifs expriment nettement le peu de valeur de la civilisation européenne. Les mêmes procédés se trouvent dans le texte de la page 83. L'accumulation des négations et des termes négatifs pour évoquer la culture des envahisseurs a le même sens.

Les deux textes mettent en valeur les imperfec­tions de la civilisation européenne en la comparant avec les sociétés de l'Amérique. Or le début du siècle avait cru à la capacité de l'homme de pro­gresser sur tous les plans, notamment sur le plan moral. La différence entre les deux conceptions du monde souligne les incertitudes de l'humanisme.

 

 

 

Extrait

« Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu'il n'y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu'on m'en a rapporté ; sinon que chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage ; comme de vrai, il semble que nous n'avons autre mire de la vérité et de la raison que l'exemple et l'idée des opinions et usances du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police, parfait et accompli usage de toutes choses. Ils sont sauvages, de même que nous appelons sauvages les fruits que nature, de soi et de son progrès ordinaire, a produits là où, à la vérité, ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice et détournés de l'ordre commun, que nous devrions appeler plutôt sauvages. En ceux-là sont vives et vigoureuses les vraies et plus utiles et naturelles vertus et propriétés, lesquelles nous avons abâtardies en ceux-cy, et les avons seulement accommodées au plaisir de notre goût corrompu. Et si pourtant, la saveur même et délicatesse se trouve à notre goût excellente, à l'envi des nôtres, en divers fruits de ces contrées-là sans culture. Ce n'est pas raison que l'art gagne le point d'honneur sur notre grande et puissante mère Nature. Nous avons tant rechargé la beauté et richesse de ses ouvrages par nos inventions, que nous l'avons du tout étouffée. Si est-ce que, partout où sa pureté reluit, elle fait merveilleuse honte à nos vaines et frivoles entreprises […] »

                                                                                  Montaigne, Essais, I, 31

 

 

Introduction

A la fin du XVIe siècle, le monde est encore pour bonne partie une terre inconnue, et c’est au fil des découvertes toutes récentes qu’il se dévoile et se fait rencontrer les cultures des différentes sociétés. Les interrogations nées de ces rencontres et les constats de différences de développement des sociétés amène certains à ravaler les indigènes, les « sauvages », au rang d’animal. A l’opposé de cette perspective, Montaigne, philosophe et homme de culture, prône une autre réflexion. Noble d’Aquitaine, maire de Bordeaux, ce penseur se distingue par son aversion pour la violence et pour sa défense de la tolérance. Il reproche aux européens leur violence et leur soif inextinguible de conquête. Dans Les Essais, sa grande somme, il se nourrit de son expérience pour proposer une réflexion sur les notions de « barbarie » et de « sauvagerie ».

Sa thèse est que les peuples récemment découverts ne sont pas des sauvages : « il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation. » (l.1). Il nie d’emblée de suite cette proposition en s’opposant à une idée commune en personnalisant son propos « je trouve », « mon propos » (l.1). Ce faisant, il réfute déjà la thèse adverse implicite selon laquelle les indiens seraient des barbares et des sauvages. Comment fonctionne son argumentation ? Il propose une analyse des termes « sauvage » et « barbare » appliquée à la nature et, de là, appliquée à ceux prétendus « sauvages ». Nous verrons donc comment, à travers une argumentation fondée sur une réflexion lexicale et un argument par analogie, Montaigne tente de démontrer que les indiens ne sont pas des sauvages.

 

I- Le sauvage n’est pas celui que l’on croit

1- La redéfinition des termes

Montaigne formule sa thèse en réfutant les mots « barbare » et « sauvage », en ce qu’ils apparaissent péjoratifs et traduisibles respectivement en « cruel » et « grossier ». L’emploi d’un adversatif « sinon que » (l.2) insiste sur ce point, en même qu’il pose la seule condition pour que la thèse adverse soit vraie : si « barbare » marque ce qui n’est pas communément dans notre usage. Montaigne dénonce ici un point de vue autocentré qui nous pousse à croire comme parfaites et seules véritables « les opinions et usances du pays où nous sommes. » (l.4)

Il poursuit son raisonnement avec un argument par analogie, souligné par l’emploi de « de même que » (l.6). On les appelle « sauvages » de même que nous nommons ainsi les fruits. Il y a ici une première définition du mot : ce qui est sauvage est ce qui est à l’état de nature, ce qui n’a pas été modifié par l’action de l’homme. Or ces fruits sont appelés comme tels car ils dépendent de la nature. Montaigne redéfinit alors le terme par inversion du caractère péjoratif, en tendant à valoriser la nature par rapport à l’artifice : en réalité, « là où, à la vérité » (l.7), il faudrait qualifier de sauvages les fruits que nous (européens) avons altérés par la greffe, alors qu’ils étaient plus beaux à l’état naturel. Donc, il ne faut pas considérer que les hommes naturels sont sauvages ou barbares, plus loin même, ces mots devraient au contraire être appliqués à ce qui est passé par la main de l’homme qui l’a modifié.

Les barbares et sauvages sont en fait naturels, et c’est une faute de les qualifier ainsi puisque ces termes sont péjoratifs. Cette argumentation lexicale tend à prouver que la conception négative vient en fait d’une mauvaise perception des choses due à la relativité des usages.

 

2- La relativité des usages

On retrouve, comme dans la Controverse de Valladolid, une réflexion sur l’ethnocentrisme et la relativité des usages : « il semble que nous n’avons d’autre mire de la vérité et de la raison que l’exemple et l’idée des opinions et usances du pays où nous sommes » (l.3-4). Il oppose subtilement« vérité » et « raison », notions fortes et absolues, à « exemple » et « idées », qui désignent au contraire des éléments par définition ponctuels et précis. L’éternel s’oppose donc au ponctuel et cela sert à prouver l’obsolescence de cette conception. L’anaphore de « parfait » dans la phrase suivante sonne incontestablement de façon ironique. Il y a encore ici l’opposition entre le précis et le ponctuel, avec « pays où nous sommes », « là », et l’éternel et à la vérité générale, enfin avec le « toujours » qui montre d’emblée que c’est un préjugé faux (l.5). Cet exposé de la conviction de la perfection va avec une critique implicite : ceux qui se croient parfaits entendent même imposer leurs usages et juger les mœurs des autres, et ignorent que d’autres systèmes de pensée peuvent aussi être valables. Au modèle européen s’oppose celui de la nature « en ceux-là » (l.9).

Ainsi, barbarie et sauvagerie ne sont pas là où les européens le croient. Ils se croient supérieurs car plus civilisés, mais Montaigne va démontrer la supériorité de la nature sur la culture, réfutant ainsi le postulat de ses adversaires.

 

II- La nature est supérieure à la culture

1- La nature est abîmée par la civilisation 

Selon Montaigne, la culture, c’est-à-dire la civilisation, peut être perçue comme ayant un effet négatif sur la nature. Il va à l’encontre des préjugés des européens qui considèrent que la civilisation est ce qu’il y a de meilleur et dénonce la corruption qu’exerce la culture sur la nature. Il illustre ce fait par l’exemple des fruits : ceux qui sont travaillés par l’homme sont dits « altérés » et « détournés », deux participes qui sont employés péjorativement (l.8). Cette même idée est renforcée par les termes « abâtardie » et « accommodées » (l.10).

La civilisation, la culture, est assimilée à l’art et l’artifice. « Ce n’est pas raison que l’art gagne le point d’honneur sur notre grande et puissante mère nature. » (l.13) : la nature est ici qualifiée de manière extrêmement positive, avec deux adjectifs qualificatifs positifs. A l’inverse, l’artifice est méprisé.

Technicien hors pair, Montaigne reprend le mécanisme de la reformulation lexicale, mais à l’envers : après avoir montré que « barbare » et « sauvage » pouvaient être pris en bonne part, il montre cette fois que « invention » ou « art » peuvent être perçus négativement. « Beauté » et « richesse » sont du côté de la nature (l.14), et les inventions ne font que les étouffer. Il en vient ainsi à faire un éloge du naturel.

2- Eloge du naturel

Si, dans ce texte, tout ce qui tient aux inventions et au non-naturel, est qualifié de manière négative, à l’inverse, tout ce qui tient à la nature est qualifiée positivement : les fruits sauvages sont pleins de « vertus » et de « propriétés » « vives », « vigoureuses » (l.9). De la force donc, mais des propriétés aussi « vraies » et « utiles » (l.9) : Montaigne opère là un retour vers l’absolu et l’universalité. La « saveur » et la « délicatesse » sont « excellentes » même si « sans culture » (l.12). Ici, l’éloge de la nature rencontre l’éloge de la pureté. La nature est donc opposée, par sa pureté, à nos « vaines » et « frivoles » entreprises (l.16) : la critique du point de vue moral de nos préoccupations d’européens superficiels est sans concession.

Enfin, par analogie, on devine que ce qui vaut pour les fruits vaut aussi pour les hommes. Alors que l’homme européen se croit supérieur aux peuples non-cultivés, il leur est en réalité inférieur parce que, comme les fruits, il a été corrompu. Les sauvages sont ainsi exemple de pureté, conformes à la nature et à la raison.

 

Conclusion

 

Ce court texte tend à démontrer que les indiens ne sont pas des sauvages, et qu’à l’inverse ce sont plutôt les européens qui devraient être qualifiés ainsi. Montaigne opère cette démonstration en s’appuyant sur l’idée que la nature est supérieure à la culture. Comme les fruits sauvages sont meilleurs car non-corrompus, les sauvages sont meilleurs car plus proches de la nature. A travers la défense de ceux qu’on appelle les « sauvages », c’est une critique du modèle humaniste de la renaissance qui est faite.

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