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Le roman brut, le roman passif, le roman actif

Publié le 15/01/2018

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Le roman brut, le roman passif,

le roman actif

Les distinctions qu'opérait Thibaudet, en igiz, entre ces trois formes romanesques renouvelaient les distinctions habituelles en cette matière : roman de caractère, roman d'analyse, roman de mœurs, etc. Elles ressortissaient en particulier à l'opposition entre le roman russe et anglais et le roman français.

Le génie du romancier étant donné, ses personnages et ses milieux puisant dans sa vie leur vie, quelles seront les qualités essentielles et les qualités secondaires du roman ? A quelles conditions atteindra-t-il la qualité de chef-d'œuvre, et quels accidents le retiendront-ils sur un plan un peu inférieur ? On pense bien que M. Bourget ne traite pas cette énorme question, et que je ne m'y risquerai pas non plus. Je signalerai seulement, pour réfléchir à leur propos, les points où il l' effleure.

Constatant chez Tolstoï une puissance d'évocation créatrice aussi grande que chez aucun, il reconnaît (et ce n'est pas une nouveauté) << qu'il lui manque une autre qualité, sans laquelle il n'est pas de chef-d'œuvre accompli. Cette qualité, la rhétorique classique la nommait d'un terme bien modeste : la composition >>. Et de ce que Tolstoï l'ignore, de ce que Guerre et Paix et Anna Karénine se déroulent sans plan organique, sans ossature, commen¬cement, milieu, ni fin, M. Bourget conclut << qu'avec toute sa force, Tolstoï n'est encore qu'un génie informe et inachevé>>.

(Remarquons que ce qui est vrai de ces deux grands romans, ne l'est pas de La M ort d'Ivan Ilitclt ou de Résurrection, qui sont bien charpentés.)

On touche là une question d'esthétique très délicate. Un roman qui n'est pas conçu selon un ordre de composition organique, comme une pièce de théâtre, est-il nécessairement inférieur ? (Je crois que M. Bourget a tort de comparer Guerre et Paix à Tartuffe et à Hamlet, puisqu'aucune œuvre dramatique n'a jamais existé sans composition serrée, et qu'il n'en est pas de même du roman). Mais, avant de qualifier, peut-être serait-il d'une bonne méthode de distinguer. Il me paraît que l'on peut, de ce point de vue, classer les romans en trois espèces, et je les appellerai, faute d'autres noms : le roman brut, qui peint une époque, le roman passif qui déroule une vie, le roman actif qui isole une crise.

« réduire au déve loppem ent d'un organisme individ uel sans le défaire et le déna turer.

C'est le roman de Tolstoï.

Ce sont aussi Les 1l1isé rables .

Cet art, M.

Bou rget ne l'admet pas : ((J'a i sou vent enten du dire, écrit-il , que l'in­ cohérence d'un livre comme Guerre et Paix reproduisait merveilleusement l'incoh érence de la vie .

Ce sophisme ne résiste pas à la réflex ion.

La vie n'est inc ohérente que pour les intelli gences incapables de démêler les causes .

Elle est, au contraire , int imemen t et profondément logi que pour qui sait voir ces causes, et le grand art littéraire consiste à mon trer cette nécessité inté­ rieure, l'ordre secret sous l'app arente anarchie des événe ments .

>> On recon ­ naît le dogm atisme intempérant de M.

Bourget .

Tou t est logique par un côté et mystère par un autre .

Le roma ncier qui nous donne le senti ment du mystère nous amène à un sentiment vrai, tou t aussi bien que celui qui nous fait toucher une arma ture logi que.

Mais il y a un sentiment du mystère plein et un sentimen t du mystère vide.

Lors que Victor Hugo, ayant racon té la bataille de Water loo, dans Les Misé rables, se met à méditer sur la chute de Napo léon, et ne lui trou ve que cette explication amplement développée : cet homme gênait Dieu ! -nous ne recon naissons là que du bavardage et du bruit , c'est la forme vide du mys tère.

Guerre et Paix ne nous présente pas d'expl ication.

Mais par la lenteur de la narrat ion, par ses tours et ses retours , par son fract ionnemen t en épisod es, il nous fait prése ntes et sen­ sibles les forces de résist ance passive qui usent et détruisent Na pol éon.

Ce génie orienta l de patience et de durée que Tolstoï incarne dans Kutus of, il le déve loppe, lui aussi, dans son roman même, et il nous oblige à l'inca rner en lui.

Napoléon qui s'étonne de ne pas recevoir à Moscou les propos itions de paix d'Alexand re, et qui s'ima gine que la guerre russe, comme un siège de Lou is XIV, comme les campagnes de Prusse et d'Autriche, sera réglée régul ièremen t en cinq actes prévus (marche sur la capitale, grande bataille, entrée dans la capita le, traité de paix, rentrée dans Paris par les Champs­ Elysées) , -lui que le sile nce d'Alexandre scandal ise, c'est le roma ncier fr ança is deman dant à Gue rre et Pai x nos qualités classiques.

Alexan dre rer et Tolstoï, comment eussen t-ils renoncé à ces deux trésors de la force russe, l'espace et la durée? Nous sommes ici au cœur même de la vérité littéraire : un écrivain dont l'art est consubstantiel à son sujet et don t le suj et est con subs­ ta ntiel à sa race.

Qu' un autre romancier russe, Tourguen eff, ait écrit des roma ns qui sont des chefs-d'œuvre d'harmon ie, d'équilibre, de comp osition, cela ne diminue pas plus Tolstoï que Tolstoï ne diminue Tourgueneff.

Tourgueneff est auss i russe en composant à la française que Tolstoï en décompos ant à la russe.

Il faut à la Russie sa capitale de nutrit ion, Moscou, et sa capitale de relation, Péter sbourg.

Anna Karénine et Fumée sont deux chefs- d'œuvre .

En refusant de préférer l'un à l'autre , je n'abdique pas mon jugement : il y a quelque chose de plus beau que l'un ou que l'autre , c' est l'un et l'autre, c'est leur oppos ition, et, par suite, leur harmon ie.

Le roman passif ne crée pas le principe de son ordre.

Il le reçoit tout fait de la réali té, de la vie.

Il prend comme son unité simplement l'unit é d'u ne existence humaine, qu'il raconte, et qui lui fait un cent re.

C'est en. »

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