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Faut-il regretter la multiplicité des langues ?

Publié le 31/08/2012

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Mais pour que la signification dégagée soit complète, il ne faut pas oublier que dans le récit de la Genèse, le projet de la tour de Babel n’est pas seulement un projet technique parmi d’autres. Il est un projet visant à rendre le ciel accessible à l’humanité, grâce à l’ingéniosité et à l’habileté de plusieurs générations (voir à ce propos le tableau de Brueghel). Ce que visait l’humanité et qui est décrit métaphoriquement dans le texte biblique, c’est la toute puissance (s’élever jusqu’à Dieu). Mais cette toute-puissance était rendue possible par l’unité linguistique étendant le savoir-faire technique. En ce cas, la langue parlée ne pouvait plus distraire les hommes de leur projet de conquête car elle ne posait aucun problème, docile qu’elle était à leur servir d’instrument d’entente. Par opposition, la multiplication des langues entraînant avec elle la dispersion des hommes sur la surface de la terre signe le début de l’impuissance humaine : « Dieu démolit à Shinéar la prétention de maîtriser l’univers au moyen de la technique, de l’ingénierie. «. Mais cette impuissance ouvre alors un espace proprement humain, un espace à leur dimension. En effet, dans la mesure où ils se trouvent contraints de se disperser, c’est la terre toute entière qui devient le lieu de leur séjour et non plus le ciel (ou un point de la terre qui leur ouvre l’accès au ciel). Au lieu de considérer la terre comme ce qui permet d’établir leur puissance, les hommes y sont renvoyés comme le lieu de leur séjour.

« En effet, Saussure abandonne une conception pauvre du mot qui en faisait le simple véhicule du sens, car dans la pratique de la langue, le sens se construit plutôt qu'ilne se forme préalablement dans l'esprit pour se couler ensuite, en une seconde opération, dans la matière linguistique et sonore.

Ce n'est en effet que par abstractionque nous dissocions la pensée et la parole, dans la mesure où la pensée même silencieuse s'articule en un discours intérieur, et dans la mesure où il n'existeconcrètement pas de temps de latence pendant lequel nous imprègnerions nos pensées du matériau linguistique.

Plus décisive encore est l'analyse saussurienne dusigne linguistique : on ne peut concrètement dissocier le signifiant (image accoustique) du signifié (concept), car la modification de l'un entraîne la modification del'autre dans l'histoire de chaque langue ; de même nous ne possédons une langue que lorsque nous possédons et l'un et l'autre, dans la mesure où nous savons lesreconnaître par le jeu des différences qu'ils possèdent par rapport aux autres signes.

En ce cas, il est totalement vain de regretter la multiplicité des langues : avecelles chaque communauté linguistique dispose de son propre système de création de signification, et proposer une langue auxiliaire serait proposer une nouveausystème combinatoire qui se rajouterait aux autres au lieu de s'y substituer.

On peut même aller jusqu'à dire que cette langue auxiliaire artificielle serait impossible àmettre en place, dans la mesure où il serait impossible de délimiter les significations auxquelles on associerait des signes artificiels, car toutes les nuances designification se produisent par les rapports des signes dans telle ou telle langue naturelle, ils ne sont pas donnés et ne sont pas tous possibles dans n'importe quellelangue.2) les apports de la multiplicité des langues. Comme le souligne à juste titre Hans Georg Gadamer dans Vérité et Méthode, la tentative de substituer à la multiplicité des langues naturelles une langue artificielleauxiliaire est totalement absurde.

D'une part parce qu'il faudra bien s'accorder universellement sur la codification des concepts.

Or, comment se mettre d'accord, voiremême élaborer une langue artificielle si ce n'est grâce et à partir de langues naturelles déjà existantes, à partir de ce qu'elles nous offrent en terme de structureslinguistiques et de formation de sens ?d'autre part, et cet argument est décisif, la tentative d'instaurer une telle langue pour mettre fin aux désagréments dus à lamultiplicité des langues repose sur une totale abstraction.

En effet, une langue naturelle est pour la communauté linguistique un fond commun, le fond toujoursprésupposé de toute discussion ou débat.

Elle est moins l'instrument qui permet de débattre que ce qui rend le débat possible.

Or, se soustraire à la multiplicité deslangues en recourant à une langue artificielle, c'est donner à cette langue la fonction d'instrument de l'entente et de la discussion.

Or, cela ne recoupe en rien la naturede la langue maternelle car elle est moins un instrument dont on apprend à se servir pour pouvoir communiquer avec les autres que le fond commun de nos rapportsavec les autres [ne pas oublier que le fœtus avant de voir ses proches entend leurs paroles, il connaît le bain linguistique avant tout autre type de bain…et une fois nébabillera différemment selon la langue parlée par sa mère] sur lequel le questionnement ne porte pas , mais qui est pourtant la condition de tout questionnement.Ce fond commun que toute communauté présuppose comme son ciment se manifeste par conséquent dans le domaine politique.

Si les langues n'étaient que desmoyens de communication auxquels on pouvait substituer un moyen unique, simple et universel, on n'aurait pas assisté à la corrélation entre deux phénomènes : laconstitution des communautés politiques et la stabilisation, l'établissement d'une même langue au sein de cette même société.

Certaines figures politiques l'ont biencompris, qui ont unifié des populations hétérogènes par l'instauration d'une langue commune (ainsi, c'est une des œuvres de la monarchie absolue en France d'avoircontribué à l'affaiblissement progressif des patois locaux dans le but de constituer une nation unie, unification sans laquelle n'aurait pu exister le centralismepolitique).

Ceux qui ont des visées universalisantes négligent le fait qu'avant même de pouvoir se sentir proche de qui que ce soit, il faut pouvoir se sentir proches dequelques uns et cette proximité repose sur ce fond indiscutable qu'est la langue.

Dans une même communauté, les projets, opinions, aspirations, religions peuventdiverger, l'unité est cependant possible dès lors qu'il y a parler commun (car cela est indiscutable !).

L'intégration de populations dites « étrangères » ne se fait-ellepas principalement par l'apprentissage de la langue du pays d'accueil ?Néanmoins cette deuxième approche repose finalement sur la même démarche que celle qui conduisait à justifier le regret de la multiplicité des langues, dans lamesure où elles tendent toutes deux à évaluer respectivement les désavantages et les avantages de cette multiplicité.

Cette dernière est soumise à un jugement devaleur qui s'articule à la question suivante : que peut-on attendre de cette multiplicité ? que nous apporte-t-elle ? Mais pour pouvoir se poser une telle question, il fautenvisager les langues d'un point de vue utilitaire au lieu de se poser le problème de savoir quel sens, quelle signification peut avoir pour les hommes de connaître unemultiplicité de langues.

N'est-ce pas justement pour lui éviter d'avoir une perspective uniquement utilitaire et technique sur ce qui l'entoure ? C'est ce que suggèrel'écrivain italien contemporain Erri de Luca. III.

Le don inapprécié de la multiplicité des langues. 1) Le sens de la confusio linguae Au lieu de soupeser les avantages et les inconvénients de la multiplicité des langues, au lieu de méditer sur la vanité ou l'absence de vanité du regret de cettemultiplicité, Erri de Luca pose le problème de savoir pourquoi l'humanité connaît-elle moult idiomes alors qu'une même espèce animale ne possède qu'un seul moyende communication.

Pour cela il imagine dans Un nuage comme un tapis quelle pouvait être la condition de l'humanité avant sa dispersion, avant la décision divine deconfondre la langue unique originaire.Certes, l'humanité ne pouvait être qu'unie, mais cette unité est toute problématique.

En effet, celui avec lequel on s'entend parce qu'il parle la même langue, on necherche pas à le connaître vraiment.

La proximité avec l'autre est tellement immédiate qu'elle en perd son contenu significatif, car la langue commune annule touteffort, toute tension vers autrui.

Aussi les hommes construisant la tour de Babel ne vivent pas leur langue consciemment comme ce qui garantit leur proximité maisuniquement comme le moyen indispensable à la réalisation d'un projet commun : « Ils parlaient la même langue et leur travail avançait rapidement ».

La languecommune originaire est langue de travail, langue technique dont la teneur s'épuise en termes techniques.

Unis grâce à leur langue, les hommes ne peuvent éprouvercette union que par une réalisation grandiose qui en sera le symbole.

Mais pour cette raison même leur langue n'est plus qu'une langue qui les sert au lieu de leshabiter : « Leur langue s'était réduite à l'argot d'un métier ».

Pour quelle raison cette langue originaire commune s'était-elle à ce point instrumentalisée dans sonvocabulaire ? C'est justement parce que langue commune, elle ne pouvait qu'être considérée que comme un moyen d'entente propre à la menée de projets visant ladivinité elle-même.

Après la dispersion des langues, tout projet spectaculaire d'ordre technique fut rendu impossible, car la multiplicité des langues empêcherigoureusement de voir dans sa langue maternelle un simple instrument, et par la suite semble empêcher de considérer quoi que ce soit d'un point de vue purementutilitaire et technique. 2) la multiplicité des langues est le signe d'une impuissance bénéfique. Mais pour que la signification dégagée soit complète, il ne faut pas oublier que dans le récit de la Genèse, le projet de la tour de Babel n'est pas seulement un projettechnique parmi d'autres.

Il est un projet visant à rendre le ciel accessible à l'humanité, grâce à l'ingéniosité et à l'habileté de plusieurs générations (voir à ce propos letableau de Brueghel).

Ce que visait l'humanité et qui est décrit métaphoriquement dans le texte biblique, c'est la toute puissance (s'élever jusqu'à Dieu).

Mais cettetoute-puissance était rendue possible par l'unité linguistique étendant le savoir-faire technique.

En ce cas, la langue parlée ne pouvait plus distraire les hommes deleur projet de conquête car elle ne posait aucun problème, docile qu'elle était à leur servir d'instrument d'entente.Par opposition, la multiplication des langues entraînant avec elle la dispersion des hommes sur la surface de la terre signe le début de l'impuissance humaine : « Dieudémolit à Shinéar la prétention de maîtriser l'univers au moyen de la technique, de l'ingénierie.

».

Mais cette impuissance ouvre alors un espace proprement humain,un espace à leur dimension.

En effet, dans la mesure où ils se trouvent contraints de se disperser, c'est la terre toute entière qui devient le lieu de leur séjour et nonplus le ciel (ou un point de la terre qui leur ouvre l'accès au ciel).

Au lieu de considérer la terre comme ce qui permet d'établir leur puissance, les hommes y sontrenvoyés comme le lieu de leur séjour.

Par la confusion des langues, ils sont forcés de l'habiter, au lieu de s'en tenir à l'écart pour pouvoir mieux la maîtriser.

De lamême manière, voués à la multiplicité des langues, ils sont en même temps voués à la multiplicité des lieux, des mœurs, des croyances, des connaissances.

Aussi lamultiplicité des langues apparaît elle comme la garantie d'une multiplicité humaine, qui s'oppose à l'homogénéité et à l'uniformité du monde animal.

Finalement, lamultiplicité des langues sauve ce qu'il y a de plus précieux, le multiple, le singulier, précieux parce que cela est le plus propre à l'humain.. »

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