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J.-J. Rousseau, Du contrat social : Le droit du plus fort

Publié le 23/03/2015

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Le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître, s'il ne transforme sa force en droit et l'obéissance en devoir. De là le droit du plus fort ; droit pris ironiquement en apparence, et réellement établi en principe. Mais ne nous expli-quera-t-on jamais ce mot ? La force est une puissance physique ; je ne vois point quelle moralité peut résulter de ses effets. Céder à la force est un acte de nécessité, non de volonté ; c'est tout au plus un acte de prudence. En quel sens pourra-ce être un devoir ?

Supposons un moment ce prétendu droit. Je dis qu'il n'en résulte qu'un galimathias inexplicable. Car sitôt que c'est la force qui fait le droit, l'effet change avec la cause ; toute force qui surmonte la première succède à son droit. Sitôt qu'on peut désobéir impunément on le peut légitimement, et puisque le plus fort a toujours raison, il ne s'agit que de faire en sorte qu'on soit le plus fort. Or qu'est-ce qu'un droit qui périt quand la force cesse ? S'il faut obéir par force on n'a pas besoin d'obéir par devoir, et si l'on est plus forcé d'obéir on n'y est plus obligé. On voit donc que ce mot de droit n'ajoute rien à la force ; il ne signifie ici rien du tout.

Obéissez aux puissances. Si cela veut dire, cédez à la force, le précepte est bon, mais superflu, je réponds qu'il ne sera jamais violé. Toute puissance vient de Dieu, je l'avoue ; mais toute maladie en vient aussi. Est-ce à dire qu'il soit défendu d'appeler le médecin ? Qu'un brigand me surprenne au coin d'un bois : non seulement il faut par force donner la bourse, mais quand je pourrais la soustraire, suis-je en conscience obligé de la donner ? Car enfin le pistolet qu'il tient est aussi une puissance.

Convenons donc que force ne fait pas droit, et qu'on n'est obligé d'obéir qu'aux puissances légitimes. Ainsi ma question primitive revient toujours.

J.-J. Rousseau, Du contrat social 

La référence à Paul, nous engageant à nous soumettre en conscience aux puissances établies, est d'abord comprise d'un point de vue physique, et reste alors sur le plan de la simple nécessité naturelle. L'intervention divine tente de conférer une autorité morale à ces puissances, mais ce qui pourrait alors être potestas demeure en son fond potentia. Il est ici question de savoir si l'on peut obéir par devoir à la force, et le second paragraphe nous a appris que l'effet de la force ne peut être un devoir : la potentia ne peut donc se faire potestas. Qu'il s'agisse d'une monarchie de droit divin ou d'un brigand au coin d'un bois, nous ne sommes donc pas, face à cette puissance, dans le cadre des sociétés politiques. L'exemple du brigand au coin d'un bois sert d'ailleurs traditionnellement à marquer l'absence du politique2. À l'état de nature, j'ai le droit d'utiliser la force contre la force, et preuve est faite une seconde fois que le droit du plus fort est inefficace parce qu'illégitime.

rousseau

« Rousseau, Du contrat social 29 Le Contrat social, ouvrage de philosophie politique, s'interroge sur la légitimité de l'autorité politique, c'est-à-dire sur le rapport de la légalité à son fondement.

Le chapitre trois du premier livre illustre mieux que tout autre cette recherche d'un rapport justifiant la légalité ; le texte exprime la recherche de ce rapport comme exigence d'un sens : « Expliquera-t-on [ ...

] ce mot?», «En quel sens pourra-ce être [ ...

] », «il ne signifie ici rien [ ...

] »,«Si cela veut dire[ ...

]».

Le fondement mis en question est ici le droit du plus fort : le fait que la force puisse fonder un droit au sens d'une légalité à laquelle nous serions en conscience obligés d'obéir.

La force prétend faire cela en se confondant elle-même avec le droit, compris comme droit originaire auquel répond le devoir de respecter ce droit.

Le rapport mis en question entre la force et le droit a donc une orientation précise : Rousseau ne récuse pas une quelconque superposition de la force et du droit, mais seulement que la force puisse se confondre avec le droit originaire pour fonder l'obligation d'obéir.

Il faut bien par ailleurs accorder de la force au droit, armer la volonté générale d'une force réelle!.

Mais cela ne veut pas dire faire de la force un droit.

Rousseau situe sa réfutation du droit du plus fort entre l'évacuation de l'origine naturelle des sociétés politiques, au chapitre deux, et la réfuta­ tion de l'absolutisme contractuel, au chapitre quatre.

La force, relevant du domaine physique, n'est pas étrangère à la réfutation de l'origine naturelle des sociétés politiques ; mais elle est aussi ce qui, dans la nature, peut provoquer un contrat sous l'empire de la crainte.

La réfutation du droit du plus fort est alors doublement importante : lorsque le chapitre quatre récuse l'absolutisme contractuel en l'identifiant au droit du plus fort, il nous rappelle que la force incarne ce qui s'oppose radicalement au droit : le droit naturel moderne cherche à fonder le droit sur la spécificité de l'essence humaine ; la force relève d'un domaine physique, et contraint la liberté.

Le plan de ce chapitre est rien moins qu'apparent.

Une première partie oppose les deux domaines, physique et moral2 et met à jour le rapport de fondation par lequel la force prétend être un droit.

Sans cette mise à jour, les tenants du droit du plus fort ne se présenteraient pas comme tels, 1.

Émile Il p.

311-312.

2.

« Moral » est à comprendre ici, par opposition à physique, au sens large de mental.. »

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