La cargaison larguée
Mais pour les actions accomplies par crainte de plus grands maux ou pour quelque noble motif [...] la question est débattue de savoir si elles sont volontaires ou involontaires. C'est là encore ce qui se produit dans le cas d'une cargaison que l'on jette par-dessus bord au cours d'une tempête : dans l'absolu, personne ne se débarrasse ainsi de son bien volontairement, mais quand il s'agit de son propre salut et de celui de ses compagnons un homme de sens agit toujours ainsi. De telles actions sont donc mixtes, tout en ressemblant à des actions volontaires, car elles sont librement choisies au moment où on les accomplit, et la fin de l'action varie avec les circonstances de temps.
Aristote, Éthique à Nicomaque, HI, 1, 1110a, trad. J. Tricot, Vrin.
Il faut donc se résoudre, et la décision sera pleinement volontaire, qui « fera avec « la tempête. Ce à quoi il tenait, nul sur le navire ne peut alors le regretter au point de tergiverser. La conscience de ce qui est incommensurable — la vie et les biens — écarte toute hésitation, qui aggraverait le risque.
La cargaison larguée dit aussi l'humaine condition, fragile et nue quand la nature menace. À ce rappel, la volonté avisée se charge de répondre. Nus et solidaires en cette nudité même, les passagers remontent à la source de toute vie, quand il s'agit de faire le choix de vivre ou de mourir. L'occasion est donnée de juger en situation et d'agir délibérément. Nul, de son plein gré, ne renoncerait à ces objets auxquels il tient. Mais l'attachement ordinaire a fondu et la vie seule est offerte au geste salvateur. Le navire au bord du naufrage est un cas limite, où l'évidence et l'urgence du choix ne peuvent être éludées. Cette situation est de ce fait exemplaire, car elle rend pleinement manifeste ce que d'ordinaire tendent à masquer des situations aux alternatives plus complexes. La liberté se joue en face de la mort, qui remet toute chose à sa place.