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Les autres chez Sartre

Publié le 14/04/2011

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Le regard d'autrui, selon des expressions fréquentes dans L'être et le néant, nous « vole « le monde et nous l'« aliène « ; toutes les choses qui nous entourent nous échappent quand un autre pose sur elles son regard et les arrache à notre prise en refusant de les partager avec nous. Inès, dans Huis-clos, dit à Garcin au sujet d'Estelle : « Vous m'avez volé jusqu'à mon visage : vous le connaissez et je ne le connais pas. Et elle ? elle ? vous me l'avez volée : si nous étions seules, croyez-vous qu'elle oserait me traiter comme elle me traite ? «    L'autre se révèle à moi avant tout par son regard ; c'est à travers ce dernier que je le perçois comme sujet libre et que je me sens alors métamorphosé en objet ; la rencontre d'autrui se transforme en possession. Sartre écrit encore dans L'être et le néant : « Je suis possédé par autrui ; le regard d'autrui façonne mon corps dans sa nudité, le fait naître, le sculpte, le produit comme il est, le voit comme je ne le verrai jamais. Autrui devient un secret : le secret de ce que je suis. « Quand, dans L'âge de raison, Boris sent peser sur lui le regard de Lola, qui vient ainsi limiter sa liberté, sa joie s'en trouve ternie ; il abandonne alors son corps, passionnément observé, aux yeux de celle qui l'aime et c'est en prisonnier soumis qu'il consent à se laisser ainsi posséder : « Boris livrait docilement aux regards de Lola son corps, sa nuque maigre et ce profil perdu qu'elle aimait tant (...). «

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« exceptionnel.

Ce n'est pas par complaisance à un prétendu besoin de faire scandale, comme on l'a soutenu, queSartre a inscrit l'homosexualité au cœur de ses romans, c'est pour décrire, dans sa condition véritable, le dramed'une existence vouée à une irréductible altérité.

Là encore, le souci humain l'emporte sur toute autre considération. Huis-clos reste, de toutes les œuvres de Sartre, sa pièce la plus connue et le témoignage, devenu classique, d'unecertaine conception de la rencontre d'autrui.

Il faut rappeler que Huis-clos a d'abord paru sous le titre Les autresdans la revue Arbalète.

Ce drame, en un acte et cinq scènes, a été écrit en quinze jours.

Il constitue probablementle chef-d'œuvre de Sartre au théâtre.

L'originalité de l'inspiration, le style très serré, le déroulement rapide, ladensité des dialogues apparemment anodins, le ton où se mêlent l'humour grinçant, le tragique et une rigueurglacée, tout cela contribua au très grand succès de ce spectacle, dont la première eut lieu le 27 mai 1944 authéâtre du Vieux-Colombier.

L'obligation où Sartre se trouva, pour diverses raisons, de construire un drame trèsbref, avec un seul décor et quatre personnages, a très heureusement servi l'auteur.

Il nous faut en effet remarquerque Sartre, abandonné sans restriction à sa force créatrice, a publié dans sa vie des œuvres de plus en plusdémesurées dont les dernières semblent même atteintes d'un certain gigantisme ; la clarté et la cohérence, tant auniveau stylistique qu'à celui de la compréhension, se trouvent ainsi progressivement noyées dans un flot que lelecteur a peine à dominer sans migraine.

Sartre, de son propre aveu, voudrait toujours, tout tendu qu'il est versl'avenir, que sa dernière œuvre soit la meilleure.

Nous ne pouvons que le décevoir sur ce point-là, estimant en effetqu'il n'a cessé d'avancer sur une route où ses œuvres se compliquent inutilement et s'alourdissent, dans desproportions incroyables, d'éléments qui détournent le lecteur de l'essentiel.

Une pièce comme Les séquestrésd'Altona est touffue, ardue en regard de Huis-clos.

La richesse devient alors une faiblesse : l'intensité dramatiqueest éparpillée et c'est en vain que le lecteur s'essouffle à reconstituer, autour d'un noyau défini, un puzzle d'idéestrès, trop diffuses.

Il est difficile de ne pas s'égarer dans ce labyrinthe, savamment construit, il est vrai.

C'est dansle même sens, celui d'une dispersion et d'un foisonnement trop complexes, que s'effectuera, sur le planphilosophique, le passage de L'être et le néant à Critique de la raison dialectique, ou celui du Genet au Flaubert, auniveau de la critique littéraire, ou encore du Mur aux trois tomes inachevés des Chemins de la liberté, pour l'œuvreromanesque.

Les nouvelles du Mur, précisément parce qu'elles étaient des nouvelles et non un roman, ont permis àSartre de rester cantonné dans les limites d'une heureuse et percutante concision.

Avec Les mots, Sartre publierade nouveau une œuvre dense où sa plume ne semble pas se perdre et nous perdre dans de multiples dédales.

Onn'écrit pas sans choisir, et les cadres stricts ont du bon quand ils permettent, par une contrainte et par unestylisation indispensables à toute œuvre d'art, de servir la liberté créatrice de l'auteur au lieu de l'entraver.

Simonede Beauvoir a su, elle, même dans des œuvres parfois volumineuses, s'astreindre à plus de concision : la clarté deses exposés en a toujours tiré le plus grand bénéfice. Une fois de plus, une œuvre de Sartre allait être l'occasion d'un monumental contresens : mais, dans le cas précisde Huis-clos, la responsabilité de cette erreur incombe entièrement aux lecteurs et critiques.

A-t-on véritablementle droit de boucler Sartre à l'intérieur d'une formule ? Le tristement fameux « pas besoin de gril, l'enfer c'est lesAutres13 », prononcé par Garcin à la fin de la pièce, ne saurait résumer et apporter l'essentiel de la penséesartrienne sur le thème de la communication.

Prétendre le contraire, c'est mentir ou rêver. Les trois personnages principaux de Huis-clos sont enfermés ensemble, sans raison ni but, dans une pièce unique quidevient le symbole d'une éternité infernale.

Inès, Estelle et Garcin deviennent ainsi tour à tour bourreau pour chacundes deux autres ; il est vrai que toute réciprocité et toute communication véritables leur sont à jamais refusées.Garcin résume d'ailleurs parfaitement ce manège inexorable et sans fin quand il affirme : « Nous nous courrons aprèscomme des chevaux de bois, sans jamais nous rejoindre.

» Pourtant, malgré les apparences, aucun pessimisme radical ne peut être tiré de ce drame, si l'on se souvientjustement du fait essentiel suivant : ses personnages sont des morts qui, loin de représenter des relationsauthentiques, incarnent un face à face dégénéré et symbolisent, de manière extraordinaire, le type d'existence sisouvent vécue par des hommes superficiels et timorés qui ne sont jamais, il est vrai, que des morts-vivants.

C'estincontestablement cela que Sartre a voulu montrer et dénoncer.

L'auteur de Huis-clos ne veut pas dire que nosrapports avec les vivants sont nécessairement empoisonnés, mais que l'homme encroûté dans ses habitudes,victime de ses traditions, opposé à toute mise en question, est un homme qui nie sa liberté et, ce faisant, celled'autrui, un homme qui se meurt et avec lequel toute relation profonde devient impossible ; Sartre affirme en 1965,dans une mise au point salutaire : « Je veux dire que si les rapports avec autrui sont tordus, viciés, alors l'autre nepeut être que l'enfer (...).

Les autres sont, au fond, ce qu'il y a de plus important en nous-mêmes, pour notrepropre connaissance de nous-mêmes.

» On ne saurait être plus positif et plus clair à ce sujet. On s'est plu pourtant à répéter, de manière rapide et légère, que, selon Sartre, l'autre est l'enfer par excellence.Cette affirmation n'est vraie, en ce qui concerne Huis-clos, que dans l'exacte mesure où les trois damnés assistenten réalité dans ce drame à leur chosification dans l'esprit des vivants ; c'est leur mort même qui les livre muets,pieds et poings liés, aux jugements et aux regards des vivants.

Un passage de L'être et le néant éclaire, de manièreremarquable, cette idée fondamentale dont l'importance a échappé, le plus souvent, au spectateur de Huis-clos : «Au moment de la mort nous sommes, c'est-à-dire nous sommes sans défense devant les jugements d'autrui ; onpeut décider en vérité de ce que nous sommes, nous n'avons plus aucune chance d'échapper au total qu'uneintelligence toute connaissante pourrait faire.

Et le repentir de la dernière heure est un effort total pour fairecraquer tout cet être qui s'est lentement pris et solidifié sur nous, un dernier sursaut pour nous désolidariser de ceque nous sommes1*.

» C'est pour cela que Garcin éprouve l'invincible désir de revenir sur la terre, fût-ce un seuljour, pour démentir les propos tenus à son sujet par des vivants qui le jugent sans qu'il puisse rien dire ni faire poursa défense ; il affirme : « Mais je suis hors jeu ; ils font le bilan sans s'occuper de moi, et ils ont raison puisque je. »

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