Suffit-il de s'en tenir aux faits pour être dans le vrai ?
Publié le 17/01/2022
Extrait du document
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II.
Les faits, produits de la théorie
Nous venons de préciser ce que signifie « s'en tenir aux faits ».
Il semble que ce principe offre une bonne garantie de rigueur et deprudence, condition de l'objectivité.
Mais n'est-ce pas supposer que les faits sont déjà constitués ou qu'ils se présentent d'eux-mêmes,sans qu'un travail théorique soit nécessaire pour «être dans le vrai » ?
• Qu'est-ce qu'un fait ?Pour s'en tenir aux faits, il faut pouvoir déterminer ce qu'est un fait ; or une observation attentive ne suffit pas toujours : pour lessavants précédant Galilée, l'héliocentrisme ou la rotation de la Terre ne pouvaient être envisagés comme des faits mais seulementcomme des vues de l'esprit : dans l'univers de l'antiquité, en l'absence de télescope, s'en tenir aux faits impliquait de refuser l'idée quela Terre tourne autour du Soleil.
Établir les faitsPour être dans le vrai, il faut donc certes s'en tenir aux faits, à condition de savoir d'abord les établir, ce qui implique un travailthéorique préalable ou simultané.
Les faits auxquels nous prétendons nous tenir ne nous sont accessibles que par l'observation, qui estelle-même subjective.
Il en va de la justice comme de la science : si un témoin est persuadé d'avoir vu un individu qui en fait n'estjamais passé par là, il sera subjectivement persuadé de s'en tenir aux faits.
De même, lorsque Lavoisier et Priestley ont isolél'oxygène, le premier a reconnu un gaz autre que l'air alors que le second continuait à affirmer qu'il s'agissait seulement d'air.
• Organiser les faitsEnfin, pour être dans le vrai en s'en tenant aux faits, il faut également savoir les organiser dans un discours produisant la vérité : levrai ne se rapporte presque jamais à un seul fait mais plutôt à des affirmations mettant plusieurs faits en rapport.
Quels faitsconstituent un ensemble cohérent ? Par quel lien sont-ils reliés ? Ces questions ne relèvent pas de la seule observation mais del'élaboration théorique.
III.
Dire et interpréter
On voit que la démarche de connaissance ou de narration fidèle, qui est censée produire le vrai, ne peut se fixer comme seuleconsigne de «s'en tenir aux faits ».
Non seulement un travail théorique est indispensable pour reconnaître et organiser les faits, maisencore bien des vérités relèvent de l'interprétation des faits.
Le vrai n'est pas le réelS'en tenir aux faits, c'est s'ancrer dans le réel ; mais « être dans le vrai» suppose que l'on passe au registre du discours sur la réalité.Le témoin qui s'en tient rigoureusement aux faits doit en fait renoncer par là même à décider du vrai : il doit se contenter de diresincèrement ce qu'il a vu et de laisser à d'autres le soin de discerner la vérité.
Faits et interprétationDe plus, le vrai est de l'ordre du sens : être dans le vrai, ce peut être comprendre un sens, comprendre la signification et la portéed'une situation.
Parfois, on peut être dans le vrai en saisissant le sens implicite d'une conversation : tout est dans le non-dit et aucunfait positif ne peut étayer l'intuition que l'on a.
Les limites de l'interprétationIl faut toutefois reconnaître qu'une telle intuition du sens se limite à quelques situations humaines et ne tombe juste que de temps entemps : il peut être très risqué de faire systématiquement confiance à une «intuition» ou à un prétendu «sixième sens » qui nouspermettrait de voir au-delà des faits.
Pour fonder une véritable connaissance, il faut pouvoir dire à coup sûr quand on se trouve dans levrai et ne pas s'en remettre au hasard.
Conclusion
S'en tenir aux faits demeure donc un principe judicieux pourvu qu'on n'adopte pas une perspective étroite et réductionniste ensupposant que les faits se présentent tout faits ou qu'ils contiennent toute la vérité en eux-mêmes.
Certes les faits ont la tête dure etdemeurent ce qu'ils sont malgré nos désirs, mais ils ne parlent pas d'eux-mêmes pour autant, il faut savoir les interroger et lesintégrer à un discours théoriquement fiable.
SUPPLEMENT : Nature du fait scientifique ?
• Inséparable d'une théorie, le fait scientifique, comme l'a souligné Bachelard, est un fait construit.
Il est en effet :— épuré : l'esprit scientifique néglige un nombre considérable de circonstances accessoires qui sont sans influence sur le fait étudié ;— remarqué et établi : les faits ne sont remarqués que s'ils correspondent à une idée préalable, s'ils possèdent une signification.
Ilssont établis dans la mesure où ils sont réobservables sous contrôle ;— interprété : les faits sont doués d'une signification solidaire d'une théorie (si un corps fait virer au jaune la teinture de tournesol, lechimiste pense « acide ») ;— rectifié : les faits sont toujours polémiques, car ils confirment ou infirment, précisent ou rectifient une observation antérieure.• Ce caractère polémique est encore plus net dans l'expérimentation que dans l'observation, puisque la première est une vérificationd'une théorie par des expériences appropriées.
La manipulation des phénomènes (leur répétition, leur ralentissement, etc.), leursimplification, leur construction, y est flagrante, l'expérimentation ne voulant retenir des phénomènes que les éléments désignés parl'hypothèse.• De manière générale donc, pour Bachelard, l'existence et la nature des objets de la science dépendent des opérations autorisant leurdéfinition.
L'objet scientifique n'est pas un « objet naturel », mais le produit des opérations nécessaires à sa connaissance, et en cesens il est un objet social..
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