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Afrique du Sud, la révolution négociée

Publié le 22/02/2012

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26-29 avril 1994 - L'apocalypse, tant promise, n'aura donc pas foudroyé l'Afrique du Sud. L'incendie racial n'aura pas attisé les braises de l'apartheid. Le pays a su éviter une tragédie, si longtemps prédite. Trois siècles et demi d'oppression, dont quarante-trois ans de " développement séparé " , s'achèvent sur une " révolution négociée " sans précédent dans l'histoire. Dans ce monde, chiche en miracles, en voilà un auquel on peut croire sans niaiserie... Tout s'est joué en quatre ans, entre l'instant où Nelson Mandela, l'ancien bagnard de Robben Island, héros et martyr, retrouva - après vingt-sept ans - la liberté et son peuple (11 février 1990) et ces premières élections multiraciales d'aujourd'hui, ce " moment sacré " dont parle l'écrivain Nadine Gordimer. Quatre ans, cela peut paraître long. Et pourtant, comme les choses semblent être allées vite et fort, si l'on garde en mémoire les entêtements de naguère et l'annonce de l'inéluctable désastre ! Se souvient-on - c'était hier - qu'on risquait la prison à prononcer le nom de Mandela, à publier sa photo ? Qu'on nommait les Noirs " indigènes " ou " bantous ", quand on ne les traitait pas de " cafres " ? Qu'ils devaient exhiber un " pass " humiliant pour se déplacer dans leur patrie ? Qu'on passait pour un dangereux rêveur à imaginer une autre Afrique du Sud, démocratique, voire fraternelle ? La libération politique des Noirs sud-africains a une longue histoire. Nelson Mandela - soixante-quinze ans - n'était pas né quand le Congrès national africain (ANC) vit le jour (1912). Que de violences et de douleurs, d'exils et de sacrifices, de sang coulé dans les townships et de cailloux cassés dans les pénitenciers, avant l'heureux épilogue ! On s'attendrait à plus de rancoeur. Or - autre miracle - la haine n'est pas au rendez-vous. La grande majorité des Noirs - tous les observateurs le soulignent - n'expriment aucun racisme à rebours. " Nous n'avons pas le temps d'être amers, l'amertume serait un gaspillage l'important, c'est la réconciliation ", notait Cyril Ramaphosa, quarante et un ans, secrétaire général de l'ANC et l'un des accoucheurs de la " nouvelle " Afrique du Sud avec son partenaire blanc Roelf Meyer, quarante-six ans, ministre du développement constitutionnel. Le temps n'est pas à l'aigreur, mais à la dignité et à l'émotion. Dans quelques jours, les Afrikaners transmettront aux Noirs l'essentiel du pouvoir politique. C'est la première fois qu'une nation cède la place, de son plein gré, à une autre. Ce transfert d'hégémonie résulte d'une double concession majeure : l'acceptation par l'ANC d'un " partage " des responsabilités, notamment avec l'administration et l'armée en place l'abandon par le gouvernement sortant d'un droit de veto sur les décisions du futur régime. Qui, il y a seulement cinq ans, eût parié sur cette transition douce ? Toute démocratie - c'est sa gloire - inaugure l'imprévu. Celle qui naît en Afrique du Sud nourrit donc, tout ensemble, craintes et espoirs. L'apartheid aboli, le suffrage universel instauré ne chasseront pas du jour au lendemain les méfiances et les préjugés, l'ignorance et l'intimidation. Il y faudra une ou plusieurs générations. La violence, politique ou non (quelque quatorze mille morts en quatre ans), ne disparaîtra pas par enchantement, en particulier au Natal. L'ANC saura-t-il échapper aux pièges de l'arrogance bureaucratique ? Prévenir les querelles de succession, lorsque viendra l'après-Mandela ? Se préserver des tentations corruptrices ? Et surtout résister à ses instincts autoritaires ? Il devra apprendre la culture du compromis, sacrifier aux rites patients de la démocratie, accepter les critiques de la meilleure presse d'Afrique. Autre danger : le populisme. Soucieux de préserver les grands équilibres tout en apaisant l'impatience du plus grand nombre, de stimuler la croissance en redistribuant les richesses, de concilier rigueur et justice, l'ANC aura-t-il le courage de refuser les recettes inflationnistes ? Economiquement, l'Afrique du Sud garde un pied dans le tiers-monde. Sur quatre Noirs, un est au chômage, un autre travaille dans le " secteur informel " deux Noirs sur cinq sont illettrés les Noirs ont un revenu par tête dix fois moindre que celui des Blancs. La " guerre contre la pauvreté " qui attend l'ANC n'est donc pas un slogan creux. Mais Nelson Mandela ne cesse de mettre en garde les foules contre une trop grande espérance ( " Vous ne roulerez pas en Mercedes du jour au lendemain ! " )... et contre la déception qui s'ensuivrait. L'électorat noir, tout en souhaitant rapidement une " meilleure vie ", semble s'armer de patience. Au seuil du pouvoir, l'ANC a de nombreux atouts. Il hérite d'un pays relativement riche, où le revenu moyen par tête est sept fois plus grand que celui de ses voisins africains, et où se développe un embryon de bourgeoisie noire. Il ne s'agit pas de décoloniser l'économie sud-africaine mais seulement de la restructurer. Les dirigeants noirs ont eu tout loisir - notamment ceux qui vécurent en exil dans les pays voisins - d'observer et de méditer les tares et les erreurs des régimes africains. Mouvement pantribaliste au discours non racial - bien que l'ethnie xhosa, celle de Mandela, fût le vivier de l'équipe dirigeante - , l'ANC enjambe toutes les communautés, son influence étant même dominante chez la plus rétive de toutes, les huit millions de Zoulous. Il est a priori résolu à protéger les minorités - dont la blanche - en les associant au pouvoir. C'est une organisation de masse, aux racines très citadines, ayant joué le rôle d'un creuset national. L'Afrique du Sud a toutes chances d'échapper à une autre plaie d'Afrique, l'ordre kaki. L'armée a fait preuve, en cette période délicate, d'un solide loyalisme envers le pouvoir civil. La géographie est impropre à la guérilla rurale. Le terrorisme urbain de ces derniers jours, quels qu'en soient les instigateurs, ressemble plus à un aveu de faiblesse qu'à une stratégie de rechange. Les partisans d'une sécession, noire ou blanche, restent très minoritaires. Mais la plus grande chance de l'Afrique du Sud est d'avoir à sa tête deux hommes exceptionnels, ayant fait honneur à leur double Prix Nobel de la paix : Nelson Mandela et Frederik De Klerk. Ce couple improbable, uni par un mariage de raison, a su partager l'intelligence, le courage et l'imagination. Devenus indispensables l'un à l'autre, leur dépendance mutuelle fut hier un gage du changement elle sera demain l'une des garanties de leur succès commun. Outre la noblesse de pensée qu'on lui devinait, Mandela a démontré un sens politique à la hauteur de l'événement. Une fois de plus, l'histoire s'est faite parce que des hommes de vision ont su exploiter au mieux une situation, au moment propice. La longueur de la transition a bien sûr contribué à sa douceur. L'ANC a eu le temps de se familiariser avec les rouages du pouvoir, de s'accoutumer avec les processus de décision, et - pragmatisme économique oblige - de se convertir à la social-démocratie. " Cause juste " par excellence, la lutte contre l'apartheid mobilisa pendant des décennies - parfois jusqu'au manichéisme - des millions de sympathisants. C'est pour cela sans doute que ces élections tant attendues semblent, plus que d'autres, exposées au regard du monde, d'ailleurs présent sur le terrain par l'entremise de trois mille observateurs. En cette fin d'avril 1994, l'Afrique du Sud renaît dans la fierté et un calme relatif. Tant pis pour l'apocalypse... JEAN-PIERRE LANGELLIER Le Monde du 29 avril 1994

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