Art et magie communicative

Le choc initial qui n'était que sensation s'est irradié dans les profondeurs, où il s'est mué en sentiment. Ces deux termes se succèdent sur le même par¬cours et ne se peuvent séparer. Ainsi la couleur et ses accords se sont tra¬duits dans notre substance, vécus en allégresse, en joie, en mélancolie, en souffrance, en espoir ou en regret. La magie communicative entre en action. Le peintre pourra bien alors revenir au monde objectif, s'y accrocher ; l'art de jadis, figuratif comme il l'était, donnait à identifier un personnage, un animal, un arbre. Il n'y avait, eût-on dit, qu'une narration, lisible dans les attitudes, dans les gestes ou dans les expressions et située dans un cadre. Et pourtant ! hommes, arbres, prétendus semblables, en passant d'un artiste à l'autre, changeaient de planète ; un climat, une atmosphère propres les sai¬sissaient, les modifiaient, les pliaient à leur loi organique.

[...] Il n'est possible de déchiffrer l'oeuvre d'art et le contenu humain dont l'a chargée l'artiste que si l'on découvre la lecture complexe qu'offre toute image : l'oeil superficiel croit n'avoir qu'à reconnaître la similitude de réalités familières et il s'amuse à ce jeu de reproduction. Il se perfectionne en appre¬nant à goûter les manières dont les apparences sont reproduites et à aperce¬voir les beautés qu'elle peut dégager. Mais bientôt l'intuition apprend que toute image est un signe et qu'on peut trouver comme dans un visage, en sus de la ressemblance et de la beauté, l'inscription d'une âme. C'est elle qui, entre tous les éléments introduits dans le tableau, quels qu'ils soient, établit un secret lien qui les fait participer d'une communauté nouvelle. La peintu¬re n'est, plus ou moins, l'image du monde que pour nous donner l'impres¬sion d'un autre monde, l'univers du peintre. Et cet univers se révèle aussi cohérent, aussi homogène que celui où nous menons notre vie physique. Son unité toutefois est morale, car elle participe de celle d'une personnalité. Dans l'image que l'artiste donne de la Nature, c'est le reflet de sa propre nature qu'il cherche et qu'il projette. Un homme est là : à nous de le déchiffrer.

R. Huyghe, Les Puissances de l'image, chap. v et vif, Flammarion, 1965.