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Article de presse: La si longue patience du dalaï-lama

Publié le 22/02/2012

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- C'est une petite ville au-dessus des nuages. En hiver, elle semble toute proche du grand ciel himalayen. En été, elle disparaît, noyée dans les brumes de la mousson. McLeod Ganj, au nord de l'Inde, est accrochée à flanc de montagne, dominant le gros bourg de Dharamsala, dans l'Etat de l'Himachal Pradesh. McLeod Ganj, du nom d'un ancien officier de l'armée des Indes qui installa ici au temps du "raj" britannique une de ces "stations d'altitude" pour gentlemen avides de fraîcheur, est devenue la capitale des Tibétains qui se sont installés en Inde pour fuir la répression chinoise. Car McLeod Ganj est le chef-lieu du "gouvernement en exil" de Sa Sainteté le dalaï-lama, chef de l'Eglise tibétaine, installée en Inde depuis sa fuite du Tibet durant la révolte de Lhassa, il y a trente-huit ans. Il sont aujourd'hui plus de cent quarante mille en Inde, dont quelques milliers à McLeod Ganj. Le gouvernement indien, qui a toujours aidé la communauté tibétaine et fourni des terrains et de l'aide financière, ne reconnaît cependant pas, real politik oblige, le gouvernement du dalaï-lama : iI faut tout de même ménager le géant chinois, un ancien ennemi avec lequel les relations se sont réchauffées ces dernières années. New Delhi utilise ainsi le terme discret et pudique d' "administration centrale tibétaine" pour désigner ce qui est en réalité le lieu du pouvoir exécutif et parlementaire de l'autorité tibétaine en exil. Le dalaï-lama, chef spirituel et temporel, "coiffe", en effet, un "conseil des ministres", le Kashag, composé de huit responsables ministériels (intérieur, affaires étrangères, finances, etc.). Parallèlement, un Parlement, ou Tchitu lhankang, symbolise la mise en place d'un système de représentation démocratique pour la communauté des exilés tibétains, en Inde mais aussi de par le monde. Les quarante-six députés, élus au suffrage universel direct par les membres de la communauté résidant à l'étranger, restent cependant soumis à un quota destiné à équilibrer la représentation parlementaire entre les différentes régions du Tibet occupé et les quatre grandes sectes du bouddhisme lamaïque et de l'antique religion Bön-po : trente députés sont originaires, même s'ils sont nés en Inde et ne connaissent pas le Tibet, des provinces d'U Tsang, d'Amdo et de Kham, six autres appartiennent aux quatre grandes écoles du bouddhisme tibétain, quatre représentent la communauté en exil de l'Europe et de l'Amérique du Nord et, enfin, les trois derniers sont directement nommés par le dalaï-lama. Les élections de mai 1996 ont permis de renouveler la "Chambre". Celle-ci choisit désormais directement les ministres du Kashag, contrairement à l'ancienne pratique, qui voulait que le dalaï-lama désigne lui-même les titulaires de portefeuilles. "On est certes encore dans une situation de démocratie partielle, mais on évolue de plus en plus vers un plus grand équilibre des pouvoirs, entre ceux traditionnellement dévolus à Sa Sainteté et ceux des politiques", explique Tupten Sampel, un responsable du "ministère" des affaires étrangères. Le dalaï-lama lui-même encourage ses compatriotes à plus d'audace : "Nous sommes dans une phase de démocratisation. Je veux créer un plus grand sens des responsabilités chez mes compatriotes. Et je suis très heureux des résultats des dernières élections : la participation électorale s'est élevée à environ 60 %. De nombreux députés sont des jeunes bien éduqués, et il y a aussi de nombreuses femmes parmi eux. C'est un très bon signe", explique le chef de l'Eglise tibétaine dans le bureau de sa résidence qui domine McLeod Ganj. "Les Tibétains ne possèdent pas encore d'expérience de la démocratie, ajoute Tupten Sampel, ils ont trop tendance à s'en remettre à Sa Sainteté, et leur immense respect pour lui les force à s'imposer une trop grande autocensure dans les débats qui peuvent surgir." Elle s'appelle Nawang Lhamo. Charmante, la quarantaine, vêtue de la longue chuba et du tablier à rayures traditionnel, elle est l'une de ces députés femmes élues dans un Parlement où la gent féminine est proportionnellement bien mieux représentée qu'au Palais-Bourbon. "Certains candidats à la députation ont fait, l'année dernière, une campagne beaucoup plus active, établissant un contact plus direct avec les gens dans les camps de réfugiés de l'Inde. Mais d'autres restent encore timides, d'autres ne font pas campagne du tout, se contentant de compter sur leur réputation auprès des électeurs." Des électeurs qui, eux-mêmes, et encore trop souvent, ne comprennent pas très bien les raisons de cette démocratisation quand le dalaï-lama est là pour répondre à toutes leurs questions, résoudre tous leurs problèmes. L'intéressé est cependant l'un des premiers à redouter cette attitude d'assisté : "La lutte pour le Tibet ne peut reposer sur les épaules d'une seule personne. C'est très dangereux. Le temps passe, et je vieillis. Dans dix ans, j'aurai soixante-dix ans; dans vingt, quatre-vingts. Alors pas d'espoir : trop vieux !", nous confiait, en 1996, le dalaï-lama en éclatant de son célèbre rire. Si l'on en croit les "politiques" eux-mêmes, le guide spirituel de la communauté en exil s'efforce de décentraliser et de déléguer de plus en plus ses pouvoirs. Selon le président du conseil des ministres, l'ancien moine Kesang Yeshi, "Sa Sainteté ne décide jamais par elle-même. Il nous fait certes des propositions, et, en retour, nous le consultons sur les grandes questions. Mais s'il se trouve que la majorité n'est pas d'accord avec lui, c'est cette majorité qui aura le dernier mot." Même si "pour le moment", ajoute-t-il, "de nombreux Tibétains ne sont pas encore mûrs pour une séparation de la religion et de la politique. Pour nous, le dalaï-lama est comme une caisse de résonance dans la lutte pour le Tibet, mais, quand on reviendra au pays, Sa Sainteté ne désire pas conserver des pouvoirs politiques". L'immense respect dont jouit le dalaï-lama chez ses compatriotes est cependant perçu par certains comme un frein à la poursuite de la lutte : chez les jeunes et chez certains intellectuels appartenant à une génération qui n'a jamais connu le Tibet "de l'intérieur", on sent parfois une certaine frustration, voire de la colère et de la déception, à l'égard des prises de position politiques du dalaï-lama. Ce dernier, qui ne cesse d'appeler les Chinois au dialogue, a depuis longtemps renoncé à exiger l'indépendance du Tibet. Il serait prêt à accepter une autonomie du Tibet dans le cadre de la République populaire de Chine qui contrôlerait les affaires étrangères et les questions de défense du "Pays des neiges". Prêchant de par le monde une non-violence de type gandhienne, le guide spirituel des Tibétains prône une "voie du milieu", condamnant la violence des armes et répétant à qui veut l'entendre que "la Chine est un grand pays avec lequel l'Occident se doit d'avoir de bonnes relations". Pour lui, la priorité n'est pas politique, puisqu'il ne cesse de dénoncer le "génocide culturel" perpétré par Pékin au Tibet occupé. Une formulation qui en choque plus d'un, car c'est de génocide tout court qu'il faudrait parler à propos de la situation qui prévaut depuis trente-huit ans sur le "Toit du monde". En fait, les Chinois ont envahi le Tibet dès 1950, mais c'est à partir de 1959, quand la rébellion a éclaté à Lhassa, que le régime de Pékin a commencé sa politique de sinisation du pays. La communauté tibétaine de souche risque désormais de se retrouver minoritaire face à l'ethnie Han, le groupe ethnique le plus important de l'empire du Milieu. Trente-huit ans... Yangchen Dolkar, trente ans, est née en Inde après l'invasion chinoise. Elle est la secrétaire générale du "Congrès de jeunes" (Youth Congress), une organisation regroupant cinquante-sept branches régionales en Inde et qui a toujours été un parti militant de la cause tibétaine. Pour les gens de sa génération, la lutte de libération pour un pays dont elle ne connaît que la culture a quelque chose de parfois désespérant. "Je ne sais même pas si je verrai un jour mon pays, c'est vrai, concède, les larmes aux yeux, cette militante décidée. Oui, nous estimons que la ``voie moyenne`` [du dalaï-lama] est trop modérée. Notre respect pour Sa Sainteté ne nous empêche pas de camper fermement sur nos positions pour une indépendance totale du Tibet." Yangchen rappelle la colère de ses collègues du "Youth Congress" après la violente répression chinoise contre les émeutes de Lhassa en 1987 : "Nous étions frustrés. Nous pensions prendre les armes contre les soldats chinois." Mais, aujourd'hui, sa position est plus modérée et en accord avec la position officielle du "gouvernement" : "Prendre les armes n'est pas une solution." En tant que politique, la non-violence n'a donc pas donné les résultats que l'on pouvait en attendre : trente-huit ans plus tard, les Tibétains sont toujours en exil, et les Chinois restent sourds aux appels au dialogue lancés par le dalaï-lama. En privé, même s'ils savent qu'il n'y a sans doute pas d'autre choix, certains fonctionnaires confient être désabusés. Même l'un des secrétaires particuliers de Sa Sainteté, Kelsang Gyatsen, avoue sa "frustration" quand, lors de visites à l'étranger avec le chef de l'Eglise tibétaine, il rencontre des responsables de haut niveau du monde occidental : "Il faut plaider notre cause en permanence pour essayer de convaincre, mais on ne nous écoute pas." Et d'ajouter : "Culturellement, il est très difficile d'aller contre les désirs de Sa Sainteté. On sait qu'il rejettera toujours le choix de méthodes plus radicales [contre les Chinois]. Mais, aussi longtemps que sa politique ne donne pas de résultats, il ne peut empêcher certains d'exiger l'indépendance totale [et non l'autonomie]." Un tel aveu, dans la bouche même d'une personnalité très proche du dalaï-lama, montre bien qu'en dépit du prestige indéniable de Sa Sainteté la "deuxième génération" renâcle de plus en plus à accepter, en bloc, une politique qui n'a, finalement, jamais porté ses fruits. Même si, in fine, la majorité se rallie derrière le Prix Nobel de la paix, symbole vivant de la poursuite de la lutte et dont l'hyper-activité a conduit à considérablement médiatiser la cause du Tibet. Les plus "durs" des "opposants" de McLeod Ganj ne critiquent d'ailleurs pas directement le dalaï-lama, mais plutôt la "clique" l'entourant. Jamyan Norbu habite une petite maison isolée dans les brumes, non loin de la résidence du chef de l'Eglise tibétaine. Cet intellectuel a vécu les dernières heures de la rébellion des Khampas, quand ces Tibétains originaires de la province orientale du Kham réputés pour leur valeur de guerriers attaquaient les troupes chinoises depuis leurs bases arrières du Mustang, au Népal. "La politique de non-violence est un moyen pour l'Eglise de garder son pouvoir", accuse Jamyan Norbu, l'un des responsables de l'association culturelle Amnya Machen, du nom d'une célèbre montagne du Tibet, mais qui est en fait une organisation très "politique" des "dissidents" de la communauté en exil. "Les membres du gouvernement et tous ceux qui entourent le dalaï-lama vivent encore au Moyen Age. Ils ne comprennent pas le monde moderne. Ils ne réalisent pas que la Chine est un Etat-nation que les Tibétains ont combattu dans le passé, affirme cet historien qui sillonne le monde et ses universités pour défendre la cause d'un militantisme tibétain. Nous, les Tibétains, sommes devenus ce que nous étions, dans le passé, parce que nous étions un empire combattant. Entre 1912 et 1950, le treizième dalaï-lama avait mis sur pied une véritable armée." Et d'ajouter, même si Jamyan sait bien qu'il n'existe pas de solutions simples : "Tout le monde sait bien ici qu'il y a quelque chose de tordu dans la politique actuelle. La non-violence ne mène à rien ! Interrogez les jeunes. Ils n'ont qu'une seule envie : se battre !" Et le dalaï-lama de répondre, en écho : "La violence ? Nous y sommes totalement opposés. La non-violence est la seule solution pour sauver mon pays. Personne n'ira se battre pour lui. Le Tibet ne sera jamais un nouveau Koweït !" BRUNO PHILIP Le Monde du 28 avril 1997

« pouvoirs politiques". L'immense respect dont jouit le dalaï-lama chez ses compatriotes est cependant perçu par certains comme un frein à lapoursuite de la lutte : chez les jeunes et chez certains intellectuels appartenant à une génération qui n'a jamais connu le Tibet "del'intérieur", on sent parfois une certaine frustration, voire de la colère et de la déception, à l'égard des prises de position politiquesdu dalaï-lama.

Ce dernier, qui ne cesse d'appeler les Chinois au dialogue, a depuis longtemps renoncé à exiger l'indépendance duTibet.

Il serait prêt à accepter une autonomie du Tibet dans le cadre de la République populaire de Chine qui contrôlerait lesaffaires étrangères et les questions de défense du "Pays des neiges". Prêchant de par le monde une non-violence de type gandhienne, le guide spirituel des Tibétains prône une "voie du milieu",condamnant la violence des armes et répétant à qui veut l'entendre que "la Chine est un grand pays avec lequel l'Occident se doitd'avoir de bonnes relations".

Pour lui, la priorité n'est pas politique, puisqu'il ne cesse de dénoncer le "génocide culturel" perpétrépar Pékin au Tibet occupé.

Une formulation qui en choque plus d'un, car c'est de génocide tout court qu'il faudrait parler àpropos de la situation qui prévaut depuis trente-huit ans sur le "Toit du monde".

En fait, les Chinois ont envahi le Tibet dès 1950,mais c'est à partir de 1959, quand la rébellion a éclaté à Lhassa, que le régime de Pékin a commencé sa politique de sinisation dupays.

La communauté tibétaine de souche risque désormais de se retrouver minoritaire face à l'ethnie Han, le groupe ethnique leplus important de l'empire du Milieu. Trente-huit ans...

Yangchen Dolkar, trente ans, est née en Inde après l'invasion chinoise.

Elle est la secrétaire générale du"Congrès de jeunes" (Youth Congress), une organisation regroupant cinquante-sept branches régionales en Inde et qui a toujoursété un parti militant de la cause tibétaine.

Pour les gens de sa génération, la lutte de libération pour un pays dont elle ne connaîtque la culture a quelque chose de parfois désespérant.

"Je ne sais même pas si je verrai un jour mon pays, c'est vrai, concède, leslarmes aux yeux, cette militante décidée.

Oui, nous estimons que la ``voie moyenne`` [du dalaï-lama] est trop modérée.

Notrerespect pour Sa Sainteté ne nous empêche pas de camper fermement sur nos positions pour une indépendance totale du Tibet." Yangchen rappelle la colère de ses collègues du "Youth Congress" après la violente répression chinoise contre les émeutes deLhassa en 1987 : "Nous étions frustrés.

Nous pensions prendre les armes contre les soldats chinois." Mais, aujourd'hui, saposition est plus modérée et en accord avec la position officielle du "gouvernement" : "Prendre les armes n'est pas une solution." En tant que politique, la non-violence n'a donc pas donné les résultats que l'on pouvait en attendre : trente-huit ans plus tard, lesTibétains sont toujours en exil, et les Chinois restent sourds aux appels au dialogue lancés par le dalaï-lama.

En privé, même s'ilssavent qu'il n'y a sans doute pas d'autre choix, certains fonctionnaires confient être désabusés.

Même l'un des secrétairesparticuliers de Sa Sainteté, Kelsang Gyatsen, avoue sa "frustration" quand, lors de visites à l'étranger avec le chef de l'Eglisetibétaine, il rencontre des responsables de haut niveau du monde occidental : "Il faut plaider notre cause en permanence pouressayer de convaincre, mais on ne nous écoute pas." Et d'ajouter : "Culturellement, il est très difficile d'aller contre les désirs deSa Sainteté.

On sait qu'il rejettera toujours le choix de méthodes plus radicales [contre les Chinois].

Mais, aussi longtemps que sapolitique ne donne pas de résultats, il ne peut empêcher certains d'exiger l'indépendance totale [et non l'autonomie]." Un tel aveu, dans la bouche même d'une personnalité très proche du dalaï-lama, montre bien qu'en dépit du prestige indéniablede Sa Sainteté la "deuxième génération" renâcle de plus en plus à accepter, en bloc, une politique qui n'a, finalement, jamais portéses fruits.

Même si, in fine, la majorité se rallie derrière le Prix Nobel de la paix, symbole vivant de la poursuite de la lutte et dontl'hyper-activité a conduit à considérablement médiatiser la cause du Tibet. Les plus "durs" des "opposants" de McLeod Ganj ne critiquent d'ailleurs pas directement le dalaï-lama, mais plutôt la "clique"l'entourant.

Jamyan Norbu habite une petite maison isolée dans les brumes, non loin de la résidence du chef de l'Eglise tibétaine.Cet intellectuel a vécu les dernières heures de la rébellion des Khampas, quand ces Tibétains originaires de la province orientaledu Kham réputés pour leur valeur de guerriers attaquaient les troupes chinoises depuis leurs bases arrières du Mustang, auNépal.

"La politique de non-violence est un moyen pour l'Eglise de garder son pouvoir", accuse Jamyan Norbu, l'un desresponsables de l'association culturelle Amnya Machen, du nom d'une célèbre montagne du Tibet, mais qui est en fait uneorganisation très "politique" des "dissidents" de la communauté en exil. "Les membres du gouvernement et tous ceux qui entourent le dalaï-lama vivent encore au Moyen Age.

Ils ne comprennent pasle monde moderne.

Ils ne réalisent pas que la Chine est un Etat-nation que les Tibétains ont combattu dans le passé, affirme cethistorien qui sillonne le monde et ses universités pour défendre la cause d'un militantisme tibétain.

Nous, les Tibétains, sommesdevenus ce que nous étions, dans le passé, parce que nous étions un empire combattant.

Entre 1912 et 1950, le treizième dalaï-lama avait mis sur pied une véritable armée.". »

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