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Article de presse: La théologie de la libération

Publié le 17/01/2022

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26 janvier 1985 - La visite de Paul VI à Bogota en 1968 était sans précédent. C'était la première fois, dans l'histoire de l'Eglise, qu'un pape foulait le sol du Nouveau Monde. Depuis, les voyages du pape se sont banalisés, surtout sous le pontificat actuel. Si la tournée actuelle de Jean-Paul II en Amérique du Sud-la sixième qu'il entreprend sur ce continent-revêt une importance particulière, c'est en raison des graves problèmes que l'Eglise affronte. Ces problèmes s'appellent misère, famine, chômage, ignorance, superstition, dictatures, injustice, torture... Et, face à des situations souvent dramatiques, beaucoup de chrétiens s'engagent dans une lutte sociale, politique, mais aussi religieuse, pour libérer le peuple de pauvres et d'opprimés et lui rendre la dignité humaine. Or cette lutte de libération a donné lieu, chez certains, à une systématisation intellectuelle et à un courant de pensée qui, en dépit de sa grande diversité, est connu sous le nom de " théologie de la libération ". Des expressions extrémistes de cette théologie-notamment une politisation à outrance, avec des emprunts au marxisme, une certaine justification de la violence révolutionnaire et une contestation de l'Eglise officielle-ont fini par inquiéter une fraction de la hiérarchie catholique en Amérique latine, qui a fait part de ses craintes aux congrégations romaines et au pape, dont l'aversion pour l'activité politique des prêtres est connue. Cela donne tout son sens au choix du Pérou-la prochaine étape du pape après l'Equateur-comme point culminant de ce voyage, car c'est ce pays qui a vu naître la théologie de la libération. Une lecture " marxiste " de la Bible C'est, en effet, lors de la première assemblée des épiscopats latino-américains à Medellin (Colombie), en 1968, qu'un jeune théologien péruvien, Gustavo Gutierrez, présente un rapport sur la " théologie du développement ". Par la suite, il raconte: " J'ai compris qu'il était plus biblique et plus théologique de parler d'une théologie de la libération. " L'appellation-fort peu contrôlée!-a fait son chemin depuis... L'offensive romaine, relayant celle menée depuis le début contre cette théologie par les éléments les plus conservateurs des Eglises latino-américaines autour du cardinal Alfonso Lopez Trujillo, archevêque de Medellin, a commencé, en mars 1983, en prenant justement pour cible le théologien Gustavo Gutierrez. Le cardinal Joseph Ratzinger, préfet de la Congrégation romaine pour la doctrine de la foi, avait adressé, à cette date, à l'épiscopat péruvien un document en dix points sur la théologie de Gutierrez. Le théologien péruvien y est accusé notamment d'opérer une lecture " sélective " et " marxiste " de la Bible et d'opposer " l'Eglise des pauvres, l'Eglise de la base, qui est l'authentique peuple de Dieu ", à l'Eglise hiérarchique. L'épiscopat péruvien est divisé. Ensuite, il convoque une autre des têtes pensantes de la théologie de la libération, le Brésilien Leonardo Boff, à comparaître devant l'ex-Saint-Office, à Rome, pour défendre l'orthodoxie de ses écrits. Sa comparution devant la congrégation romaine en septembre 1984 ne régla pas l'affaire, puisque, contre tous les usages, le théologien brésilien était accompagné par deux des représentants les plus prestigieux de l'épiscopat latino-américain : les cardinaux Paulo Evaristo Arns, archevêque de Sao-Paulo, et Aloisio Lorscheider, archevêque de Fortaleza. Sans désarmer, le cardinal Ratzinger a profité de la visite ad limina des évêques péruviens, le mois suivant à Rome, pour essayer de les faire signer un texte commun critiquant la théologie de la libération. Après trois essais infructueux, à partir de textes à chaque fois édulcorés, les évêques ont signé un communiqué exprimant leur " accord unanime " avec le document romain, mais leurs divisions n'ont pas été surmontées pour autant. Cela explique l'importance de l'étape péruvienne du voyage de Jean-Paul II. Déjà lors de son précédent voyage, dans les Caraïbes, en octobre 1984, il avait condamné ce qu'il qualifie d' " Eglise populaire ", dont le modèle est au Nicaragua. Pour le pape, cette Eglise, au nom de l'option " exclusive " en faveur des pauvres, considérés comme le seul et authentique " peuple de Dieu ", défie la hiérarchie épiscopale et " n'est pas l'Eglise du Christ ". Finalement, c'est la contestation de l'institution ecclésiastique, ainsi que de ses représentants hiérarchiques, qui inquiète le plus les autorités romaines. Ce n'est pas un hasard si le livre qui a valu à Leonardo Boff d'être convoqué devant l'ex-Saint-Office, " Eglise, charisme et pouvoir ", est une analyse critique de l'Eglise catholique, dans ses instances dirigeantes, en tant qu'institution. C'est surtout en cela que le courant latino-américain de la théologie de la libération constitue un défi pour l'autorité ecclésiastique. Moins sur le plan des idées-le danger marxiste n'étant le plus souvent qu'un prétexte-qu'en tant que critique de l'exercice de l'autorité dans l'Eglise. Jean-Paul II en est bien conscient et, dans des interventions, il se garde de condamner la théologie de la libération ou de remettre en question " l'option préférentielle en faveur des pauvres ", définie à la conférence de Puebla en 1979. En revanche, il souligne la nécessaire unité autour des évêques et dénonce la création d'une Eglise populaire, coupée de la hiérarchie, ainsi que l'action politique des " prêtres déviationnistes ", comme il vient de le faire à Caracas. ALAIN WOODROW Le Monde du 1er juin 1985

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