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Article de presse: Le Monde et le neutralisme

Publié le 17/01/2022

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1950 - De mars 1949 à septembre 1950, Etienne Gilson, membre de l'Académie française, professeur au Collège de France et collaborateur du Monde depuis sa création, développe dans une série de vingt-cinq articles le thème d'une Europe neutre. Il condamne fermement l'idée du pacte atlantique. Il est soutenu par le directeur du journal, M. Hubert Beuve-Méry. Dans le premier de ses articles, le 2 mars 1949, intitulé " L'alternative ", il écrit : " Ce qu'on est disposé à nous acheter avec des dollars, c'est une fois de plus notre sang et une troisième invasion de l'Europe occidentale, auprès de laquelle les deux précédentes apparaîtraient comme des parties de plaisir. " Cette phrase ne lui sera pas pardonnée et vaudra au journal le ressentiment tenace des Américains. Dix-huit mois plus tard, la cause est entendue. Les atlantistes triomphent, et Gilson prend acte de " l'échec " dans un dernier éditorial du 7 septembre. Les lecteurs trouveront ici les principaux extraits de ces deux textes. L'alternative Avant de conclure un pacte avec les Etats-Unis, il n'est pas mauvais de savoir en quoi cette opération consiste. L'Américain est d'une merveilleuse générosité dans les relations privées, et d'autant plus qu'aucun contrat ne le lie. Dès qu'il y a contrat, c'est une autre affaire. Jamais on ne tirera de lui ce à quoi il ne s'est pas formellement engagé. C'est d'ailleurs pourquoi il a horreur de tout engagement juridique, et, s'il doit en prendre un, le meilleur à ses yeux est celui qui ne l'engage à rien. Les termes du futur pacte dépendront finalement, comme il est naturel dans une démocratie, de longs marchandages entre le gouvernement et le Sénat des Etats-Unis. Nous ne pouvons pas grand-chose pour les changer, mais il importe que nous sachions, le jour venu, les traduire correctement de l'américain en français. Ce qu'ils ne promettront pas ne sera pas promis, ce qui n'aura pas été promis ne sera pas tenu, et nous n'aurons plus tard aucune excuse si nous nous avisons de protester. Lorsque M. Donnel s'élève contre tout " engagement moral " qui pourrait entraîner un jour le Sénat à déclarer la guerre pour quelque incident survenu en Europe, il refuse simplement tout engagement. Si M. Connally, après avoir refusé, lui aussi, de " jouer avec des engagements moraux ", accepte pourtant que les signataires du pacte s'engagent " à prendre les mesures qu'ils pourraient juger indispensables pour obtenir la sécurité nécessaire dans la zone nord-atlantique ", nous pouvons traduire en clair que, en ce cas, les Etats-Unis ne s'engageraient absolument à rien. Et quand M. Vandenberg, dangereusement hardi, assure que la simple reconnaissance formelle d'une " communauté d'intérêt en cas d'attaque armée contre la communauté atlantique " serait une assurance précieuse contre la guerre, il s'illusionne s'il croit que les Russes ne comprendront pas aussi bien que nous le sens de cet oracle. Il signifie, comme le remarquait récemment un éditorial du New York Times, " que le pays est disposé à " acheter " de la sécurité avec des dollars, mais beaucoup moins disposé à s'engager à faire usage de la force pour la sécurité de l'Atlantique nord et des pays de cette zone ". Rien n'est plus clair, mais ce qu'on est disposé à nous " acheter " avec des dollars, c'est une fois de plus notre sang et une troisième invasion de l'Occident européen, au prix de laquelle les deux précédentes apparaîtraient comme des parties de plaisir. C'est beaucoup trop cher. Nous n'avons d'autre choix qu'entre un engagement, non point moral mais militaire, des Etats-Unis, avec toutes les précisions qu'il requiert; ou bien, si les Etats-Unis refusent de se battre en Europe, ce qui est leur droit, notre refus de nous sacrifier pour les Etats-Unis, ce qui est le nôtre. Une neutralité de l'Europe n'est pas inconcevable, pourvu qu'elle soit fortement armée. En cas d'invasion, elle ne se défendra pas plus mal, isolée et sans traité, qu'isolée avec un traité d'assistance qui ne lui en vaudrait aucune. Il n'y aurait pas une chance de plus qu'elle fût envahie. Il y aurait même plutôt une chance de moins. Avouons que ce serait alors la seule, mais c'est une raison de plus pour ne pas la rejeter sans examen. Un échec Rassurons immédiatement le lecteur : l'échec dont nous parlerons n'est que le nôtre, c'est-à-dire celui d'un simple citoyen français usant du droit merveilleux de discuter librement toute question. Notre insuccès ne vaudrait même pas la peine d'en parler s'il ne vérifiait avec éclat l'une des premières propositions que nous avons avancées : la notion de neutralité est si étrangère à la tradition française qu'elle nous est pratiquement inconcevable. Cela, du moins, semble désormais établi. Quoi qu'on en dise, nous n'avons " fait campagne " pour rien, pas même pour une France neutralisée dans une Europe occidentale neutralisée. Notre seul propos fut d'obtenir qu'on en examinât l'idée comme celle d'une politique possible, et c'est ce que nous n'avons pas obtenu. Personne n'a fait face au problème. De l'éloquence, de l'ironie, du sarcasme, une indulgente condescendance pour les faibles d'esprit qui se soucient encore de penser avant d'agir, il y en a eu en abondance, mais d'effort pour discuter objectivement l'idée sur ses propres mérites, point. Et c'est cela même qui est intéressant, car tout fait a un sens. Il a été dit, écrit et imprimé, jusque chez nos amis politiques, que l'on poursuivait ici la chimère d'une neutralité désarmée. Nous avons demandé à l'auteur de ce propos où, quand, comment cette position avait été proposée par nous. Puisque nous avons toujours soutenu le contraire, il ne pouvait citer aucun texte, mais peu importe! Français, cet expert militaire-car c'en est un-estime qu'un neutraliste, comme on dit, est ipso facto en faveur du désarmement de son pays. Plus la confusion est grave, plus il est instructif de constater qu'elle semble congénitale à certains cerveaux français. Une deuxième manière simple de ne pas envisager l'hypothèse est de la traiter d'irréelle. C'est, dit-on, une chimère. Elle l'est en effet pour ceux dont la politique arrêtée implique la belligérance fatale de la France dans tout conflit d'ordre atlantique, mais on s'étonne un peu que pas un ne daigne prendre en considération les difficultés inhérentes à leur propre thèse. Car il y en a. On veut une Europe unie rapidement et puissamment armée, prête à s'engager dans la guerre redoutée aux côtés des Etats-Unis. Soit, mais il y a des neutres. Il s'agit donc de savoir si une Europe composée de neutres et de belligérants sera jamais unie sans la Suède, la Suisse ni l'Espagne; si l'union de l'Europe en armes pour la défense de ses frontières se réalisera plus facilement sur le terrain d'une belligérance commune que sur celui d'une neutralité commune. Nous ne prétendons pas détenir la solution de ces problèmes, mais il nous semble remarquable qu'on les tienne pour résolus sans même les avoir posés. C'est exactement ce que nous faisons dans nos entretiens avec l'Amérique. On semble tenir pour évident que les Etats-Unis sont et seront toujours contre une politique de neutralité européenne. C'est mal connaître la mobilité de ce pays, mais c'est surtout renoncer d'avance à y défendre devant l'opinion publique cette thèse, déjà soutenue par d'illustres publicistes américains, que l'intérêt de la paix du monde et même l'intérêt militaire des Etats-Unis seraient servis au mieux par une Europe armée et décidée à se défendre contre toute agression, mais militairement neutralisée. Ce peut être une erreur, mais il est une fois de plus symptomatique que l'on refuse d'examiner en France, comme fatale à l'amitié franco-américaine, une thèse déjà soutenue aux Etats-Unis, qui réarmeront d'ailleurs l'Espagne, directement ou non, sans aucun engagement de sa part. Il ne s'agit pas ici de mauvaise foi. Sauf dans les partis qui en font une arme de propagande, nous la tenons pour infiniment rare. Il ne s'agit même pas de mauvaise volonté, car la plus étroite amitié nous lie à beaucoup de ceux dont nous n'avons pas obtenu qu'ils prissent en considération ce problème. Certains d'entre eux en venant à dire que refuser d'armer l'Europe unie serait donner des armes aux partisans de la neutralité, il ne reste plus qu'à tirer l'échelle. Evidemment l'idée d'une Europe assez forte pour rester libre de sa politique et garder la liberté de ses armes n'entre pas dans une tête française. On ne peut qu'en donner acte à l'opinion publique, maîtresse responsable en fin de compte des destinées d'une démocratie. Voilà qui est fait.

« sur ses propres mérites, point.

Et c'est cela même qui est intéressant, car tout fait a un sens. Il a été dit, écrit et imprimé, jusque chez nos amis politiques, que l'on poursuivait ici la chimère d'une neutralité désarmée.

Nousavons demandé à l'auteur de ce propos où, quand, comment cette position avait été proposée par nous.

Puisque nous avonstoujours soutenu le contraire, il ne pouvait citer aucun texte, mais peu importe! Français, cet expert militaire-car c'en est un-estime qu'un neutraliste, comme on dit, est ipso facto en faveur du désarmement deson pays.

Plus la confusion est grave, plus il est instructif de constater qu'elle semble congénitale à certains cerveaux français. Une deuxième manière simple de ne pas envisager l'hypothèse est de la traiter d'irréelle.

C'est, dit-on, une chimère.

Elle l'est eneffet pour ceux dont la politique arrêtée implique la belligérance fatale de la France dans tout conflit d'ordre atlantique, mais ons'étonne un peu que pas un ne daigne prendre en considération les difficultés inhérentes à leur propre thèse.

Car il y en a.

On veutune Europe unie rapidement et puissamment armée, prête à s'engager dans la guerre redoutée aux côtés des Etats-Unis.

Soit,mais il y a des neutres.

Il s'agit donc de savoir si une Europe composée de neutres et de belligérants sera jamais unie sans laSuède, la Suisse ni l'Espagne; si l'union de l'Europe en armes pour la défense de ses frontières se réalisera plus facilement sur leterrain d'une belligérance commune que sur celui d'une neutralité commune.

Nous ne prétendons pas détenir la solution de cesproblèmes, mais il nous semble remarquable qu'on les tienne pour résolus sans même les avoir posés. C'est exactement ce que nous faisons dans nos entretiens avec l'Amérique.

On semble tenir pour évident que les Etats-Unissont et seront toujours contre une politique de neutralité européenne.

C'est mal connaître la mobilité de ce pays, mais c'est surtoutrenoncer d'avance à y défendre devant l'opinion publique cette thèse, déjà soutenue par d'illustres publicistes américains, quel'intérêt de la paix du monde et même l'intérêt militaire des Etats-Unis seraient servis au mieux par une Europe armée et décidée àse défendre contre toute agression, mais militairement neutralisée.

Ce peut être une erreur, mais il est une fois de plussymptomatique que l'on refuse d'examiner en France, comme fatale à l'amitié franco-américaine, une thèse déjà soutenue auxEtats-Unis, qui réarmeront d'ailleurs l'Espagne, directement ou non, sans aucun engagement de sa part. Il ne s'agit pas ici de mauvaise foi.

Sauf dans les partis qui en font une arme de propagande, nous la tenons pour infiniment rare.Il ne s'agit même pas de mauvaise volonté, car la plus étroite amitié nous lie à beaucoup de ceux dont nous n'avons pas obtenuqu'ils prissent en considération ce problème.

Certains d'entre eux en venant à dire que refuser d'armer l'Europe unie serait donnerdes armes aux partisans de la neutralité, il ne reste plus qu'à tirer l'échelle.

Evidemment l'idée d'une Europe assez forte pour resterlibre de sa politique et garder la liberté de ses armes n'entre pas dans une tête française.

On ne peut qu'en donner acte à l'opinionpublique, maîtresse responsable en fin de compte des destinées d'une démocratie.

Voilà qui est fait. ETIENNE GILSON de l'Académie française. Le Monde du 2 mars 1949 et 7 septembre 1950. »

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