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Article de presse: L'impasse au bout des législatives en Algérie

Publié le 17/01/2022

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5 juin 1997 - Même si les élections législatives algériennes ont été entachées de fraudes et d'irrégularités, elles donnent de la société une image instructive. On y distingue, derrière les chiffres, un pays rongé par le scepticisme, méfiant vis-à-vis du pouvoir et, en fin de compte, toujours attaché aux valeurs de l'islam telles que le Front islamique du salut (FIS) sut les incarner il y a quelques années. Selon les résultats officiels publiés, le 9 juin, par le Conseil constitutionnel, quelque 2,5 millions d'électeurs ont choisi la liste d'un des deux grands partis islamistes représentés au scrutin, soit plus d'un votant sur quatre. En décembre 1991, au premier tour des précédentes législatives, les islamistes c'est-à-dire essentiellement le FIS avaient obtenu 3,8 millions de suffrages. Entre-temps, le corps électoral s'est accru de plus de 3 millions de personnes. Les dirigeants algériens auraient donc gagné leur pari et "éradiqué" le courant islamique. C'est oublier que celui-ci reste le deuxième courant politique algérien, toutes tendances confondues. Nombre d'Algériens sont même convaincus que les islamistes "modérés" de Mahfoud Nahnah, dirigeant du Mouvement de la société pour la paix (MSP), affilié à l'organisation des Frères musulmans, l'ont emporté à l'échelle du pays et que le régime, par ses manipulations, leur a volé la victoire. Le fait est que les réunions publiques de Mahfoud Nahnah ont fait recette dans le pays tout entier. Sous des dehors patelins, l'homme a su capter les classes moyennes arabophones, celles qui s'estiment lésées par l'emprise des francophones sur les leviers politiques et économiques du pays. Son parti, s'il a été contraint de changer de nom pour se mettre en conformité avec la nouvelle loi électorale, est le plus ancien mouvement islamiste algérien. Le mieux structuré aussi. Il contrôle les plus puissantes des associations algériennes. Effrayé par le succès populaire de Mahfoud Nahnah, le pouvoir a choisi de contre-attaquer et de lancer contre lui de virulentes attaques personnelles au cours des dernières semaines de la campagne électorale. Membres du gouvernement (démissionnaire) d'Ahmed Ouyahia, les islamistes "modérés" du MSP ne feront vraisemblablement pas partie de la prochaine équipe. Le régime peut se dispenser de leur soutien. Paradoxalement, les islamistes du MSP sont redoutés alors même qu'à la différence du FIS ils n'ont jamais souhaité prendre le pouvoir. Ce qu'ils cherchent, c'est l'orienter, l'infléchir en faisant la part belle à l'islam. Les résultats du scrutin posent une autre question. Comment expliquer la percée du mouvement Ennahda (MN), l'autre parti islamiste, qui avec trente-quatre sièges arrive en quatrième position ? Jusqu'ici implanté dans l'est de l'Algérie, le parti que dirige cheikh Djaballah, quarante ans, un ancien prédicateur des mosquées de l'Est, a élargi son assise géographique, raflant, par exemple, deux sièges à Alger. Sur le fond, rien d'essentiel ne sépare le MSP, de Mahfoud Nahnah, du mouvement Ennahda. Ni l'un ni l'autre, par exemple, ne veut entendre parler d'une modification quelconque du code de la famille, pourtant très rétrograde. En revanche, les deux dirigeants ont des personnalités différentes. Autant Mahfoud Nahnah, "le cheikh en complet-veston", déploie tous ses talents d'ancien acteur de théâtre pour incarner un islam ouvert sur l'Occident, autant l'ultra-conservateur Djaballah, fidèle à la gandoura et à sa araguia (la calotte blanche), s'affiche comme un adversaire irréductible du taghrib (l'occidentalisation). La résistance passive Interdit depuis 1992, le FIS, par la voix de ses représentants à l'étranger, avait recommandé à ses sympathisants de s'abstenir ou de voter pour les partis favorables à la paix (le FFS, d'Hocine Aït Ahmed, ou le Parti des travailleurs, de Louisa Hanoune). Officiellement, 35 % des électeurs ne se sont pas rendus aux urnes le 5 juin. Aux présidentielles de novembre 1995, ils n'avaient été que 25 % à s'abstenir. Si les abstentionnistes ont été aussi nombreux aux législatives (d'aucuns parlent d'un taux de participation qui n'aurait pas dépassé 50 %), c'est qu'une partie des sympathisants du FIS ont répondu à l'appel de leurs dirigeants. A Bab El Oued, quartier populaire de la capitale, des jeunes attablés à la terrasse d'un café symbolisaient bien ce refus ostentatoire d'aller voter. "Le FIS ne mourra jamais", lançait l'un d'eux, comme par défi. Au-delà, le taux élevé des abstentionnistes révèle une profonde désaffection des Algériens pour le politique. Ne pas voter, c'était, d'une certaine façon, opposer une résistance passive à un pouvoir honni. La publication des résultats du scrutin, la certitude aux yeux d'une majorité d'Algériens qu'ils ont été falsifiés, ne peuvent qu'accroître ce rejet du politique. Face à un constat aussi désespérant, comment s'étonner que la violence apparaisse à certains comme l'unique recours, la seule issue possible ? Le pouvoir algérien a la possibilité de briser ce cercle et de ramener la paix. Il lui suffirait de négocier un partage du pouvoir. En humiliant le FFS, d'Hocine Aït Ahmed, et le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), de son rival Saïd Sadi, crédités d'un nombre de voix en deçà de leurs espérances, les dirigeants algériens ont clairement montré aux Occidentaux qu'il fallait s'en tenir à un affrontement entre le pouvoir et les islamistes et qu'entre les deux rien n'existe. L'impasse reste totale. JEAN-PIERRE TUQUOI Le Monde du 17 juin 1997

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