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Article de presse: Pologne : les émeutes de Gdansk

Publié le 17/01/2022

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14-15 décembre 1970 - Vers 8 heures du matin, le 15 décembre, un jeune ouvrier à peu près inconnu s'engouffre au milieu d'un groupe de manifestants dans le bâtiment qui sert de siège au commandement de la milice de Gdansk. Dehors, l'émeute gronde. Les miliciens ont battu en retraite devant la foule armée de barres de fer et de pavés. Lech Walesa (c'est de lui qu'il s'agit, et la scène se passe en décembre 1970, il y a tout juste quinze ans) tente de négocier : libérez les manifestants que vous détenez, et nous évacuerons le bâtiment. Peu après, il apparaît à une fenêtre du deuxième étage pour s'adresser à la foule, mais sa voix est aussitôt couverte par le vacarme des grenades lacrymogènes lancées du haut du toit. Les affrontements reprennent, et c'est à ce moment que tombent les premiers morts. Une heure plus tard, à Varsovie, un jeune général, ministre de la défense depuis deux ans, participe à une réunion de la direction politique du pays. Le premier secrétaire du parti, Gomulka, propose d'ordonner à la police et à l'armée de faire usage des armes pour imposer le retour à l'ordre. Aucune des personnes présentes, et le général Jaruzelski pas plus que les autres, n'exprime de réserves. Le jour même, les chars entreront dans Gdansk, Gdynia et Szczecin. Il y aura, selon les bilans officiels, quarante-quatre morts et plus de mille blessés, mais les manifestations ne cesseront qu'après que le chef du parti, Gomulka, eut été emporté par la tourmente, lâché par les Soviétiques et prié de démissionner par ses collègues du bureau politique, au profit d'Edouard Gierek. Dix ans plus tard, M. Gierek a dû, à son tour, céder la place, et Lech Walesa, désormais célèbre, président du premier et unique syndicat indépendant dans le monde communiste, inaugure en grande pompe un gigantesque monument à la mémoire des victimes de ce mois de décembre 1970, où Solidarité a, de toute évidence, pris sa source. Un joli succès de politique étrangère. C'est aussi ce que Gomulka avait enregistré au début de décembre 1970 avec le traité de normalisation des relations germano-polonaises. Et, fort de cette réussite, le premier secrétaire d'alors n'imaginait pas que son projet de hausse des prix, associé à un nouveau système de rémunérations, plus restrictif, pourrait provoquer pareil émoi. Au pouvoir depuis quatorze années, Gomulka s'était muré dans un autoritarisme obstiné, et avait perdu depuis bien longtemps l'extraordinaire popularité acquise en 1956, lorsqu'il avait su faire face aux Soviétiques. Surpris par les arrêts de travail spontanés dans les grands ports du littoral, puis par les manifestations, Gomulka ne songea apparemment jamais qu'il pourrait négocier, décharger l'atmosphère. Sa seule idée, à lui et à ses proches, était de rétablir l'ordre et d'étouffer dans l'oeuf la " contre-révolution " : ainsi à Gdynia, les membres du comité de grève, qui voulaient négocier, furent arrêtés en pleine nuit, ce qui contribua grandement à attiser la colère. De leur côté, les grévistes et les manifestants, nullement préparés à affronter une pareille crise, et dépourvus de dirigeants éprouvés, capables de canaliser leur action, se laissèrent déborder par les événements. Les affrontements furent très durs, à Gdansk et à Szczecin, les sièges du parti et plusieurs autres bâtiments publics furent pris d'assaut et incendiés, de même que des postes de police où quelques miliciens faillirent brûler vifs, tandis que de nombreux magasins étaient pillés, ce que la propagande officielle ne manqua pas d'exploiter très largement. Quant aux forces de l'ordre, elles firent preuve d'une extrême brutalité, et il y eut de véritables tortures, et même, selon des témoignages, des assassinats dans les commissariats. Il y eut aussi, de la part des responsables politiques, une totale incohérence dans les décisions. Le 15 décembre au soir, le secrétaire du parti pour la région de Gdansk, Stanislas Kociolek (aujourd'hui ambassadeur à Moscou), intervenait à la télévision locale pour fustiger en termes très durs les houligans et autres voyous fauteurs de troubles, et surtout pour appeler les ouvriers des chantiers en grève à reprendre le travail le lendemain. La décision avait pourtant été prise par d'autres membres du bureau politique présents à Gdansk de fermer les chantiers, et pendant toute la nuit l'armée et la police prirent position pour en barrer tous les accès. Le résultat fut un véritable massacre. Aux premières heures de la matinée du 16, quand des milliers d'ouvriers sortirent des trains à la station de Gdynia, et se trouvèrent face à face avec des mitrailleuses. Certaines dispositions avaient certes été prises pour prévenir les travailleurs des chantiers de ce qui les attendait, et de gigantesques mégaphones de l'armée étaient censés les dissuader d'approcher. Mais c'était trop tard, la pression de la foule était trop forte. Suivirent alors des scènes atroces tandis que, pour ajouter à la confusion, des hélicoptères lançaient des grenades offensives et des gaz lacrymogènes. Un cortège se forma derrière le cadavre d'un jeune homme allongé sur une porte qui servait de brancard, et un drapeau blanc et rouge trempé dans le sang. Les affrontements à Gdynia, durèrent toute la matinée, et le cortège fut dispersé par les attaques successives de la police. Le cadavre finit par être abandonné, sur sa porte, au milieu d'une rue. Le lendemain, 17 décembre, c'est Szczecin qui est le théâtre d'une terrible bataille de rue, tandis que flambe le siège du parti. L'armée et la milice tirent sur les grévistes qui occupent le chantier Warski. L'agitation gagne les autres villes du littoral, et en dépit d'un blocus total de l'information, l'ensemble du pays et aussi le monde extérieur commencent à comprendre que quelque chose de très grave se passe. Tout le pays risque de s'embraser. C'est alors que les Soviétiques interviennent : le bureau politique du PC de l'URSS adresse une lettre au bureau politique du Parti ouvrier polonais. La lettre (jamais publiée) évoque la nécessité de trouver des solutions politiques et économiques à la crise. C'en est fini pour Gomulka, d'ailleurs frappé par la maladie, qui, le lendemain, accepte de démissionner. La situation sur le littoral s'apaise, mais elle se tendra à nouveau jusqu'à devenir menaçante en janvier, jusqu'à ce que le nouveau premier secrétaire Edouard Gierek prenne l'initiative sans précédent d'aller s'adresser lui-même aux ouvriers qui occupent à nouveau le chantier naval de Szczecin. Sans rien céder sur l'essentiel, il trouve un langage nouveau, inspire une certaine confiance. Dix ans plus tard, il aura totalement dilapidé ce capital de confiance, en même temps que les milliards de dollars empruntés en Occident, et, en août 1980, il ne saura plus trouver les mots pouvant faire illusion. Mais, confronté à l'épreuve, aux nouvelles grandes grèves du littoral, il acceptera, par émissaires interposés, de négocier, n'enverra pas la troupe, et ne fera pas couler le sang. Et en face, les ouvriers des chantiers se garderont de toute violence, de toute manifestation même, et resteront dans leurs chantiers au lieu d'aller attaquer les bâtiments du parti. De part et d'autre, on avait tiré la leçon de la tragédie de décembre 1970. C'est ce qui, entre autres, rendit possible le miracle d'août 1980. Certes, dix années avaient passé, et les ouvriers de 1980, même si c'étaient parfois les mêmes, étaient déjà bien différents de ceux de 1970, qui, eux, chantaient encore l'Internationale... En 1980, d'autres acteurs, des intellectuels, des militants du KOR, vinrent aussi apporter leur contribution, alors qu'en 1970 les ouvriers étaient désespérément seuls (à Gdansk, les étudiants de l'Ecole polytechnique avaient même refusé de se joindre aux manifestants qui leur demandaient leur aide). Mais, déjà, leurs revendications étaient loin d'être purement économiques, déjà ils réclamaient une presse honnête et crédible et des syndicats qui seraient " soumis à la classe ouvrière ", et non au parti. C'est donc bien, pour l'essentiel, de l'échec de décembre 1970 et de la hantise de voir se renouveler cet échec qu'est né le succès à peine croyable de Solidarité. MICHEL TATU Le Monde du 15-16 décembre 1985

« Le lendemain, 17 décembre, c'est Szczecin qui est le théâtre d'une terrible bataille de rue, tandis que flambe le siège du parti.L'armée et la milice tirent sur les grévistes qui occupent le chantier Warski. L'agitation gagne les autres villes du littoral, et en dépit d'un blocus total de l'information, l'ensemble du pays et aussi le mondeextérieur commencent à comprendre que quelque chose de très grave se passe. Tout le pays risque de s'embraser.

C'est alors que les Soviétiques interviennent : le bureau politique du PC de l'URSS adresseune lettre au bureau politique du Parti ouvrier polonais.

La lettre (jamais publiée) évoque la nécessité de trouver des solutionspolitiques et économiques à la crise.

C'en est fini pour Gomulka, d'ailleurs frappé par la maladie, qui, le lendemain, accepte dedémissionner.

La situation sur le littoral s'apaise, mais elle se tendra à nouveau jusqu'à devenir menaçante en janvier, jusqu'à ceque le nouveau premier secrétaire Edouard Gierek prenne l'initiative sans précédent d'aller s'adresser lui-même aux ouvriers quioccupent à nouveau le chantier naval de Szczecin.

Sans rien céder sur l'essentiel, il trouve un langage nouveau, inspire unecertaine confiance. Dix ans plus tard, il aura totalement dilapidé ce capital de confiance, en même temps que les milliards de dollars empruntés enOccident, et, en août 1980, il ne saura plus trouver les mots pouvant faire illusion.

Mais, confronté à l'épreuve, aux nouvellesgrandes grèves du littoral, il acceptera, par émissaires interposés, de négocier, n'enverra pas la troupe, et ne fera pas couler lesang.

Et en face, les ouvriers des chantiers se garderont de toute violence, de toute manifestation même, et resteront dans leurschantiers au lieu d'aller attaquer les bâtiments du parti. De part et d'autre, on avait tiré la leçon de la tragédie de décembre 1970.

C'est ce qui, entre autres, rendit possible le miracled'août 1980.

Certes, dix années avaient passé, et les ouvriers de 1980, même si c'étaient parfois les mêmes, étaient déjà biendifférents de ceux de 1970, qui, eux, chantaient encore l'Internationale... En 1980, d'autres acteurs, des intellectuels, des militants du KOR, vinrent aussi apporter leur contribution, alors qu'en 1970 lesouvriers étaient désespérément seuls (à Gdansk, les étudiants de l'Ecole polytechnique avaient même refusé de se joindre auxmanifestants qui leur demandaient leur aide). Mais, déjà, leurs revendications étaient loin d'être purement économiques, déjà ils réclamaient une presse honnête et crédible etdes syndicats qui seraient " soumis à la classe ouvrière ", et non au parti. C'est donc bien, pour l'essentiel, de l'échec de décembre 1970 et de la hantise de voir se renouveler cet échec qu'est né lesuccès à peine croyable de Solidarité. MICHEL TATU Le Monde du 15-16 décembre 1985. »

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