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Article de presse: Protestation à Washington

Publié le 17/01/2022

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9 mai 1970 - Le moins qu'on puisse dire de ce week-end de protestation à Washington, qui attira au moins cent mille étudiants dans la capitale des Etats-Unis, est qu'il n'aurait été possible sous cette forme dans aucune autre ville du monde. Grâce à un accord tacite, il ne connut, excepté quelques incidents isolés dans la nuit de samedi à dimanche, aucune surenchère de violence. Les deux camps se firent face en se cherchant dans le brouillard des mots. Un président hanté qui, six heures après sa conférence de presse de vendredi soir, à cinq heures du matin, sort de la Maison Blanche pour aller au-devant des manifestants, en reçoit l'accueil dû à sa fonction, puis va prendre son petit déjeuner à l'improviste dans un grand hôtel voisin, rentre à sa résidence, et se couche, se relève, demeure aux aguets toute la journée, et suit heure par heure les rapports de ses informateurs, donne le ton de ce dialogue improvisé. Une Maison Blanche protégée d'une éventuelle invasion par une chaîne d'autocars bloquant de manière efficace les trottoirs, des bus loués pour l'occasion aux lignes privées locales, devient, soudain, le symbole de l'inaccessible. La partie officielle de la manifestation se termine au début de l'après-midi de samedi. Mais des jeunes à brassards noir et rouge, à serre-tête colorés, portant ostensiblement la panoplie du vagabond du folklore américain, torse nu ou chemise ouverte, déambulent encore sans but. Beaucoup prenaient des bains de soleil sur les pelouses municipales d'autres, imitant d'instinct les grandes ablutions bibliques, entrecoupaient ce pèlerinage d'une immersion dans les fontaines et les bassins qui décorent Washington. L'efficacité a été le dernier souci de cette manifestation monstre. Son aspect kermesse et pique-nique, l'absence d'agressivité qu'elle montra d'un bout à l'autre, alors qu'il eût été facile de mettre la police dans l'embarras, traduisent le sens profond de cette opposition migratoire. Il ne s'agissait ni de prendre le pouvoir, ni d'intimider la Maison Blanche, ni même de forcer la main à M. Nixon, mais seulement de " témoigner ", au sens le plus grand du terme, d'être là, et de prouver par l'action ou par l'inaction qu'une large minorité pouvait elle aussi être silencieuse ou seulement murmurante (très peu de pancartes et de slogans apparaissaient dans la foule) et déterminée jusque dans ses oscillations les plus incertaines. Car ce qu'on a vu à Washington, durant le week-end, déborde le pittoresque coloré et n'emprunte les attributs du " hippisme " que comme un signe de ralliement. Le culte du jour était plus l'anarchie que l'antinixonisme. A vrai dire, personne ne se souciait de M. Nixon, dont le geste eut peu de retentissement parce qu'il n'est même pas assez représentatif pour exciter le genre de haine que provoqua M. Johnson. Pour les étudiants, il est plus un figurant qu'un souverain. Ils n'ont jamais attendu quoi que ce soit de lui. S'ils sont contre sa politique, ce n'est pas qu'ils en soient tristement surpris (comme ils le furent avec M. Johnson) c'est parce qu'ils se sentent soudainement responsables du sort de la nation, les instances intermédiaires locales et politiques ayant failli à leur tâche de relais et d'expression. Ainsi, les pérégrinations en haillons de samedi ne sont-elles qu'un début. Non seulement les universités se sont brusquement réveillées en huit jours, mais elles ont découvert qu'elles étaient les seules institutions américaines vivantes capables de s'émouvoir et de transmettre au pays le choc qu'elles avaient elles-mêmes ressenti dans les événements. ALAIN CLEMENT Le Monde du 12 mai 1970

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