Devoir de Philosophie

Barrot, sur la campagne des banquets

Publié le 19/02/2013

Extrait du document

En 1875 paraissent les Mémoires posthumes d’Odilon Barrot, principal initiateur de la campagne des banquets de juillet 1847-février 1848. À l’évocation de cet épisode, l’auteur décrit l’ambiance et les conditions dans lesquelles naît la campagne protestataire. Mais il souligne surtout son attachement à une simple réforme permettant l’établissement d’une monarchie constitutionnelle plus démocratique. Cette insistance lui permet de valoriser sa modération et de se dédouaner de toute responsabilité dans la radicalisation de la campagne qui débouche sur la révolution de février 1848.

La campagne des banquets selon Odilon Barrot

 

Après cette dernière et vaine tentative de réforme, nous nous étions réunis chez l’un de nous, M. Duvergier de Hauranne, pour aviser au meilleur moyen de mettre le pays en demeure de se prononcer sur la réforme. Quelques députés influents de la gauche et du centre gauche assistaient à cette conférence : l’objection de M. Duchâtel y fut rappelée.

 

 

S’il est vrai, comme l’a prétendu ce ministre, disions-nous, que le public soit en effet indifférent sur cette question de réforme, alors c’est le ministre qui a raison contre nous, et il faut renoncer à la poursuivre. Il importe donc d’être édifiés sur ce point : le public veut-il ou ne veut-il pas d’une réforme ?

 

 

La session allait finir. Nous fûmes unanimement d’avis qu’il fallait, dans l’intervalle des deux sessions, interroger l’opinion par la voie la plus usitée, celle des banquets ; il fut convenu que nous y convierions les électeurs et les citoyens notables de chaque cité, en ayant soin que ces réunions se tinssent dans des lieux privés, afin d’éviter ainsi les dispositions prohibitives de la loi contre toute réunion publique non autorisée ; que là se poserait la question de la réforme. Il fut également arrêté entre nous que toutes les opinions qui se renfermaient dans le cercle de la Constitution, à quelques nuances qu’elles appartinssent, seraient admises dans ces réunions, et qu’en seraient exclues seulement celles qui appelaient une révolution. Le mot d’ordre général devait être celui-ci : Une réforme, pour éviter une révolution ! Nous laissions à chaque réunion à régler les toasts, pourvu qu’on ne s’écartât pas de ce mot d’ordre ; celui Au roi ne fut ni exclu, ni imposé.

 

 

M. Thiers approuva la manifestation publique, mais il ne jugea pas convenable de s’y associer personnellement, soit qu’il se défiât de sa popularité, soit qu’il trouvât qu’il était trop rapproché du pouvoir pour lui livrer un pareil assaut. M. Dufaure s’abstint aussi, mais par d’autres motifs qu’il énonça dans une lettre à ses électeurs de la Charente.

 

 

L’effet de ces abstentions fut fâcheux : non que l’énergie de la manifestation en pût être diminuée, mais il devenait maintenant plus difficile pour nous de conserver à notre démonstration le caractère de modération que nous tenions à lui imprimer ; cette abstention d’une partie du centre gauche nous exposait à pencher davantage vers l’extrême gauche, ce que nous voulions surtout éviter.

 

 

Je ne ferai pas l’historique de cette longue série de démonstrations, dont la première eut lieu en juillet 1847, dans le premier arrondissement de Paris, au banquet du Château-Rouge, et dont la dernière devait avoir lieu le 22 février, dans le douzième arrondissement, et ne fut interrompue que par la révolution : il me suffira de dire que le parti conservateur, qui avait d’abord affecté un grand mépris pour ces réunions (ses journaux étaient remplis de sarcasmes contre nos banquets), changea bientôt de langage lorsqu’il vit que l’agitation gagnait de ville en ville, et que plus de cinquante cités importantes y avaient déjà pris part.

 

 

En effet, nous ne nous étions pas trompés lorsque nous avions soutenu que l’indifférence dont se prévalait M. Duchâtel n’était qu’apparente, et nous ne tardâmes pas à nous en apercevoir à la rapidité avec laquelle le mouvement une fois commencé se communiqua dans toutes les parties de la France. Je reçus de toute part des députations qui me pressaient d’aller présider ces réunions civiques ; je me rendis à presque toutes : j’attachais une grande importance à ce que cette agitation ne sortît pas des vies constitutionnelles, et je ne m’y épargnai pas.

 

 

Ici, je rappelais les espérances trompées de notre révolution de juillet ; là, je traçais à la classe moyenne ses devoirs envers la patrie commune ; dans tel lieu, je faisais ressortir les conséquences fâcheuses du système de corruption et d’intimidation sur lequel s’appuyait le gouvernement ; dans tel autre, j’attaquais cette centralisation excessive dont le pouvoir faisait un si grand abus ; partout, j’avertissais les électeurs que le salut de la France était dans leurs mains, et que, s’ils le voulaient résolument, nous obtiendrions une réforme qui épargnerait à notre pays les dangereux hasards d’une révolution. J’insistais, partout où j’étais présent, pour que le toast au roi constitutionnel fût porté, et je rencontrai rarement de la résistance : là même où ce toast était omis, les convenances étaient au moins gardées.

 

 

Une seule fois, l’élément radical et révolutionnaire tenta d’intervenir et de mêler son drapeau au nôtre : c’était à Lille. Les députés de ce riche et populeux arrondissement appartenaient tous à l’opposition modérée et dynastique ; ils avaient organisé le banquet réformiste et, d’accord avec un comité où s’étaient malheureusement glissés quelques radicaux, ils en avaient arrêté le programme sans toutefois fixer les toasts à porter ; puis une députation était venue m’inviter à présider la manifestation, m’assurant que tout s’y passerait dans les conditions d’une stricte et rigoureuse légalité : sur cette assurance, je m’étais rendu dans cette ville ; mais quelques heures avant que le banquet eût lieu, nous apprîmes que M. Ledru-Rollin devait y paraître. Le coup avait été monté en arrière de mes collègues qui, pris par surprise, résolurent de s’abstenir de paraître au banquet, si le toast : Au roi constitutionnel, ne précédait tous les autres. Ils crurent devoir, cette fois, produire cette exigence, comme garantie, contre les violences que la présence de M. Ledru-Rollin leur faisait pressentir.

 

 

La condition fut refusée ; alors l’abstention de mes collègues et la mienne furent signifiées au comité.

 

 

À cette nouvelle, grande émotion dans la population ; on se réunit en tumulte à l’hôtel de ville ; des menaces sont proférées contre les abstenants. J’y parais, je suis entouré ; j’explique nos motifs d’abstention : « Nous ne voulons tromper personne, dis-je à haute voix au milieu de cette foule très animée : nous ne poursuivons la réforme que pour éloigner tout danger de révolution ; nous acceptons le concours de tous ceux qui veulent se rallier franchement, loyalement à cette devise ; mais nous sommes bien résolus à nous séparer de ceux qui, au contraire, ne feraient de la question de réforme qu’un prétexte pour renverser le gouvernement. Depuis quand la franchise et le courage des opinions seraient-ils un crime aux yeux des hommes qui se disent libéraux ? « Et, en prononçant ces paroles, je fixais du regard les groupes menaçants qui se pressaient autour de moi : je fus respecté ; je me retirai. Le banquet eut lien, et M. Ledru-Rollin y développa tout à son aise ses thèses révolutionnaires et socialistes : il n’eut pas de contradicteur.

 

 

Mais, dès le lendemain, je présidais les banquets d’Avesnes, et là, j’affirmais avec une nouvelle énergie notre résolution de poursuivre une réforme libérale et modérée par les seules voies légales : d’autres manifestations de même nature se succédèrent immédiatement après à Cambrai et autres villes du Nord, et l’impression fâcheuse qu’avait produite l’incident de Lille fut bientôt effacée.

 

 

Cette scission éclatante que nous avions faite avec le parti révolutionnaire eut même ce résultat favorable de mieux faire ressortir aux yeux de la classe moyenne le caractère modéré et strictement constitutionnel de l’agitation réformiste que nous poursuivions, et de nous donner par cela même une nouvelle force.

 

 

[…]

 

 

Source : Barrot (Odilon), Mémoires posthumes, tome 1, Paris, Charpentier, 1875.

 

Microsoft ® Encarta ® 2009. © 1993-2008 Microsoft Corporation. Tous droits réservés.

Liens utiles