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Bourdet, l'Aventure incertaine (extrait)

Publié le 03/04/2013

Extrait du document

Claude Bourdet, journaliste et membre éminent de la gauche chrétienne, entre en Résistance en 1941. Il devient rapidement l’un des responsables du mouvement « Combat «. Trente-cinq ans plus tard, dans l’Aventure incertaine, il livre une chronique de ses années clandestines et une analyse de la Résistance, de son culte. La rigueur de son témoignage est aussitôt saluée par les historiens spécialistes de cette période, qui considèrent l’ouvrage de Claude Bourdet comme un apport capital à l’histoire de la Résistance.

L’Aventure incertaine de Claude Bourdet

 

Il y a une autre raison pour laquelle, à mon avis, il faut se pencher aussi scientifiquement que possible sur le fait de la Résistance, c’est que ce phénomène a pris une place curieuse dans l’inconscient collectif, au moins en France et sans doute dans d’autres pays. Le nombre de personnes qui ont participé effectivement à la lutte clandestine ou qui ont, hors de France, fait partie des Forces Françaises Libres, est extrêmement limité : quelques dizaines de milliers, au cours des années 40, 41, 42, quelques centaines de milliers en 1943-1944, si l’on ne compte pas comme acte de résistance le seul fait d’avoir écouté la B.B.C. ou lu quelquefois un journal clandestin. En fait, d’ailleurs, ces chiffres ne pouvaient guère être plus élevés, pour des raisons que j’expliquerai plus loin. Et il faut bien admettre, au contraire, que la majorité des Français s’est assez bien contentée du régime de Vichy. Or, après la Libération, il y a eu un véritable culte de la Résistance, et encore aujourd’hui, ses adversaires les plus violents, les « collaborateurs « de l’époque et leurs descendants des jeunes groupements fascistes sont les seuls à attaquer la Résistance, et encore assez rarement de front. Pour les autres, il y a un consensus général, une approbation tacite, et le fait d’avoir participé à la Résistance est encore aujourd’hui un atout utile. Il serait facile de dire (comme le font volontiers « collabos « et fascistes) que les résistants se sont « emparés de la France «, qu’ils ont « fabriqué l’opinion «, et que ce culte a été en quelque sorte imposé au peuple français. Cette thèse, comme toutes celles qui expliquent l’Histoire par un complot, n’a pas grand rapport avec la réalité. […] Même si l’on admet que la minorité des Français résistants est entrée dans la politique en 1944-1945 avec un avantage certain au départ, cet avantage n’aurait pas été conservé aussi longtemps s’il ne s’était agi que d’une contrainte ou d’un truquage. En réalité, ce qui s’est produit, c’est une prise de conscience. Des millions de Français ont accepté, en 1940-1941, le régime de Vichy, d’abord parce que leur conscience politique était au plus bas, résultat de l’absence de formation scolaire dans ce domaine, de l’abêtissement séculaire dû à la grande presse bourgeoise, et de l’absence d’un effort de formation sérieux de la part des partis de gauche et des syndicats. À ces carences et à cette mystification, s’est ajouté, bien entendu, le réflexe en faveur du statu quo qui joue dans la plupart des pays avancés : une population qui vit dans un confort au moins relatif a horreur du changement. S’emparer du pouvoir est difficile, mais celui qui s’en empare peut sans peine jouer sur ce réflexe pour conserver ledit pouvoir. Cette population conservatrice (même quand elle votait ou vote à gauche) s’est donc satisfaite, ou au moins contentée, du vichysme. Quant à la classe « dirigeante « (et il faut étendre assez loin le contenu de cette définition, y ranger la classe aisée tout entière), elle s’est, dans sa grande majorité, ruée dans le vichysme qui flattait à la fois sa haine du peuple et un certain masochisme dont il faudrait chercher les causes dans la forme de la famille et de l’éducation dans notre pays. […] Or, à partir de 1943, et encore plus nettement de 1944, il devint évident à tous ces gens qu’ils avaient fait fausse route. La population s’était trompée ou avait été trompée, la bourgeoisie avait misé sur le mauvais cheval. Très vite, le courant devint irrésistible ; on lui doit naturellement le gonflement des F.F.I. dans la dernière période — ce qui était d’ailleurs légitime car, jusque-là, la Résistance ne pouvait pas utiliser tant de bonnes volontés. On lui doit aussi ce qu’on a appelé les « résistants de septembre «, c’est-à-dire le ralliement de centaines de milliers de gens une fois la victoire acquise, et la fabrication d’un certain nombre de faux états de services. On lui doit enfin le ralliement encore plus tardif de millions de nos concitoyens au gaullisme d’après 1946, par un phénomène de transfert psychique que j’analyserai plus loin. Ce dernier phénomène a probablement joué un rôle curatif dans l’après-guerre, en permettant à nos concitoyens d’évacuer leur sentiment de culpabilité. Mais en contrepartie, il y a eu toute une falsification de l’Histoire, l’aspect mythique de la Résistance grandissant au détriment de son aspect historique, le personnage de Gaulle prenant, à la fois dans cette Histoire et dans la politique, une importance démesurée, les conséquences de ces mystifications se développant en chaîne jusqu’à la période présente. L’histoire réelle de ce qui s’est passé en France entre 1940 et 1944, la façon dont la Résistance est née et s’est développée, le rôle et les limites de l’action du général de Gaulle, ses relations véritables avec la Résistance, tout cela dessine un paysage historique qu’il me paraît important de définir si l’on veut replacer la politique française dans le monde du rationnel. […]

 

 

Source : Bourdet (Claude), l'Aventure incertaine, Paris, Stock, 1975.

 

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