Devoir de Philosophie

Ce zélé monsieur Poutine

Publié le 17/01/2022

Extrait du document

31 décembre 1999 C 'était en juillet 1997, deux mois après la signature d'un "traité de paix" entre les présidents Eltsine et Maskhadov stipulant que jamais plus les problèmes entre leurs pays ne seraient résolus par la force. Ayant réuni la presse, l'"oligarque" le plus célèbre, Boris Berezovski, alors secrétaire adjoint du Conseil de sécurité russe, annonça qu'il venait de conclure des accords financiers et douaniers avec les dirigeants tchétchènes. Tout allait au mieux, disait-il : bientôt, l'oléoduc menant l'or noir de la Caspienne à la mer Noire procurerait des "royalties " à la Tchétchénie et scellerait, par les intérêts économiques partagés, ses liens avec Moscou. Dans la salle, on murmura qu'un tel "partage" se ferait avant tout au profit personnel de M. Berezovski... Mais celui-ci, imperturbable, continuait à expliquer avec ardeur que la page des massacres commis par l'armée russe en 1994-1996 et des relations "impériales" était bien tournée. Il s'attira alors une question logique : pourquoi, dans ces conditions, ne pas reconnaître l'indépendance de la Tchétchénie, assortie, comme l'acceptaient ses dirigeants, d'accords prévoyant des "espaces communs" économiques et militaires ? "Parce que, répondit-il après une longue pause, la question tchétchène reviendra inévitablement au centre de la campagne électorale de la présidentielle de l'an 2000." Nul ne prêta attention, alors, à ces propos. Les médias, happés par des scandales au jour le jour, ne s'intéressaient pas à l'horizon 2000. Contrairement à celui qu'on appelait déjà le "Raspoutine" du Kremlin. Trois ans plus tard, alors que la nouvelle guerre était déjà bien engagée, Aslan Maskhadov affirmait à ses visiteurs qu'elle avait été minutieusement préparée, par les services secrets russes et des hommes comme Berezovski, depuis le jour même où leur armée vaincue s'était retirée de Tchétchénie. Un tel aveu lui était pénible : trois ans durant, ce président "modéré" avait tenté de convaincre ses rivaux "radicaux" de désarmer, en affirmant que la paix avait une chance, que Boris Eltsine allait le recevoir, que la Russie verserait les sommes promises pour un début de reconstruction du pays et que l'Occident allait l'obliger à tenir ses engagements. Il a eu tort sur toute la ligne. Dans leur pays dévasté, des Tchétchènes se sont laissé prendre aux pièges de Moscou, tendus pour leur faire perdre la "guerre de l'information" qu'ils avaient gagnée lors de la première manche. C'est ainsi que les prises d'otages, tradition des guerres caucasiennes des siècles passés, y ont été encouragées, et souvent organisées de bout en bout par des agents de Moscou , tels Salaoudi Abdourazzakov, qui fut l'"intermédiaire", en 1997, dans plusieurs cas d'enlèvements d'étrangers. Arrêté par la brigade antiterroriste d'Aslan Maskhadov, il est libéré au bout de trois jours à la demande insistante d'Ivan Rybkine, secrétaire du Conseil de sécurité dont l'adjoint n'était autre que M. Berezovski. Car c'est ce dernier qui faisait transmettre à Abdourazzakov l'argent des rançons, partagé ensuite avec les autres ravisseurs... Le cas du journaliste de Radio-Svoboda Andreï Babitski est venu aujourd'hui confirmer, si besoin était, que les services russes disposent en Tchétchénie d'agents prêts à jouer les preneurs d'otages. Arrêté par les Russes à sa sortie de Grozny en janvier, il a été ensuite, a-t-on dit, échangé contre des prisonniers russes aux mains d'indépendantistes tchétchènes. Or un de ces "prisonniers" a par la suite avoué qu'il s'était prêté à une mise en scène, alors que Babitski a expliqué qu'il avait été livré à des Tchétchènes du clan Deniev, connu à Moscou comme étant à la solde des services russes. La multiplication des prises d'otages dès 1997 a permis d'enrichir les chefs tchétchènes les plus radicaux, islamistes au besoin, et de renforcer leur pouvoir face au président Maskhadov. Tout était ainsi prêt pour que l'Occident se laisse convaincre que la Russie se battait, en Tchétchénie, à l'avant-poste d'une croisade anti-islamiste commune. Il était temps. A U printemps 1999, le clan Eltsine, "la Famille", comme on dit en Russie, est aux abois. Le premier ministre Evgueni Primakov, qui lui a été imposé par une opposition parlementaire revigorée par la débâcle financière d'août, a laissé le procureur général de Russie Iouri Skouratov enquêter enfin contre des ténors de la nébuleuse du Kremlin. Dont son "intendant en chef" Pavel Borodine et son "éminence grise" Boris Berezovski. Avec l'aide du parquet suisse, des perquisitions sont lancées à Moscou et à Lugano. Les scandales se succèdent à un rythme de plus en plus soutenu. Affaire Fimaco, qui implique la Banque centrale russe et ses pratiques off-shore aux bénéficiaires inconnus, affaire Andava (acronyme pour André, le tout-puissant homme d'affaires suisse et AVVA, société créée par M. Berezovski : leur association visait à capter les flux en devises d'Aeroflot), affaire Mabetex enfin, impliquant directement, pour la première fois, au travers de M. Borodine, la famille au sens strict de Boris Eltsine. Les opposants de la Douma remettent en route une procédure de destitution du président, sous plusieurs chefs d'inculpation, dont sa responsabilité dans la désintégration de l'URSS et dans la (première) guerre en Tchétchénie - sans qu'il soit bien clair, dans ce dernier cas, s'il lui était reproché d'y avoir massacré une centaine de milliers de personnes ou de l'avoir perdue. Pour la première fois, une telle procédure franchit avec succès des étapes que les députés n'avaient jamais atteintes jusque-là. La "Famille" est d'autant plus en danger qu'elle n'a toujours pas trouvé quel sera son candidat à l'élection présidentielle prévue pour juillet de l'an 2000. Pour parer au plus pressé, une attaque est lancée contre le procureur Skouratov. La méthode est celle dont le KGB avait une si vieille habitude, remise au goût du jour par ses hommes, qu'ils appartiennent désormais au FSB, son héritier officiel, ou à une des structures de sécurité privées des oligarques, voire aux deux en même temps. Une cassette vidéo montrant l'imprévoyant M. Skouratov filmé à son insu, au lit avec deux prostituées, est diffusée sur la chaîne publique RTR. Le doute sur l'identification du procureur est permis, mais le chef du FSB vient affirmer à la télévision qu'il s'agit bien de lui. Ce chef, promu à ce poste en juillet 1998 - du jamais vu pour un simple lieutenant-colonel - s'appelle Vladimir Poutine. Prendre publiquement ses responsabilités dans une affaire si peu ragoûtante est signe d'un grand dévouement envers sa hiérarchie. La fidélité de M. Poutine à un patron précédent tombé dans le malheur avait déjà été remarquée en haut lieu : il s'était en effet refusé à trahir le maire de Saint-Pétersbourg, Anatoli Sobtchak, quand ce dernier avait perdu l'élection régionale de 1996. C'est ce qui lui aurait valu d'être alors appelé au Kremlin, à un poste des plus sensibles, celui d'adjoint de M. Borodine, qui faisait de si bonnes affaires avec Mabetex. M. Poutine, qui avoue avoir rêvé dès son adolescence d'être un "guébiste", est chargé de protéger le secteur étranger de l'empire financier du Kremlin, là où se nouent les fils de la corruption liée au sommet de l'Etat. Toute l'affaire de la scabreuse cassette vidéo salvatrice, qui permet à Boris Eltsine de suspendre son procureur trop zélé, n'a cependant pas été montée par M. Poutine, mais bien par M. Berezovski. Cet homme tout-puissant a raconté dans quelles circonstances il a connu M. Poutine : il lui a été présenté en 1990-1991 par Piotr Aven , oligarque du groupe Alfa qui était alors ministre du commerce. C'est à ce titre que M. Aven aurait couvert les très juteux trafics à l'exportation de matières premières organisés à cette époque par M. Poutine à Saint- Pétersbourg, avec des personnages peu recommandables. L'enquête ouverte à ce sujet n'a pas abouti, comme tant d'autres. Mais des journalistes la poursuivent aujourd'hui, non sans subir diverses intimidations. M. Berezovski n'y fait bien sûr pas référence, mais sa façon de révéler qu'il connaît l'héritier de Boris Eltsine, et son ami Aven, depuis cette époque, suggère directement qu'il est au courant de leurs affaires passées et saurait en faire bon usage. "Nous nous sommes vus plusieurs fois après. Il m'a fait bonne impression, il n'y avait rien de remarquable en lui, c'était une personne normale." L A première fois où il a jeté sur lui un regard "sérieux", c'était lorsqu'il a refusé de trahir M. Sobtchak. La seconde fois, c'était le 22 février 1999, quand Vladimir Poutine est venu le saluer pour l'anniversaire de son épouse, bravant le danger que cela aurait représenté : son ennemi juré, le premier ministre Primakov, qui aurait déjà convaincu Boris Eltsine de se séparer de son chef du FSB, "se préparait alors à me mettre en prison", a poursuivi M. Berezovski, en précisant qu'il avait pour cela pris soin de n'inviter aucun membre du gouvernement... Mais trois mois plus tard, c'est M. Primakov qui est congédié. Pourtant, si les enquêtes judiciaires étaient ainsi étouffées à Moscou, elles continuaient en Suisse. Un nouveau scandale, celui de la Bank of New York et des crédits détournés du FMI, a fait alors les manchettes des journaux étrangers, menaçant de placer à l'index en Occident tous les oligarques russes. La parade vient alors non plus d'une cassette, mais du Caucase, où le chef tchétchène Chamil Bassaev, après des contacts secrets, dit-on, avec M. Berezovski, qui avait l'habitude de le financer, lance alors fort à propos une expédition militaire chez ses voisins daghestanais. Au même moment, le successeur de M. Primakov, Serguei Stepachine, est lui aussi congédié et remplacé, cette fois, par Vladimir Poutine, officiellement gratifié du titre d'héritier par Boris Eltsine. Cet honneur échu à un "guébiste" parfaitement inconnu du grand public ne soulève alors que des sarcasmes. Les médias du Kremlin font alors de grands efforts pour souligner la "détermination" avec laquelle le nouveau premier ministre mène la guerre pour repousser "l'agression islamiste". En vain. Sa cote de popularité stagne lamentablement face à celle de M. Primakov, allié à un autre ennemi juré du Kremlin, le maire de Moscou. Jusqu'à ce que deux immeubles explosent à Moscou, en l'espace d'une semaine, puis un troisième à Rostov, faisant en tout 300 morts. La population, effroyablement choquée, s'engouffre dans l'hystérie antitchétchène développée par les télévisions de M. Berezovski, applaudit à la deuxième guerre lancée contre les "culs-noirs" et porte aux nues M. Poutine. Les suggestions, diffusées notamment par les médias du clan moscovite, à savoir que ce ne sont pas les Tchétchènes qui ont organisé les attentats, mais des hommes du Kremlin, et plus précisément M. Berezovski, sont noyées dans le flot de linge sale déversé dans les médias sur ce clan rival. Il est battu aux législatives de décembre, à coups de chantage sur les gouverneurs, d'achat de candidats et de promotion idéologique de la guerre de "renaissance de la puissance russe " dont M. Poutine se fait le héros. Mais dans les coulisses du Kremlin, on sait que son image de "vainqueur" est fragile : en six mois, les Russes pourraient s'apercevoir des pertes subies par leur armée en Tchétchénie. La "Famille" convainc alors Boris Eltsine de démissionner le 31 décembre, ce qui avance la présidentielle au 26 mars. Vladimir Poutine, président par intérim, signe son premier décret, garantissant l'immunité à Boris Eltsine, et s'envole vers la présidence à part entière. Les dizaines de milliers de victimes de la guerre tchétchène, comme les 300 morts des attentats de Russie, ont permis aux oligarques, ligués autour du plan machiavélique d'un des leurs, de franchir sains et saufs l'étape de "l'alternance démocratique" que suppose leur participation au nouveau monde globalisé. SOPHIE SHIHAB Le Monde du 28 mars 2000

« officiel, ou à une des structures de sécurité privées des oligarques, voire aux deux en même temps.

Une cassette vidéo montrantl'imprévoyant M.

Skouratov filmé à son insu, au lit avec deux prostituées, est diffusée sur la chaîne publique RTR.

Le doute surl'identification du procureur est permis, mais le chef du FSB vient affirmer à la télévision qu'il s'agit bien de lui.

Ce chef, promu àce poste en juillet 1998 - du jamais vu pour un simple lieutenant-colonel - s'appelle Vladimir Poutine. Prendre publiquement ses responsabilités dans une affaire si peu ragoûtante est signe d'un grand dévouement envers sahiérarchie.

La fidélité de M.

Poutine à un patron précédent tombé dans le malheur avait déjà été remarquée en haut lieu : il s'étaiten effet refusé à trahir le maire de Saint-Pétersbourg, Anatoli Sobtchak, quand ce dernier avait perdu l'élection régionale de1996.

C'est ce qui lui aurait valu d'être alors appelé au Kremlin, à un poste des plus sensibles, celui d'adjoint de M.

Borodine, quifaisait de si bonnes affaires avec Mabetex.

M.

Poutine, qui avoue avoir rêvé dès son adolescence d'être un "guébiste", est chargéde protéger le secteur étranger de l'empire financier du Kremlin, là où se nouent les fils de la corruption liée au sommet de l'Etat. Toute l'affaire de la scabreuse cassette vidéo salvatrice, qui permet à Boris Eltsine de suspendre son procureur trop zélé, n'acependant pas été montée par M.

Poutine, mais bien par M.

Berezovski. Cet homme tout-puissant a raconté dans quelles circonstances il a connu M.

Poutine : il lui a été présenté en 1990-1991 parPiotr Aven , oligarque du groupe Alfa qui était alors ministre du commerce.

C'est à ce titre que M.

Aven aurait couvert les trèsjuteux trafics à l'exportation de matières premières organisés à cette époque par M.

Poutine à Saint- Pétersbourg, avec despersonnages peu recommandables.

L'enquête ouverte à ce sujet n'a pas abouti, comme tant d'autres. Mais des journalistes la poursuivent aujourd'hui, non sans subir diverses intimidations.

M.

Berezovski n'y fait bien sûr pasréférence, mais sa façon de révéler qu'il connaît l'héritier de Boris Eltsine, et son ami Aven, depuis cette époque, suggèredirectement qu'il est au courant de leurs affaires passées et saurait en faire bon usage.

"Nous nous sommes vus plusieurs foisaprès.

Il m'a fait bonne impression, il n'y avait rien de remarquable en lui, c'était une personne normale." L A première fois où il a jeté sur lui un regard "sérieux", c'était lorsqu'il a refusé de trahir M.

Sobtchak.

La seconde fois, c'étaitle 22 février 1999, quand Vladimir Poutine est venu le saluer pour l'anniversaire de son épouse, bravant le danger que cela auraitreprésenté : son ennemi juré, le premier ministre Primakov, qui aurait déjà convaincu Boris Eltsine de se séparer de son chef duFSB, "se préparait alors à me mettre en prison", a poursuivi M.

Berezovski, en précisant qu'il avait pour cela pris soin de n'inviteraucun membre du gouvernement...

Mais trois mois plus tard, c'est M.

Primakov qui est congédié.

Pourtant, si les enquêtesjudiciaires étaient ainsi étouffées à Moscou, elles continuaient en Suisse.

Un nouveau scandale, celui de la Bank of New York etdes crédits détournés du FMI, a fait alors les manchettes des journaux étrangers, menaçant de placer à l'index en Occident tousles oligarques russes.

La parade vient alors non plus d'une cassette, mais du Caucase, où le chef tchétchène Chamil Bassaev,après des contacts secrets, dit-on, avec M.

Berezovski, qui avait l'habitude de le financer, lance alors fort à propos uneexpédition militaire chez ses voisins daghestanais. Au même moment, le successeur de M.

Primakov, Serguei Stepachine, est lui aussi congédié et remplacé, cette fois, parVladimir Poutine, officiellement gratifié du titre d'héritier par Boris Eltsine.

Cet honneur échu à un "guébiste" parfaitement inconnudu grand public ne soulève alors que des sarcasmes.

Les médias du Kremlin font alors de grands efforts pour souligner la"détermination" avec laquelle le nouveau premier ministre mène la guerre pour repousser "l'agression islamiste".

En vain.

Sa cotede popularité stagne lamentablement face à celle de M.

Primakov, allié à un autre ennemi juré du Kremlin, le maire de Moscou.Jusqu'à ce que deux immeubles explosent à Moscou, en l'espace d'une semaine, puis un troisième à Rostov, faisant en tout 300morts.

La population, effroyablement choquée, s'engouffre dans l'hystérie antitchétchène développée par les télévisions de M.Berezovski, applaudit à la deuxième guerre lancée contre les "culs-noirs" et porte aux nues M.

Poutine.

Les suggestions, diffuséesnotamment par les médias du clan moscovite, à savoir que ce ne sont pas les Tchétchènes qui ont organisé les attentats, mais deshommes du Kremlin, et plus précisément M.

Berezovski, sont noyées dans le flot de linge sale déversé dans les médias sur ceclan rival.

Il est battu aux législatives de décembre, à coups de chantage sur les gouverneurs, d'achat de candidats et depromotion idéologique de la guerre de "renaissance de la puissance russe " dont M.

Poutine se fait le héros.

Mais dans lescoulisses du Kremlin, on sait que son image de "vainqueur" est fragile : en six mois, les Russes pourraient s'apercevoir des pertessubies par leur armée en Tchétchénie. La "Famille" convainc alors Boris Eltsine de démissionner le 31 décembre, ce qui avance la présidentielle au 26 mars.

VladimirPoutine, président par intérim, signe son premier décret, garantissant l'immunité à Boris Eltsine, et s'envole vers la présidence àpart entière. Les dizaines de milliers de victimes de la guerre tchétchène, comme les 300 morts des attentats de Russie, ont permis auxoligarques, ligués autour du plan machiavélique d'un des leurs, de franchir sains et saufs l'étape de "l'alternance démocratique" que. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles