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cours: NATURE / CULTURE (e de e)

Publié le 22/02/2012

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culture

II) LA NATURE HUMAINE

- Dans la partie précédente, nous avons envisagé l'idée de nature tantôt comme ce qui, en un être, est inné, universel, spontané, tantôt comme la réalité physique, objective (la nature), tantôt comme cette réalité idéelle, voire idéale (la nature comme norme). En un second sens, la nature d'une chose, quelle qu'elle soit, c'est son essence, sa réalité intime. En fait, la question de la nature de l'homme est inséparable de celle de la place de l'homme dans la nature.

- L’expression “nature humaine” désigne généralement ce qui serait présent en tout homme, commun à tous les hommes , et qui correspondrait à un ensemble d’éléments et de comportements innés, héréditaires et spontanés.

- Cette expression fait d'abord problème en ce qu’elle suggère une identité invariable et un destin indépassable, car, par définition, “on n’échappe pas à sa nature”. Parler de nature humaine revient donc à postuler qu'il existe une définition de l'homme qui s'appliquerait à tous et à chacun d'entre eux.

- Or, lorsqu'on observe les hommes, ce qu'on voit, ce n'est pas l'identité, ce qu'ils ont de commun, mais des différences, une diversité qui semble ruiner l'idée même d'une nature humaine.

- Le problème est donc le suivant : d'un côté on parle de nature humaine, d'essence de l'homme et il semble que cette idée d'une définition de ce qu'est l'homme soit légitime. Mais de l'autre, il semble que cette idée soit vaine parce que les différences observables entre les individus sont telles qu'ils semblent n'avoir rien en commun.

- Qui plus est, au nom d'une certaine idée de l'homme et en raison de différences observables entre eux, on a pu refuser le statut d'homme à des êtres qui pourtant étaient des membres de l'espèce humaine (exemple des Noirs ou des Juifs). De même, lorsque nous disons de certains êtres humains qu'ils sont des bêtes en raison de leur violence ou de la monstruosité de leurs actes, n'est-ce pas leur refuser le statut d'homme ?

- En même temps, renoncer à l'idée de nature humaine revient à s'interdire de penser l'égalité fondamentale des hommes entre eux, au-delà de leur diversité. En effet, n'est-ce pas le concept de nature humaine qui permet de construire les autres comme semblables ? Et ne sommes-nous pas dans l'inhumain quand est rompue l'unité du genre humain au profit d'une classification hiérarchisée entre humains et non-humains? De sorte que la question " y a-t-il une nature humaine ? " revêt une dimension pratique, celle du rapport que nous devons avoir avec nos semblables

- Toute la difficulté consiste donc à fonder la nature humaine dans un critère qui ne doit exclure aucun homme.

1.                         LA NEGATION DE L'EXISTENCE D'UNE NATURE HUMAINE

- Si la nature humaine désigne un fond permanent et commun à tous les hommes, par-delà les évidentes différences d'apparence physique, de moeurs, de lois, cet universel peut être refusé, en premier lieu, de trois façons : au nom de la singularité ethnique, au nom de la race, au nom de la culture.

 

1.     La singularité ethnique

- L'idée d'homme est restée ignorée de la plupart des civilisations passées. L'idée d'humanité n'est pas une idée éternelle. Sa constitution a exigée le contact avec d'autres peuples, ainsi qu'une problématisation explicite du rapport entre les peuples. C'est aussi une idée, comme on le verra, qui n'est jamais garantie, comme en témoignent les génocides

- D'abord les grecs et la distinction de l'être-grec et de l'être-barbare. Les Grecs se considèrent comme les " hommes ", les vrais, les excellents, incarnant l'humain dans sa perfection. Ils ont construit l'échelle d'une humanité sur laquelle on peut occuper les positions intermédiaires entre les civilisés et les non-civilisés.

- Le barbare est celui qui ne parle pas le grec ou qu'on le parle mal. " Barbare " vient de l'onomatopée bar-bar qui imite les bruits d'une langue incompréhensible aux oreilles qui l'entendent, à la façon du chant inarticulé des oiseaux : le barbare est celui qui s'exprime par onomatopées, dans une langue qu'on ne comprend pas. Du coup, le barbare est un homme mal fini, imparfait, inculte. Le barbare c'est donc l'étranger dont l'étrangeté provient de ce qu'il n'accède pas à la plénitude du langage.

- De même, l'esclave : il est humain, mais, comme les femmes, il a une nature propre qui le sépare des hommes libres. Le critère de la liberté est discriminant. L'esclave est par nature inapte à se diriger soi-même : incapable de liberté, il ne peut que se soumettre à autrui.

- Les sophistes commencent à ébranler le préjugé déclarant naturels l'être du barbare et celui de l'esclave. Les sophistes distinguent entre ce qui est par nature et ce qui est par convention. Comme les différences ne sont pas naturelles, elles échappent au destin et peuvent être réduites : " Par nature, nous sommes tous et en tout de naissance identique, Grecs et barbares…Aucun de nous n'a été distingué à l'origine comme barbare ou comme Grec : tous, nous respirons l'air par la bouche et par les narines " (Antiphon, Fragments, 44 a B). Dès lors que l'esclave peut être affranchi et le barbare éduqué, ils ne sont pas emprisonnés dans des essences fixées. C'est l'éducation, l'éducabilité de tout homme qui fournit la clé du concept d'humanité. La perspective d'une humanité universelle est ouverte avec les sophistes

- C'est véritablement avec les stoïciens que l'idée d'une unité du genre humain se constitue.

- Idée que le monde est gouverné par une raison divine. Une parcelle de cette raison se trouve en chaque homme : les hommes ne doivent pas se séparer en cités et en peuples car tous les hommes sont des concitoyens. La cosmopolis (la société universelle du genre humain) s'est substituée à la polis (cité). La différence entre Grecs et barbares, maîtres et esclaves s'évanouit. Tous sont appelés à la vertu, tous sont une parcelle du divin. Mais tous les hommes n'accèdent pas à la vertu, tous n'utilisent pas la raison : le sage stoïcien, malgré ses proclamations égalitaires, se sépare des insensés, mutilant ainsi l'unité du genre humain. La différence n'est plus de culture (Grecs-barbares), ni de condition (hommes-femmes, hommes libres-esclaves), mais de raison ou de perfection : entre les sages et les insensés. Tous les hommes possèdent par nature une forme de liberté, tous cependant ne préservent pas cette nature, tous ne font pas l'effort d'être raisonnables.

-L'universalisme stoïcien, en somme, est celui d'une communauté essentiellement rationnelle.

- La différence est grande avec le christianisme qui ne considère pas avant tout l'individu comme un être raisonnable, mais comme un prochain, indépendamment de l'usage qu'il peut faire de sa raison. Les " simples " sont aussi mes frères, et aussi les méchants. Tous les hommes sont également les créatures de Dieu, ils sont égaux en tant que créatures : " Je me dois aux Grecs comme aux barbares, aux gens cultivés comme aux ignorants " (Saint Paul, Epître aux Romains, 1, 14).

- La cité nouvelle, celle du peuple de Dieu, intègre en son sein tout homme sans distinction d'appartenance religieuse, sociale, ethnique. L'Eglise est une nouvelle communauté universelle : les membres de cette Eglise sont membres du Corps du Christ, le Corps mystique. Cette Eglise n'est pas l'addition de sous-ensembles particuliers, c'est une création, image du Créateur.

- St Augustin oppose la Cité du pèlerinage et la cité d'oppression : chacun doit s'arracher à ses lieux, à son identité pour pérégriner dans le monde, vivre d'amour dans l'universelle charité. Pour St Augustin, le précepte juif de l'amour du prochain est défini comme la totalité des hommes : il n'est pas limité à l'immédiate proximité mais ouvert au plus lointain. Le prochain, c'est le semblable, l'autre que moi et l'autre moi. Ce n'est pas la parenté, le voisinage qui définit le prochain, c'est tout homme, c'est quiconque appartient au genre humain : " Tu es seul et tes proches sont nombreux. Comprends-le bien, en effet, ton prochain n'est pas seulement ton frère, ton parent, ton allié. Tout homme a pour prochain tous les hommes…Rien n'est si proche qu'un homme et un autre homme " (St Augustin, De disciplina Christiana, III, 3).

- Le prochain, en somme, c'est celui qui s'approche de l'homme dans la détresse et non pas celui qui est spontanément proche.

- La découverte de l'Amérique a été un moment essentielle dans la genèse de la notion de genre humain : rencontre de l'autre, révélation de l'existence d'hommes inconnus. Question de savoir si les Indiens étaient égaux et semblables aux chrétiens, différents d'eux ou inférieurs à eux.

- Les réponses vont du déni d'humanité à l'entière reconnaissance de leur humanité et au respect de leur différence. Mais, dans tous les cas, l'humanité est mesurée à l'aune de la de la religion chrétienne.

- Le 16 avril 1550, l'empereur Charles Quint décide de l'arrêt de toutes les conquêtes du Nouveau Monde. A vallodolid, en Espagne, en août 1550, deux contradicteurs, Bartolomé de Las Casas et Ginès de Sépulvéda s'affrontent sur la question : " Est-il licite à sa Majesté de faire la guerre aux Indiens avant de leur prêcher la foi ? ".

- Las Casa est un dominicain, évêque de Chiapas au Mexique, qui défend, au contraire de Sépulvéda et au nom précisément du christianisme, l'égalité des hommes. L'audace de Las Casas est de considérer que l'égale dignité de l'homme peut se fonder sur plusieurs formes de religion, et non sur la seule religion chrétienne. Les hommes peuvent être égaux sans avoir pour autant à être identiques; pour être égaux aux chrétiens, les Indiens n'ont pas à se convertir, ni à imiter les valeurs et les moeurs de l'Occident. L'originalité de Las Casa est d'amorcer une conception nouvelle du genre humain respectant les différences.

- Cette évolution du statut de l'autre, avec laquelle la différence n'est pas nécessairement interprétée comme le signe d'une infériorité, s'approfondit avec Montaigne, dans les Essais.

- D'abord Montaigne remet en question l'irréductibilité du genre humain : l'idée de genre humain n'est acceptée que dans la mesure où elle n'implique pas une différence radicale par rapport à l'animalité. Les hommes doivent plutôt être rapprochés des bêtes que des dieux. Quelque différence qu'on trouve de l'animal à l'homme, elle ne signifiera pas que le premier soit inférieur au second.

- D'un  autre côté, constate Montaigne, il y a entre les hommes diversité : " il y a plus de distance de tel homme à tel homme qu'il n'y a de tel homme à telle beste " (Montaigne, Essais, I, XLII, " De 'inégalité qui est entre nous "). Cette diversité est sans doute le seul critère véritable propre à l'humanité : le genre humain comporte presque autant de sortes d'hommes qu'il y a d'espèces animales. Mais pas plus entre les hommes qu'entre l'homme et l'animal, la différence ne doit être appréhendée en termes de supériorité ou d'infériorité.

- D'où le regard favorable dont le sauvage devient l'objet : nécessaire suspension du jugement moral par la mise entre parenthèses des valeurs liées à sa propre tradition.. Le sauvage n'est pas un barbare, ni le barbare un sauvage. Le sauvage est celui qui est resté proche de la " naïveté originelle ", alors que le barbare est celui qui commet des actes cruels. Les massacres des guerres de Religion sont d'une barbarie comparable au cannibalisme. Tous les peuples sont également susceptibles de se montrer barbares. Le concept de barbare est déplacé avec Montaigne pour qualifier des comportements plutôt que des cultures.

- Le concept moderne d'unité du genre humain atteint son apogée avec le siècle des Lumières. La Révolution française, en proclamant les droits de l'homme, a fourni une identité unique au genre humain, par-delà les appartenances particulières : " Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits " (article 1 de la déclaration de 1789). Les droits de l'homme ne sont pas ceux du seul citoyen : même les étrangers, les apatrides, au titre de leur appartenance à l'humanité, sont sujets de droits en tant qu'êtres raisonnables et libres. L'homme est au-dessus du citoyen, l'universel au-dessus du particulier, le genre humain au-dessus de la nation. L'unité du genre humain est liée à l'égalité de tous les hommes. Il s'agit là d'une idée, d'un idéal, d'une tâche à réaliser dans l'histoire.

- Conclusion : l'élaboration de l'idée de genre humain est liée à la difficulté d'éradiquer la croyance en une répartition naturelle des humains sur une échelle. Elle témoigne surtout de la force et de l'universalité du préjugé ethnocentriste qui consiste à ériger les valeurs propres à la société à laquelle j’appartiens en valeur universelle et à rejeter les normes et les valeurs d’une société ou d’un groupe culturel en tant qu’elles sont différentes des siennes propres. L’ethnocentriste croit que ses valeurs sont les valeurs.

- Selon Lévi-strauss (Race et histoire), chaque société a toujours tendu à confondre “sa” propre civilisation avec “la” civilisation, allant jusqu’à rejeter en dehors de l’humanité les hommes qui relevaient d’autres cultures. C'est ce que nous a révélé la genèse de l'idée de genre humain.

- Cet ethnocentrisme est une attitude universelle qui n’est pas l’apanage des sociétés occidentales. De nombreuses sociétés traditionnelles limitent le statut d’être humain aux seuls membres du groupe et s’autodésignent par des termes qui signifient les « hommes «, les « bons «, les « excellents «. Les tribus voisines seront désignées par des vocables péjoratifs, voire exclues du genre humain. Les Esquimaux, par exemple, se nomment eux-mêmes Inuits – et ce mot signifie simplement homme dans leur langue; ce terme sous-entend que les autres, s'ils existent, ne sont pas des hommes. Lévi-Strauss évoque l’attitude symétrique des Espagnols et des Indiens après la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb ; les Espagnols désignaient des commissions de religieux pour déterminer si les Indiens avaient ou non une âme, étaient authentiquement des hommes (cf. Supra, la conférence de Valladolid). De leur côté, les Indiens observaient longuement les cadavres de leurs ennemis pour vérifier s’ils étaient soumis comme ceux des « hommes « à la putréfaction.

- Cette constante tient sans doute à l’une des fonctions essentielles de la stigmatisation d’autrui, où l’on rejette pour mieux définir et identifier son propre groupe, en posant la limite entre soi et les autres. L'ethnocentrisme est le prix à payer de l’identité. Selon les théoriciens de la sociobiologie, l’ethnocentrisme remplit une fonction positive : il favorise les attitudes et les conduites altruistes à l’intérieur du groupe d’appartenance. Les liens de groupe ne sont qu’une extension des liens du sang, l’ethnicité n’est qu’une extension des liens de parenté. L’ethnocentrisme est alors interprété comme une attitude retenue par la sélection naturelle et représente un avantage sélectif pour les groupes humains.

2) La race

- A la différence de l'ethnocentrisme qui exprime le besoin d'un autre à nier pour être, le racisme repose non plus sur une réalité objective (l'ethnie, le peuple), mais sur un fantasme (la "race").

- Le racisme est une théorie ou doctrine selon laquelle il existe une hiérarchie entre les “races”, et la volonté de préserver la “race supérieure” de tout croisement. Il est fondé sur l'affirmation de la supériorité d’une “race” ou d’un “peuple” et sur la justification, à partir de cet axiome, de son droit à dominer les autres groupes, ou “races”, tenus pour inférieurs.

- On entend par “race”, au sens biologique du terme, l’ensemble des traits caractéristiques héréditaires communs distinguant un type particulier au sein d’une espèce. Il s'agit donc de groupes ayant des caractères biologiques analogues qui se transmettent en vertu des lois de l’hérédité (couleur de la peau, morphologie du crâne, etc.). Le racisme explique les différences culturelles par des différences naturelles, biologiques.

- Tzvetan Todorov, dans Nous et les autres, propose de distinguer le racisme (comportement fait de haine et de mépris à l’égard de personnes ayant des caractéristiques physiques bien définies, et différentes des nôtres) et le racialisme (doctrine, idéologie concernant les races humaines). Racisme et racialisme ne se trouvent pas nécessairement présents en même temps.

- Pour Pierre André Taguieff, il n’y a pas un racisme, mais au moins deux variantes typiques dont les logiques sont opposées :

1.     Racisme de “domination” : ethnocentrique, inégalitaire, prétendant justifier l’assimilation, la domination, l’exploitation (le colonialisme en général);

 

2.     racisme “différentialiste” : met l’accent sur la “différence” entre les races; obéit à une logique d’extermination systématique de l’autre (ex: nazisme).

- A noter la constitution d’un nouveau racisme « soft « (« néoracisme «) adapté à l’âge de l’antiracisme et à l’époque postnazie caractérisée par un consensus de base sur le rejet du racisme. Le nouveau racisme (celui du Front national, par exemple) s’est progressivement reformulé comme un culturalisme et un différentialisme, prenant ainsi à revers l’argumentation antiraciste centrée sur la récusation du biologisme et de l’inégalitarisme : « Le principe de la métamorphose idéologique récente du racisme réside précisément dans le déplacement de l"inégalité biologique entre les races vers l"absolutisation de la différence entre les cultures « (Taguieff, Le racisme, p 53).

- Il s’agit ici d’un retournement des valeurs du relativisme culturel : déplacement de la « race « vers la « culture « et affirmation de l’incommensurabilité radicale des cultures ; affirmation de l’inassimilabilité des cultures. La figure de rhétorique essentielle de ce "racisme soft" est l’euphémisme (on ne dit plus : « les bougnoules à la mer « mais « il faut organiser le retour chez eux des immigrés du tiers-monde «).

- La vision anthropologique du racisme tend à attribuer ce phénomène à la nature humaine et à faire du racisme une des composantes de l’ethnocentrisme, attitude universelle, comme nous l’avons vu précédemment. Stephen Jay Gould pense que les préjugés raciaux sont omniprésents dans l’histoire, qu’ils sont ancrés dans la nature humaine et qu’ils ne se distinguent pas de l’ethnocentrisme et de la xénophobie. En ce sens, l’ethnocentrisme, prix à payer de l’identité culturelle conduisant à déshumaniser l’autre, constituerait un protoracisme. Dans cette perspective, le racisme peut être défini comme une extension abusive de la préférence endogroupale.

- Mais on peut penser que l’emploi du mot racisme ne se justifie que pour caractériser un phénomène idéologique et sociopolitique apparu Europe et aux Amériques à l’âge moderne. Dès lors, le racisme ne doit pas être considéré comme un rejeton de l’ethnocentrisme ou d’un instinct primordial – instinct d’autoconservation ou d’autodéfense du groupe -, mais comme un produit de la modernité. C’est notamment la thèse que soutient P.-A. Taguieff . Il y a, selon lui, trois modes essentiels d'émergence du racisme moderne.

1.     La théorie modernitaire restreinte

- Le racisme est ici le successeur immédiat de l’activité de classification des « races humaines « qui s’est poursuivie au cours du XVIIIe siècle (Linné, Buffon, Blumenbach, etc.). En ce sens, il n’est de racisme que sur la base du concept moderne de « race humaine «, dans le cadre de la pensée classificatoire des naturalistes du XVIIIe siècle en Europe.

- Les caractéristiques du racisme sont alors les suivantes : mise en corrélation des caractères physiques et des caractères mentaux, supposés fixes et héréditaires ; imbrication du biologique et du culturel ; naturalisation des différences entre les humains (équation « une race-une civilisation «) : les différences culturelles sont perçues comme des différences naturelles.

2.     La théorie modernitaire ultrarestreinte

- Selon certains auteurs, comme Lévi-Strauss, on ne peut parler de racisme stricto sensu que dans les cas où l’on repère l’affirmation d’un rapport causal entre race et culture, race et intelligence. Le racisme ici est réduit à la doctrine explicite du déterminisme racial des aptitudes, voire des attitudes et des conduites, censée donner un fondement scientifique à la thèse de « l"inégalité des races humaines «.

- Cette définition du racisme concerne des théories qui ont jalonné les XIXe et XXe siècles. La pensée raciste se réduit alors à un noyau dur, l’axiome de l’inégalité des races humaines. Théories de Gobineau, Vacher de Lapouge, etc. Les hommes étant d’inégale valeur en raison de leur appartenance naturelle à des races de valeur inégale, il convient par conséquent des les traiter de façon inégale.

 

3.     La théorie modernitaire élargie

- Une définition plus élargie du racisme permet de repérer certaines figures de celui-ci qui sont apparues indépendamment des classifications naturalistes des « races humaines « et avant elles. Ces formes préracialistes du  racisme s’incarnent dans trois modèles de protoracisme apparus aux débuts de l’âge occidental moderne. Le mythe du « sang pur « dans l’Espagne et le Portugal des XVe et XVIe siècles ; les légitimations européennes de l’esclavagisme et de l’exploitation coloniale des « peuples de couleur « ; la doctrine aristocratique française dite des « deux races « (« race « = « lignée «, « lignage «).

- Le mythe de la pureté du sang se rencontre dans ces trois types de protoracisme et est inséparable de la hantise de la perte de pureté par des mésalliances ou des métissages, censés produire souillure ou dégradation irrémédiable. Au coeur du racisme, il y a donc une « mixophobie «, une peur du mélange des « races «, des lignées.

- Selon Taguieff, « la théorie modernitaire élargie paraît donc la plus conforme à la réalité historique « (op.cit., p 43). Le racisme classificatoire des XVIIIe et XIXe siècles ne seraient pas à l’origine du racisme moderne, « même s'il lui a fourni des habillages scientifiques…« (ibid.).

3) L'histoire et la culture

- Autre manière de nier la nature humaine au nom cette fois de l'histoire et de la culture : il n'y a pas de nature humaine universelle, identique en tout temps et en tout lieu; ce qui fait l'homme, ce n'est pas un ensemble de caractère a priori, mais une série d'acquis historiquement produits et culturellement déterminés.

- On peut reprendre toute la première partie du cours et, notamment, la thèse rousseauiste concernant la liberté comme critère de distinction de l'homme et de l'animal. Idée que la culture est une anti-nature. Le propre de la nature humaine est de nier ce qu'il y a de naturel en elle.

- Thèse de Sartre : il n'y a pas de nature humaine mais seulement une condition humaine, définissable par quelques traits universels (les nécessités de la mort, le langage, etc.). Cette condition universelle est comme un cadre vide que l'existence doit remplir. La condition de l'homme est de ne pas avoir de nature au sens d'une définition a priori et définitive. Seule la mort, en métamorphosant la vie en destin, nous permet de dire d'un homme : il a été ainsi.

- Mais la négation de la nature humaine n'est - elle pas, en réalité, " une tarte à la crème philosophique " ? Ne faut-il pas être avant que d'exister ? Qui plus est, cette négation n'aboutit-elle pas à l'impossibilité de penser l'unité et l'égalité du genre humain ? Renoncer à l'unité de l'espèce humaine, n'est-ce pas finalement dangereux ?

B) L'AFFIRMATION D'UNE NATURE HUMAINE

- De quel point de vue peut-on parler de nature humaine ? Que recouvre exactement cette idée ? Et, surtout, quelle est sa fonction ? Réalité, fait ou exigence ?

1) Le point de vue scientifique

- Si la science ne peut pas nous dire ce qui doit être et par là même fonder éthique et politique, elle peut toutefois nous renseigner sur ce qu'est biologiquement l'être humain. Du point de vue biologique, nature en l'homme et nature de l'homme se rejoignent.

- Contrairement à la théorie raciste, la science nous enseigne d'abord l'unité génétique et phylogénétique du genre humain. Il y a beaucoup plus de points communs que de différences entre les deux types physiques les plus éloignés l'un de l'autre – par exemple un Norvégien et un Papou. Tous les hommes appartiennent à un même genre (Homo) et à une même espèce (Sapiens). Au sein de cette espèce, les hommes forment tous une même variété (sapiens). Le nom scientifique de l'homme moderne est Homo sapiens sapiens. Notre arrière-grand-oncle, l'Homme de Néanderthal, était Homo sapeins neandertalis. Il appartenait au  même genre et à la même espèce que nous, mais à une variété différente.

- Ainsi, plus de 99 % des gènes constituant le patrimoine biologique d'un individu sont communs à tous les hommes. Une race est une variété génétiquement pure. Comme dans la nature, les individus de variétés différentes ont tendance à se croiser, de sorte que les races n'existent véritablement que chez les animaux domestiques. Et c'est l'homme qui d'ailleurs a créé et maintenu des races de chats, de chiens, de chevaux, de lapins, etc. Parler de races humaines est donc une aberration.

- Il existe certes des types physiques (taille, forme du visage, couleur de la peau, etc.), mais leur variété extrême, liée au métissage des peuples et des individus, rend tout classement scientifique impossible. Quant aux peuples, leur existence est le résultat de leur histoire, et non de leur prétendue nature. Le sang juif, noir ou arabe n'existe pas – il n'y a que des groupes sanguins et des facteurs rhésus.

- Où l'on voit que l'idée de nature humaine ne saurait, au regard de la science, justifier le rejet, l'exploitation, la hiérarchisation des êtres humains. Elle peut au contraire donner un fondement puissant à l'idée d'une unité du genre humain, laquelle rend possible l'idée d'une égalité du genre humain, même si la science, encore une fois, dit ce qui est et non ce qui doit être.

- En tout cas, l'anéantissement de l'humanité en l'homme est une des formes de la barbarie, de l'inhumain. Le raciste ne reconnaît d'ailleurs pas l'humanité de l'autre, d'abord parce qu'il ne reconnaît pas la sienne propre. Exemple de ce chef de camp S.S. qui disait à son chien-loup, à propos d'un détenu : " Homme, attaque ce chien ".

2) Le point de vue philosophique

- Idée que la nature humaine est à accomplir dans la communauté des hommes, qu'elle n'est pas accomplie mais qu'il est du devoir des hommes de la mener à son point d'achèvement.

- En effet, depuis les grecs, c'est dans la raison et la rationalité qu'est fondée la nature humaine. La raison est ce par quoi les hommes se réunissent et ce par quoi un dialogue est toujours possible entre eux. La raison, par l'intermédiaire du langage, est précisément ce qui permet aux hommes de se rencontrer et de se reconnaître dans une discussion commune.

- Exemple de l'esclave du Ménon de Platon qui, bien qu'esclave, discute avec des hommes qui sont des Grecs et des philosophes. Il est capable de retrouver des vérités mathématiques qu'il n'a pas apprises mais dont son âme retrouve le souvenir sous la suite des questions que lui pose Socrate. Entre l'esclave et le philosophe, existence d'une même nature.

- Le développement des qualités de l'homme est rendu possible par son insertion dans une communauté politique. S'il y a une nature humaine, c'est une nature que l'individu seul ne saurait réaliser. Pour l'accomplissement de cette nature, l'individu a besoin des autres membres de la communauté. De sorte que la nature humaine est politique et ne se déploie que dans le rapport aux autres.

- On peut retenir l'idée que la nature humaine est à accomplir, qu'elle ne nous est pas donnée comme sa nature est donnée à l'animal dans une sorte de perfection. La nature humaine est cela même que l'homme doit conquérir dans et par l'éducation, pour ce qui regarde l'individu, et dans le devenir historique, pour ce qui concerne l'espèce humaine. Différence donc entre une nature animale peu ou prou statique (elle a déjà plus ou moins tout donné à l'animal), et une nature humaine qui se manifeste dans un dynamisme que l'homme se réapproprie.

- De ce point de vue là, la nature est davantage ce qui pose un problème à l'homme que la calme évidence de la nature de l'animal. La nature humaine n'est pas de l'ordre du donné mais de l'ordre du devenir que l'homme se réapproprie pour accomplir ce qu'il est appelé à être. Il y a une nature humaine mais elle est à distance. Elle n'est pas tant ce qui est donné a priori, de toute éternité, mais cela même qu'il convient de réaliser. Notre nature est d'être historique.

- Dans Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Kant explique que la tâche suprême que la nature poursuit à travers l'homme est l’institution d’une société gouvernée par le droit. La justice, comme idéal du droit, reste le fil directeur qui permet de juger l’histoire. Ce n’est que dans la société que l’homme peut être éduqué et s’élever au sein d’un Etat.

- Selon Kant, les passions elles-mêmes poussent les hommes à accepter une règle de vie commune qui limite leur liberté (les passions exacerbées jettent les hommes dans un état de détresse) . Contraints et forcés, les hommes s’unissent et se soumettent à la contrainte des lois ; à l’intérieur de ces limites, ils peuvent assouvir leurs ambitions, se discipliner et se cultiver.

- La métaphore de l’arbre et de la forêt permet d’expliquer par quel mécanisme la nature produit les progrès de la culture et du droit. De même que les arbres, lorsqu’ils sont côte à côte, sont mécaniquement amenés à s’élever, de la même façon, les hommes isolés ne peuvent développer leurs dispositions naturelles, la vie en société impose les règles du droit, elle discipline les hommes, comme la forêt permet le développement des arbres auxquels elle donne leur rectitude. Kant se représente le progrès du droit comme l’effet d’un mécanisme naturel qui, par un jeu d’un équilibre des forces, règle la vie commune des hommes. La nature réalise sans nous une société où elle nous prépare à la liberté.

- Où l'on voit que l'idée de nature humaine incarne un concept régulateur, un idéal de la raison et non un fait démontrable en tant que tel.

3) Conclusion : la nature humaine, un concept régulateur

- La nature humaine, dans sa prétention à l'universalité, renvoie à l'idée d'une égalité fondamentale des hommes, d'une homogénéité de l'humanité au-delà de la diversité constatable. Le concept de nature humaine est un concept qui mène à poser les hommes comme égaux, quelles que soient leurs différences et qui ne doivent pas devenir des différences.

- Dès lors, la reconnaissance de l’égalité des cultures ne doit être qu’une précaution méthodologique. L’unité du genre humain relève d’une exigence morale fondamentale qui est nécessaire contre l’exclusion, l’oppression, le sous-développement ou la misère. Selon Tzvetan Todorov, l’universalité est un instrument d’analyse, un « principe régulateur permettant la confrontation féconde des différences «. Ce qui est universel, c’est notre appartenance biologique à la même espèce, c’est la liberté ou la perfectibilité, de sorte qu’il convient de reconnaître à la fois l’unité fondamentale du genre humain et la pluralité des cultures.

- Universalité de certains principes éthiques dont la validité n’est pas limitée au domaine d’une culture donnée. Ces principes, ces normes sont posés comme transcendants, dès lors qu’ils sont définis, non comme un fait, mais comme un idéal dont il faut sans cesse se rapprocher. Les droits de l’homme ne sont pas une culture; ils définissent les principes formels qui permettent de juger des cultures, à commencer par la nôtre. Ils permettent de déterminer ce qui n’est pas acceptable, ils définissent les critères qui permettent de juger.

-        La nature humaine est donc davantage ce que nous devons poser en pensée pour comprendre l'égalité fondamentale des hommes. C'est un concept régulateur de notre rapport à autrui, de notre rapport à l'étranger, qui confirme que, quelle que soit son étrangeté, cette étrangeté que nous constations dans sa langue, dans ses coutumes, dans sa représentation du monde, l'autre est un alter ego. 

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