Cuba à la dérive
Publié le 22/02/2012
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26 juillet 1993 - Que faire la nuit à Cuba quand, faute d'électricité, on ne peut même plus voir le feuilleton télévisé qui permettait jusqu'alors d'oublier, une heure par jour, les pénuries généralisées et la quasi-inexistence des transports en commun ?
Casser les vitrines des magasins, tous propriété de l'Etat, et lancer des pierres contre les résidences des partisans du régime : voilà comment des Cubains expriment leurs frustrations depuis quelques semaines à La Havane, mais aussi dans diverses provinces. De son côté, le gouvernement espagnol multiplie les démarches pour convaincre le président Fidel Castro d'engager des réformes politiques et économiques plus importantes que les concessions annoncées le 26 juillet en matière de détention de devises.
Les radios cubaines de Miami, où vivent près d'un million d'exilés, se sont empressées de baptiser ce mouvement " Intifada ", en référence au mouvement de protestation des Palestiniens dans les territoires occupés par Israël. " C'est un geste spontané qui révèle le mécontentement et la violence accumulés au sein de la société cubaine ", nous a déclaré, au cours d'une conversation téléphonique avec La Havane, l'un des principaux animateurs de la dissidence de gauche, Vladimiro Roca, membre du Courant socialiste démocratique (CSD). " On signale plusieurs incidents dans les quartiers du centre de La Havane, où les gens s'en sont pris à des boulangeries, des pharmacies et des quincailleries ", ajoute M. Roca, qui fait état également de manifestations de xénophobie à l'égard de touristes et de diplomates. " Le mouvement pourrait devenir beaucoup plus violent si les autorités continuent de s'opposer à toute négociation politique pour résoudre la grave crise économique qui, faute d'énergie, paralyse déjà 80 % de l'industrie. " Selon la dissidence interne, dispersée dans une multitude de petites organisations, la population exprime de plus en plus ouvertement sa frustration depuis que les coupures d'électricité atteignent seize à vingt heures par jour selon les régions les 3,5 millions de tonnes de pétrole négociés avec la Russie pour 1993 en échange du sucre cubain auraient déjà été livrés et aucun nouveau contrat n'a été annoncé pour le reste de l'année. L'obscurité donne du courage, et " les pierres ne sont pas rationnées ", constate un opposant. La récente décision du gouvernement d'autoriser les Cubains à utiliser les dollars, notamment envoyés par les exilés de Miami, pour acheter dans les magasins en devises étrangères - les " diplotiendas ", jusqu'alors réservées aux étrangers, n'ont jamais manqué de rien - ne semble pas avoir calmé le mécontentement, comme le révèle ce commentaire recueilli par un dissident dans une file d'attente : " A quoi bon acheter, très cher, de la viande en dollars si on ne peut pas la conserver, faute d'électricité ? " La passivité reste cependant l'attitude la plus courante, la majorité des Cubains semblant attendre un " miracle ", un changement d'attitude du président Castro ou même, selon des commentaires recueillis dans la rue par Vladimiro Roca, " une intervention des Etats-Unis pour résoudre le problème ", " solution " à laquelle son mouvement s'oppose totalement. Une " commission tripartite pour le changement " Les Cubains se demandent ce que M. Castro est allé faire la semaine dernière en Colombie, où il a longuement rencontré le président Gaviria et le ministre espagnol des affaires étrangères, Javier Solana. " Fidel est tout simplement allé chercher du pétrole à crédit puisque Cuba n'a pas les ressources financières disponibles pour payer, soutient M. Roca. Tout indique qu'il n'a rien obtenu, sans doute parce qu'il a dû refuser, une fois de plus, de s'engager à entamer des négociations avec l'opposition pour trouver une solution politique à la crise. " Selon une source liée aux services de renseignements américains, les Espagnols auraient proposé la création d'une " commission pour le changement ", formée de trois dissidents (Gustavo Arcos, Elizardo Sanchez et Oswaldo Paya), de trois exilés (Carlos Alberto Montaner, Menoyo Gutierrez et Ignacio Rasco) et de six personnalités désignées par M. Castro. Celui-ci aurait répondu qu'il était " le seul en mesure de diriger les changements et d'éviter une guerre civile ", à condition qu'on lui fournisse du pétrole. Les Espagnols et les Colombiens auraient refusé de céder, estimant que les engagements de M. Castro étaient insuffisants. Madrid n'a pas ménagé les démarches auprès de La Havane ces derniers temps : mandaté par le chef du gouvernement Felipe Gonzalez, une délégation conduite par l'ex-ministre de l'économie Carlos Solchaga a présenté aux autorités cubaines le 31 juillet un vaste plan de pri vatisations, dont les dividendes serviraient à " sauver les acquis de la révolution " dans les secteurs de l'éducation et de la santé.
Selon le quotidien espagnol El Pais, Fidel Castro aurait écouté cet exposé pendant vingt minutes sans réagir.
BERTRAND DE LA GRANGE
Le Monde du 20 août 1994
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