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Dans la Serbie bombardée, voyage à travers une guerre sans bataille

Publié le 17/01/2022

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19 mai 1999 Au bord de la route, pour défendre leur barrage, les soldats de l'armée yougoslave ont construit avec des sacs de sable des fortifications inutiles et désertes. Un soldat serbe en tenue de combat, kalachnikov en bandoulière, arrête les voitures, puis les fouille. Les journalistes étrangers accrédités à Belgrade n'ont le droit de se déplacer dans le pays que sous contrôle de l'armée, et les voyageurs sans visa et sans autorisation que nous sommes risquent à tout moment l'arrestation ou l'expulsion. Mais beaucoup de barrages se franchissent en agitant amicalement la main, au pire après un brin de causette. Malgré l'état de guerre déclaré en Serbie, le soldat ne cherche ni armes ni passager clandestin. Ici, le militaire serbe pense qu'il a affaire à des compatriotes, probablement un peu trafiquants. Il baisse les vitres, une par une, pour vérifier qu'il n'y pas de cartouches de cigarettes dissimulées dans les portières. "Avez-vous de quoi fumer ?", demande-t-il. Officiellement, l'armée yougoslave et la police, qui ont disséminé leurs points de contrôle sur les routes champêtres de Serbie, luttent contre la contrebande. Celle de tabac se développe avec la pénurie provoquée par la guerre. Comme beaucoup de Serbes, fumeurs à la chaîne, ces soldats manquent tout simplement de cigarettes. Pour passer leurs nerfs et leur ennui. Pour les soldats serbes, cette guerre sans bataille est épuisante. C'est le "désert des Tartares" dans le décor bucolique des collines semées de pins de la campagne serbe. Il n'y rien d'autre à faire que d'observer, désarmé, le ciel d'où peut surgir un avion de l'OTAN. "Est-ce que vous vous rendez compte que nous devenons tous fous ici ? Tout le monde prend des tranquillisants", crie un journaliste de l'opposition, sortant la boîte de calmants qu'il porte en permanence dans sa poche. "Voilà, dit-il avant de boire une grande rasade de raki, le résultat des bombardements." La "drôle de guerre" aérienne de l'Alliance atlantique tape sur les nerfs de la Serbie. Prêts à résister au combat, les soldats serbes impuissants redoutent que le ciel ne leur tombe soudain sur la tête. A Krusevac, la petite ville qui s'est rebellée la semaine dernière contre l'envoi des réservistes au Kosovo, plusieurs centaines de soldats sont rentrés chez eux sans ordre de démobilisation. L'un d'entre eux explique qu'il était "prêt à [se] battre mais pas à attendre, à ne rien faire, d'être tué comme un oiseau". Tout attend, fonctionne au ralenti. Les villes, les restaurants, les cafés sont déserts. "Le problème, ici, c'est qu'il n'y a plus rien à faire", dit, dans son établissement vide, un opposant devenu restaurateur. "Plus personne n'a d'argent. Les gens touchent en ce moment la moitié de leur salaire de janvier", continue-t-il. Il y a des queues pour l'huile, le sucre, les cigarettes, dont le prix a quadruplé, et devant les officines de paris. Sinon , pas grand-chose ne manque. Les campagnes sont occupées à la récolte de pommes de terre. En ville, les vitrines des magasins, les vitres des maisons sont scotchées en croix pour amortir le choc des bombardements. Les écoles ne fonctionnent plus depuis deux mois. Les journées sont longues et vides. Sans bars ni restaurants, les soirées traînent en longueur. Dès la tombée du jour, la Serbie plonge dans l'obscurité. Il n'y a plus d'éclairage public. On tâtonne dans le noir, on chute contre les trottoirs. Les nuits sont souvent hachées par les raids de l'aviation de l'OTAN ou par le hurlement des sirènes. Frappé par l'OTAN, le système d'alerte-radar est-il devenu fou ? Ou bien le régime de Milosevic maintient-il la pression psychologique sur le peuple grâce à ces fausses alertes répétées ? Régulièrement, les sirènes retentissent, annonçant un raid aérien. Les conversations s'arrêtent. Les enfants s'énervent. Puis c'est l'attente. Parfois infinie. Car, très souvent, rien n'arrive. Aucune bombe ne vient faire exploser la tension, qui se diffuse alors lentement, empoisonnant les corps et les esprits. En guerre contre le monde entier ou presque, la Serbie n'a aucun ennemi à se mettre sous la dent, même si elle semble pleine de "traîtres". Dénoncée comme une litanie par les radios et par les télévisions, "l'agression étrangère" est presque immatérielle, insaisissable : quelque part là-haut, très haut dans le ciel, parfois dissimulée dans les nuages. Il y a bien ces images des "erreurs" de l'OTAN - les seules que l'on montre ici. Ces cibles civiles endommagées, ces corps blessés ou déchiquetés. Un jour, un bus ; un autre, un train ; aujourd'hui, un hôpital. Des images d'horreur que les médias, tous sous contrôle de la censure militaire, repassent à l'infini, jusqu'à rendre insensible, jusqu'à l'écoeurement. Jusqu'à ce qu'une autre "bavure" permette de renouveler l'émotion et la macabre propagande. "Tout le monde dit que les Serbes sont derrière Milosevic. C'est faux. Ils ne peuvent rien faire. Les gens ont peur" Personne ne semble avoir songé à s'attaquer aux "symboles de l'impérialisme". Un grand panneau de publicité pour des cigarettes américaines, aujourd'hui introuvables, proclame ironiquement : "Le goût de la liberté". "Tout le monde dit que les Serbes sont derrière Milosevic, dit un journaliste. C'est faux. Ils ne peuvent rien faire. Les gens ont peur. Ils ne veulent pas parler." "Car, ajoute-t-il, tous ceux qui s'opposent au pouvoir deviennent des traîtres et reçoivent leur avis de mobilisation." Un avocat a fait savoir qu'il ferait les cinq ans de prison prévus en cas d'insoumission plutôt que d'aller se battre. "Mais, dit-il, la loi prévoit que vous partez de toute façon à la guerre et qu'après vous faites cinq ans de prison. Voilà pourquoi les mobilisés n'ont d'autre choix que de répondre à l'appel. " Au bord des routes, des militaires en permission font, sans grand succès, du stop. Les routes sont presque désertes. "Les embouteillages sont dans le ciel", plaisante un homme. Il n'y a pas de convoi militaire. On croise parfois un camion de l'armée. Voici un blindé léger suivi de près par une ambulance, comme pour le protéger de l'OTAN. Les stations-service sont vides. L'essence n'est délivrée qu'avec un ticket de rationnement : 20 litres par véhicule et par mois. Au marché noir, elle coûte plus de 10 francs le litre. Sous les hangars d'une station d'essence vide, l'armée a dissimulé des camions militaires. Dans un bosquet, sous les arbres et sous des filets de camouflage, se cachent des avions de combat. Devant un restaurant, le propriétaire avait garé un vieux Mig pour attirer le client. Aujourd'hui, de crainte d'aimanter les missiles de l'OTAN, il a recouvert l'avion avec de la paille. Un peu partout, les frappes sont visibles. Voilà, à l'entrée d'une ville, une zone industrielle pulvérisée, ses usines déchiquetées, tôles ondulées, poutrelles d'acier tordues par les bombes. Plus loin, un pont de chemin de fer plonge dans un lac. Plus loin, de gigantesques antennes satellite ont été réduites en bouillie. C'était l'un des principaux centres de communications du pays. "Comme cela, l'OTAN nous paiera la dernière technologie", plaisante un Serbe. Beaucoup de ponts sur les routes sont coupés. De longues déviations, passant par les montagnes, sont signalées par de nouveaux panneaux. Parfois apparaissent les "dommages collatéraux". A côté d'un dépôt d'essence militaire enterré dans des tunnels qui s'enfoncent sous une colline, deux maisons ont le toit éventré, les vitres brisées, la façade lacérée. L'autoroute Belgrade-Nis fonctionne toujours - même le péage -, mais elle n'est pas empruntée par grand monde. Dans notre direction, la chaussée s'est enfoncée de plusieurs mètres sous les bombes. On roule sur la voie d'en face. A Nis, la troisième ville du pays, qui a toujours un maire d'opposition, Zoran et ses amis n'ont pas peur d'être qualifiés de "traîtres". Ils pestent contre Milosevic et contre l'Occident. "Milosevic est notre problème, dit Zoran. Il manipule nos sentiments nationaux, car défendre notre pays s'est enraciné dans notre culture. Il faut le tuer lui, puis bombarder tous ceux qui iront à son enterrement", propose-t-il. Puis c'est au tour des Occidentaux. "Dès que Milosevic fait mine d'être gentil, ils passent des compromis avec lui. C'est ainsi qu'il a pu renforcer son emprise sur le pays", dit un opposant qui a organisé les grandes manifestations contre la fraude électorale et estime que l'Ouest a alors lâché les démocrates serbes. "Beaucoup de ceux qui ont voté pour lui comprennent aujourd'hui qu'ils ont eu tort. Mais c'est trop tard. Ils ne peuvent plus rien faire", dit-il. Désespéré, un journaliste exprime une opinion minoritaire : "Je crois qu'il faudra des troupes terrestres ici. Sinon, tout restera comme avant : nous n'aurons pas de démocratie, de liberté de la presse, d'entreprendre." Sur la route du retour, voilà un nouveau barrage de la milice. Le policier demande les papiers de tous les occupants de la voiture. La situation devient périlleuse. Mais, peut- être parce que la nuit et les bombardements approchent, peut-être parce qu'il trouve sympathique le chauffeur qui a trompé son ennui, peut-être parce qu'il commence à trouver tout cela inutile, il renonce. "Allez-y, les gars !" JEAN-BAPTISTE NAUDET Le Monde du 25 mai 1999
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« avocat a fait savoir qu'il ferait les cinq ans de prison prévus en cas d'insoumission plutôt que d'aller se battre.

"Mais, dit-il, la loiprévoit que vous partez de toute façon à la guerre et qu'après vous faites cinq ans de prison.

Voilà pourquoi les mobilisés n'ontd'autre choix que de répondre à l'appel.

" Au bord des routes, des militaires en permission font, sans grand succès, du stop.

Les routes sont presque désertes.

"Lesembouteillages sont dans le ciel", plaisante un homme.

Il n'y a pas de convoi militaire.

On croise parfois un camion de l'armée.Voici un blindé léger suivi de près par une ambulance, comme pour le protéger de l'OTAN.

Les stations-service sont vides.L'essence n'est délivrée qu'avec un ticket de rationnement : 20 litres par véhicule et par mois.

Au marché noir, elle coûte plus de10 francs le litre.

Sous les hangars d'une station d'essence vide, l'armée a dissimulé des camions militaires.

Dans un bosquet, sousles arbres et sous des filets de camouflage, se cachent des avions de combat.

Devant un restaurant, le propriétaire avait garé unvieux Mig pour attirer le client.

Aujourd'hui, de crainte d'aimanter les missiles de l'OTAN, il a recouvert l'avion avec de la paille.Un peu partout, les frappes sont visibles.

Voilà, à l'entrée d'une ville, une zone industrielle pulvérisée, ses usines déchiquetées,tôles ondulées, poutrelles d'acier tordues par les bombes.

Plus loin, un pont de chemin de fer plonge dans un lac.

Plus loin, degigantesques antennes satellite ont été réduites en bouillie.

C'était l'un des principaux centres de communications du pays."Comme cela, l'OTAN nous paiera la dernière technologie", plaisante un Serbe.

Beaucoup de ponts sur les routes sont coupés.De longues déviations, passant par les montagnes, sont signalées par de nouveaux panneaux. Parfois apparaissent les "dommages collatéraux".

A côté d'un dépôt d'essence militaire enterré dans des tunnels qui s'enfoncentsous une colline, deux maisons ont le toit éventré, les vitres brisées, la façade lacérée.

L'autoroute Belgrade-Nis fonctionnetoujours - même le péage -, mais elle n'est pas empruntée par grand monde.

Dans notre direction, la chaussée s'est enfoncée deplusieurs mètres sous les bombes.

On roule sur la voie d'en face.

A Nis, la troisième ville du pays, qui a toujours un maired'opposition, Zoran et ses amis n'ont pas peur d'être qualifiés de "traîtres".

Ils pestent contre Milosevic et contre l'Occident."Milosevic est notre problème, dit Zoran.

Il manipule nos sentiments nationaux, car défendre notre pays s'est enraciné dans notreculture.

Il faut le tuer lui, puis bombarder tous ceux qui iront à son enterrement", propose-t-il. Puis c'est au tour des Occidentaux.

"Dès que Milosevic fait mine d'être gentil, ils passent des compromis avec lui.

C'est ainsiqu'il a pu renforcer son emprise sur le pays", dit un opposant qui a organisé les grandes manifestations contre la fraude électoraleet estime que l'Ouest a alors lâché les démocrates serbes.

"Beaucoup de ceux qui ont voté pour lui comprennent aujourd'hui qu'ilsont eu tort.

Mais c'est trop tard.

Ils ne peuvent plus rien faire", dit-il.

Désespéré, un journaliste exprime une opinion minoritaire :"Je crois qu'il faudra des troupes terrestres ici.

Sinon, tout restera comme avant : nous n'aurons pas de démocratie, de liberté dela presse, d'entreprendre." Sur la route du retour, voilà un nouveau barrage de la milice.

Le policier demande les papiers de tous les occupants de lavoiture.

La situation devient périlleuse.

Mais, peut- être parce que la nuit et les bombardements approchent, peut-être parce qu'iltrouve sympathique le chauffeur qui a trompé son ennui, peut-être parce qu'il commence à trouver tout cela inutile, il renonce."Allez-y, les gars !" JEAN-BAPTISTE NAUDETLe Monde du 25 mai 1999 CD-ROM L'Histoire au jour le jour © 2002, coédition Le Monde, Emme et IDM - Tous droits réservés. »

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