Devoir de Philosophie

Est-il possible de faire de tout une démonstration ?

Publié le 20/03/2011

Extrait du document

« On prouve tout ce qu’on veut, écrit Alain, et la vraie difficulté consiste à savoir ce que l’on veut prouver «. Mais peut-on réellement prouver tout ce qu’on veut ? Et, à supposer que ce soit possible, cela ne rendrait-il pas toute preuve suspecte et vaine ? Mais si, comme le note Alain, « la vraie difficulté consiste à savoir ce que l’on veut prouver «, et si la vraie démonstration, à la différence d’un procédé simplement rhétorique, est la démonstration de ce que l’on sait, peut-on démontrer tout ce que l’on sait ? Toute vérité est-elle donc démontrable ? Cela peut paraître impossible, car on irait alors, semble- t-il, à l’infini, mais comment renoncer à la démonstration sans renoncer à l’objectivité ? S’il n’y avait de démonstration que mathématique, il serait sans doute ridicule de prétendre que tout peut se démontrer : « Le cœur a son ordre, l’esprit a le sien, qui est par principe et démonstration. Le cœur en a un autre. On ne prouve pas qu’on doit être aimé en exposant d’ordre les causes de l’amour ; cela serait ridicule « (Pascal, fr. 298). Mais la démonstration peut également être rhétorique (Aristote, Rhétorique, I) et relever de l’art de persuader. Ne pourrait-on pas alors dire de la démonstration ce qu’Alain, visant la puissance de l’éloquence, dit de la preuve : que l’on peut démontrer tout ce que l’on veut ? N’est-ce pas ce dont Gorgias prétend être capable, lorsqu’il tente de convaincre Socrate de la puissance de la rhétorique, en lui montrant qu’aucun domaine ne lui échappe et que là où un médecin, par exemple, serait impuissant à convaincre ses patients de la nécessité de prendre un remède, la rhétorique y parviendrait : « Car il n’y a rien dont l’orateur ne puisse parler, en public, avec une plus grande force de persuasion que celle de n’importe quel spécialiste. Ah, si grande est la puissance de cet art rhétorique ! « (Platon, Gorgias, 456c). On pourrait objecter à cela que l’art de convaincre rencontre sans doute des obstacles et ne parvient pas toujours à ses fins. Ces obstacles ne sont cependant pas insurmontables et ne constituent donc pas une objection de principe à la possibilité de « tout démontrer « prise en ce sens. Si nos désirs nous font parfois nier l’évidence (c’est ce qu’on appelle la mauvaise foi), comme peut aussi le faire la volonté, par la pratique de la suspension du jugement (« Car il nous est toujours possible de nous retenir de poursuivre un bien clairement connu ou d’admettre une vérité évidente, pourvu que nous pensions que c’est un bien d’affirmer par là notre libre arbitre «, Descartes, Lettre à Mesland du 9 fév. 1645) ; cette même évidence ne saurait être un obstacle insurmontable à la démonstration de ce qui pourrait lui sembler contraire. Quant au désir lui-même, il peut sans doute faire obstacle à l’art de convaincre, c’est-à-dire à nos efforts pour démontrer ce qui s’y oppose, mais peut donner prise à des stratégies de séduction (à ce que Pascal, dans L’Art de persuader, appelle « l’art d’agréer «), et ainsi ne pas constituer un obstacle insurmontable non plus. Mais cette puissance même de la rhétorique n’est-elle pas ce qui en fait la faiblesse ? La démonstra- tion (au sens où l’on parle d’une « démonstration de force «) de sa capacité de tout démontrer, et le contraire de tout, n’est-elle pas de nature, quand on en a pris conscience, à nous faire douter de toute démonstration (pouvoir tout démontrer, c’est ne pouvoir rien démontrer en particulier ; et à vouloir trop prouver, le rhéteur ne fait que prouver la vanité de toute démonstration). Si donc la « démonstration « rhétorique ne peut démontrer sa puissance universelle qu’en démontrant son impuissance, qu’en est-il de la vraie démonstration, c’est-à-dire de la démonstration du vrai ? Si l’on ne peut pas démontrer tout ce que l’on veut, ne peut-on pas soutenir cependant que toute vérité est démontrable ? Comment pourrait-on raisonnablement soutenir que toute vérité est démontrable ? Quand bien même on se limiterait au domaine de la vérité scientifique, les limites de la démonstration apparaissent dès la première réflexion. Et d’abord dans les sciences expérimentales : même si l’on faisait de la vérifica- tion expérimentale une forme de « démonstration «, en prenant le terme de démonstration dans son sens le plus large, il n’en resterait pas moins que, si des hypothèses peuvent bien être vérifiées dans le cadre d’une théorie scientifique, les théories elles-mêmes ne pourront jamais être ultimement véri- fiées. Tout au plus sont-elles « confirmées « par les découvertes qu’elles rendent possibles, mais elles restent provisoires, et toujours en droit « falsifiables « (réfutables par une expérience dont elles sont Cours-PH00 257 © Cned – Académie en ligneincapables de rendre compte), comme l’a montré K. Popper. On ne peut jamais ultimement démontrer qu’une théorie est vraie. Seule sa fausseté pourrait être démontrée. Quant aux mathématiques, que leurs raisonnements soient proprement démonstratifs (auquel cas on ne peut, sans régression à l’infini, tout y démontrer, mais il faut en saisir l’évidence des axiomes anté- rieurement à toute démonstration), ou qu’elles ne soient que des systèmes « hypothético-déductifs « (dont la systématisation définitive, comme l’a montré Gödel, ne pourra jamais être achevée), dans tous les cas, il paraît vain de prétendre que l’on peut tout y démontrer. Plus radicalement, et comme l’a montré Aristote dans le Livre IV de la Métaphysique, le principe même de toute démonstration, le principe de non-contradiction (deux propositions contradictoires, c’est-à-dire deux propositions dont l’une affirme ce que l’autre nie, ne peuvent pas être vraies en même temps), ne peut être démontré, non seulement parce que l’on irait à l’infini si l’on voulait tout démontrer, mais parce que l’on ne peut démontrer le principe dont toute démonstration a besoin pour être concluante, sans commettre une « pétition de principe «. De sorte que l’impossibilité de tout démontrer n’est pas seulement une impossibilité de fait, liée aux limites de nos capacités, mais une impossibilité de droit, liée à la condition, par principe indémontrable, de toute démonstration. Mais peut-on réellement admettre, sans renoncer à l’objectivité de tout savoir, l’impossibilité absolue de « démontrer « les principes- mêmes de la démonstration ? Cela ne repose-t-il pas sur une conception trop étroite de l’idée même de « démonstration « ? On peut, semble-t-il, élargir la notion de démonstration de façon à y inclure la connaissance des principes, et ainsi à faire du projet de tout démontrer un idéal non contradictoire. Aristote lui-même, tout d’abord, rappelons-le, procède, dans le Livre IV de la Métaphysique, à ce qu’il appelle une « démonstration « indirecte du principe de non-contradiction. Il suffit pour cela, dit-il, que l’adversaire accepte de parler (c’est la condition de son humanité), et de parler pour dire quelque chose, ce qui suppose que son propos ait un sens « pour lui-même et pour autrui «, ce qui serait impossible si ce sens n’était pas déterminé. Or, la détermination du sens suppose le principe de non-contradiction (sans quoi les mots pourraient à la fois signifier et ne pas signifier ce qu’ils signifient...). Le principe de non-contradiction, étant ainsi à la fois le principe de la logique et celui de la parole sensée et de la communication, est ainsi indirectement démontré par la réfutation, ou la réduction au silence, de tous ceux qui voudraient le nier. De même, lorsque Descartes veut caractériser la démarche qui a été la sienne dans ses Méditations métaphysiques, c’est-à-dire dans la recherche des principes du savoir, il distingue, dans les Réponses aux secondes objections deux « manières de démontrer « : celle qui, partant de principes indémontra- bles, procède « par synthèse ou composition, à la manière des géomètres, et celle, « analytique, qu’il a suivie dans les Méditations, et qui mène aux principes : cette démarche, qui « montre la vraie voie par laquelle une chose a été méthodiquement inventée et fait voir comment les effets dépendent des causes «, fait que le lecteur « n’entendra pas moins parfaitement la chose ainsi démontrée, et ne la rendra pas moins sienne, que si lui-même l’avait inventée «. Enfin, là même où la démonstration, au sens le plus général du terme (au sens où démontrer, c’est simplement rendre sensible ou présent, comme lorsqu’on parle d’une « démonstration d’anatomie «1) semble absolument impossible, comme dans le cas de ces Idées de la raison (Dieu, la liberté) qui, comme le montre Kant, contiennent un concept auquel on ne peut jamais donner une intuition qui lui convienne, une forme de « présentation « (et donc, en un sens, de « démonstration «) indirecte reste cependant possible : celle que Kant nomme « symbolique « dans le § 59 de la Critique de la faculté de juger, et qui permet de donner une « connaissance «, par le biais d’analogies, de ce dont la réalité objective ne peut pas être « démontrée « au sens strict du terme. Si donc la démonstration rhétorique aussi bien que la démonstration scientifique ont des limites indé- passables et qui leur sont inhérentes, ce qui leur échappe peut faire l’objet de « démonstrations « indirectes, sans quoi nous ne saurions sans doute pas même en parler, ni montrer que cela résiste à toute démonstration, et ce n’est qu’en ce sens que l’on peut affirmer que tout peut être démontré. ■

« de fait, liée aux limites de nos capacités, mais une impossibilité de droit, liée à la condition, par principe indémontrable, de toutedémonstration.

Mais peut-on réellement admettre, sans renoncer à l'objectivité de tout savoir, l'impossibilité absolue de «démontrer » les principes- mêmes de la démonstration ? Cela ne repose-t-il pas sur une conception trop étroite de l'idée mêmede « démonstration » ?On peut, semble-t-il, élargir la notion de démonstration de façon à y inclure la connaissance des principes, et ainsi à faire duprojet de tout démontrer un idéal non contradictoire.

Aristote lui-même, tout d'abord, rappelons-le, procède, dans le Livre IV dela Métaphysique, à ce qu'il appelle une « démonstration » indirecte du principe de non-contradiction.

Il suffit pour cela, dit-il, quel'adversaire accepte de parler (c'est la condition de son humanité), et de parler pour dire quelque chose, ce qui suppose que sonpropos ait un sens « pour lui-même et pour autrui », ce qui serait impossible si ce sens n'était pas déterminé.

Or, la déterminationdu sens suppose le principe de non-contradiction (sans quoi les mots pourraient à la fois signifier et ne pas signifier ce qu'ilssignifient...).

Le principe de non-contradiction, étant ainsi à la fois le principe de la logique et celui de la parole sensée et de lacommunication, est ainsi indirectement démontré par la réfutation, ou la réduction au silence, de tous ceux qui voudraient le nier.De même, lorsque Descartes veut caractériser la démarche qui a été la sienne dans ses Méditations métaphysiques, c'est-à-diredans la recherche des principes du savoir, il distingue, dans les Réponses aux secondes objections deux « manières de démontrer» : celle qui, partant de principes indémontra- bles, procède « par synthèse ou composition, à la manière des géomètres, et celle,« analytique, qu'il a suivie dans les Méditations, et qui mène aux principes : cette démarche, qui « montre la vraie voie par laquelleune chose a été méthodiquement inventée et fait voir comment les effets dépendent des causes », fait que le lecteur « n'entendrapas moins parfaitement la chose ainsi démontrée, et ne la rendra pas moins sienne, que si lui-même l'avait inventée ».Enfin, là même où la démonstration, au sens le plus général du terme (au sens où démontrer, c'est simplement rendre sensible ouprésent, comme lorsqu'on parle d'une « démonstration d'anatomie »1) semble absolument impossible, comme dans le cas de cesIdées de la raison (Dieu, la liberté) qui, comme le montre Kant, contiennent un concept auquel on ne peut jamais donner uneintuition qui lui convienne, une forme de « présentation » (et donc, en un sens, de « démonstration ») indirecte reste cependantpossible : celle que Kant nomme « symbolique » dans le § 59 de la Critique de la faculté de juger, et qui permet de donner une «connaissance », par le biais d'analogies, de ce dont la réalité objective ne peut pas être « démontrée » au sens strict du terme.Si donc la démonstration rhétorique aussi bien que la démonstration scientifique ont des limites indé- passables et qui leur sontinhérentes, ce qui leur échappe peut faire l'objet de « démonstrations » indirectes, sans quoi nous ne saurions sans doute pasmême en parler, ni montrer que cela résiste à toute démonstration, et ce n'est qu'en ce sens que l'on peut affirmer que tout peutêtre démontré.

■. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles