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Facteurs sociaux de l'évolution phonologique. ANDRÉ MARTINET.

Publié le 22/02/2012

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Il est probable qu'au cours des siècles, tout excédent de population basque tendait à descendre vers le sud. Plus loin allaient ces gens et plus il leur était facile de s'assimiler totalement à leur nouvel entourage. Mais ceux qui ne poussaient pas beaucoup plus au sud que Burgos, y trouvaient sans doute, dans les basses classes, un parler roman déjà pénétré de traits euskariens de toute sorte. S'ils s'y établissaient, eux-mêmes et leur descendance apprenaient ce parler local et peut-être y apportaient quelques traits basques supplémentaires. Dans le cadre de notre hypothèse, il n'est pas nécessaire de supposer que l'on ait parlé le basque de façon extensive hors de son domaine traditionnel, disons au-delà du XIIe siècle. Mais dès cette époque, les basses classes de vastes portions de la Castille devaient utiliser un système phonologique qui coïncidait dans une large mesure avec celui qui allait devenir la norme, ou qui du moins la portait en germe. Le fait que jusqu'au XVIe siècle nous trouvions si peu de traces de ce système indiquerait qu'il n'était pas employé dans les classes de la population où se recrutaient normalement les scribes et les clercs. Ce que nous constatons à partir de 1550 environ ne peut être un changement phonétique du type qui consiste pour une communauté entière à changer graduellement ses articulations. Si l'on comprend que toutes les provinces et toutes les classes de la société de toute l'Espagne de langue castillane ont été atteintes par des changements aussi révolutionnaires que ceux que nous venons de passer en revue, il est difficile de les imaginer s'étendant à tous les coins d'une aire aussi vaste en trois quarts de siècle, la vie d'un homme, et du point de vue d'un linguiste, une période bien courte en vérité. Il est inconcevable que la nation entière, de Burgos à Grenade, ait prononcé [viezo] en 1550 ce que la nation entière devait prononcer [biexo] en 1625. Qu'aurait fait l'octogénaire né en 1540 ? Certes, bien des gens, surtout dans les coins reculés, ont pu encore dire [viezo] en 1650 et plus tard. Mais ceci ne suffit pas. Ce qui s'est passé ne peut se comprendre que comme l'écroulement d'une tradition linguistique, longtemps conservée par les classes supérieures, mais trouvant de moins en moins d'appui dans la masse de la population d'une aire toujours croissante, parler maintenu par une sorte de ségrégation sociale et en dépit de l'influence des nourrices et des serviteurs. Les soutiens de cette tradition linguistique devaient comprendre aisément le jargon populaire, tout comme, dans l'Europe contemporaine, le bourgeois comprend la langue des ouvriers et même le patois de ses fermiers. A notre octogénaire vivant vers 1625, [biexo] pouvait sembler encore appartenir à un parler très vulgaire, bien qu'il ait eu l'occasion de l'entendre dès le berceau. Il faut des siècles pour que des changements d'une telle ampleur se développent, s'étendent et s'imposent universellement. Au cours des siècles précédents, une forme de castillan sans sifflantes sonores et aux frontières indécises entre occlusives et spirantes sonores avait dû, venant du nord, se répandre lentement parmi les paysans et les classes inférieures d'artisans, gagnant les frontières de la Vieille Castille, peut-être les dépassant, et minant progressivement la forme traditionnelle de la langue. Au cours de son expansion graduelle, ce système a atteint des régions où d'autres changements étaient en progrès, modifiant les réalisations phonétiques de certains phonèmes. C'est le produit de cet amalgame qui, finalement, émerge des ruines du système phonologique traditionnel. ANDRÉ MARTINET.

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