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Les effets perturbateurs ou conservateurs du système phonologique. ANDRÉ MARTINET.

Publié le 22/02/2012

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Revenant maintenant à la succession /tak/, on se demandera pour quelles raisons le phonème /a/ parvient à maintenir son articulation traditionnelle en dépit des attractions auxquelles il est soumis de la part de ses voisins. On pourrait penser que cette articulation se maintient par habitude : le mot attaque a sans doute été prononcé tout d'abord par l'enfant en imitation d'articulations relativement soignées ; dans les circonstances où le sujet croit pouvoir se permettre une prononciation relâchée, le mot peut devenir tout autre chose ; mais lorsque une articulation précise s'impose, la prononciation traditionnelle réapparaît tout naturellement. Il y a probablement une part de vérité dans cette explication. Mais, à la réflexion, il paraît peu vraisemblable que la tradition seule puisse maintenir inchangée, à travers plusieurs générations, la prononciation des mots et l'articulation des phonèmes si certaines circonstances ne venaient lui prêter main forte. Si une prononciation d'attaque avec des a centralisés ou même avec des [a] en guise de voyelles permettait de se faire comprendre aussi bien que la prononciation à a grand ouvert, comme elle est certainement mieux adaptée à la plupart des contextes où figure /a /et notamment à celui que nous avons dans /tak/, on voit mal comment la prononciation par [a] pourrait à la longue se maintenir. Invoquer ici le souci de correction n'aurait de sens que si les sujets parlants avaient à leur disposition un critère fixe, si par exemple la Radiodiffusion Nationale commençait tous ses programmes par un enregistrement de la prononciation standard du /a/ français. Il est clair que ce qui, en dernière analyse, empêche l'articulation de /a/ de s'adapter aux différents ,contextes où il apparaît est l'existence, dans le système, d'autres phonèmes susceptibles d'apparaître dans les mêmes contextes et avec lesquels /a/ ne saurait se confondre sans entraîner des conditions incompatibles avec le fonctionnement satisfaisant de la langue comme instrument de communication. Ailleurs que dans une élocution tout à fait relâchée, toute réalisation du phonème /a/ restera distincte de celle de tout autre phonème dans le même contexte. On peut donc dire qu'à chaque point de la chaîne le système exerce une pression qui tend normalement à perpétuer les articulations traditionnelles en s'opposant aux pressions « latérales » exercées par les phonèmes voisins dans le discours. A supposer qu'on identifie les phonèmes /a/ de deux langues différentes, on ne pourra pas considérer que la même pression s'exerce sur chacune de leurs réalisations dans la chaîne puisque chaque langue a son système phonologique propre. Aussi, au, nom du principe que dans un système tout se tient et que la nature d'une des parties dépend de celle des autres, se refusera-t-on à de semblables identifications. Les articulations traditionnelles pourront se modifier et un certain type de changement, pouvant affecter toutes les réalisations du phonème, pourra se produire lorsque variera la nature ou la direction de la pression exercée par le système. On n'examinera pas ici les causes possibles de ces variations. On signalera simplement que si /a/ est atteint dans sa nature phonique à la suite d'une variation de ce type, le système s'en verra modifié et exercera une pression différente sur certaines autres voyelles de la chaîne. Ces voyelles, se modifiant à leur tour, changeront de nouveau l'équilibre du système et ainsi de suite. En fait, il est probable que la plupart des systèmes phonologiques observables présentent des traces de déséquilibre dues à l'existence d'une de ces variations se développant de proche en proche. Le type de changement dont il vient d'être question est celui qu'on considérait traditionnellement comme non-conditionné et pour lequel on était surtout tenté de chercher une causalité externe puisque la seule causalité linguistique avec laquelle on opérait était celle qui se manifestait dans la chaîne parlée. A côté du contexte du discours, il faut opérer maintenant avec le contexte du système. Les phonéticiens classiques nous ont surtout expliqué ce qu'on peut attendre d'un phonème donné, placé dans telle ou telle condition dans la chaîne. Ce qu'avant tout le phonologue cherche à dégager c'est ce qu'on peut attendre d'un phonème donné placé dans tel ou tel système.... Pour un phonème, il est nécessaire et suffisant d'être distinct des autres phonèmes de la langue. Pour le système, ceci implique que les oppositions entre les différents phonèmes devront être réalisées de façon assez nette pour être perçues dans tous les cas. Toute réalisation de phonème qui ne permet pas à une opposition de se maintenir nettement, met en danger l'existence indépendante de deux phonèmes, et, du même coup, l'intégrité du système. Un système sera d'autant plus stable, c'est-à-dire, en fait, adapté à son rôle, donc économique, que les inévitables déviations articulatoires de la parole seront moins susceptibles d'aboutir à la confusion des phonèmes. ANDRÉ MARTINET.

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