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Fallait-il sauver l'euro ?

Publié le 17/01/2022

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3 novembre 2000 UN RÉGIME qu'on soutient est un régime perdu, disait le Talleyrand de Sacha Guitry, et la formule pourrait s'appliquer à l'euro : à devoir être soutenu, l'euro n'a-t-il pas d'ores et déjà perdu la bataille de la confiance ? Avant de répondre à la question, il n'est pas inutile de rappeler que le consensus qui semble émerger aujourd'hui en faveur de l'hypothèse d'un euro « structurellement » faible n'est pas moins résolu que celui qui voulait - avant sa création - que la monnaie européenne soit « structurellement » forte. On expliquait, en effet, que l'euro serait poussé à la hausse par les envies de la nouvelle Banque centrale européenne de marcher sur les traces de sa mère nourricière, la Bundesbank, et d'afficher sa détermination en menant une politique de rigueur. On indiquait également que la création de l'euro entraînerait immanquablement les grands investisseurs internationaux à diversifier leurs actifs au détriment du dollar et en faveur de la monnaie européenne, ce qui devait conduire à apprécier celle-ci et déprécier celui- là. Aucune de ces prédictions ne s'est matérialisée et nombreux sont ceux qui en concluent que, n'étant pas structurellement fort, il faudrait que l'euro fût structurellement faible. Les arguments habituellement avancés en faveur de cette nouvelle hypothèse empruntent autant à l'économie ou à la finance qu'à la politique. Wall Street, tout d'abord, exercerait un attrait irrépressible sur les capitaux en provenance du monde entier et d'Europe en particulier. Le problème avec cette explication est que, depuis la création de l'euro, les places financières européennes se sont beaucoup mieux tenues que leurs homologues américaines. Les indices boursiers européens ont crû de plus de 40 % depuis la création de l'euro, contre moins de 20 % pour les indices américains. Le second argument généralement tenu tient au différentiel de croissance entre l'Europe et les Etats-Unis. L'Amérique flirte avec les 5 % de croissance cette année, nous peinons à dépasser les 3 %. Le problème avec ce nouveau raisonnement est que l'euro s'est également déprécié vis-à-vis du yen, alors que l'économie japonaise est toujours à la traîne. Rien n'indique en fait - que ce soit en théorie ou en pratique - que le différentiel de croissance doive influer sur la valeur d'une monnaie, ou alors on ne comprendrait pas pourquoi les monnaies asiatiques se sont effondrées au terme d'une période de croissance exceptionnelle. Ce n'est pas la croissance qui détermine la valeur d'une monnaie mais l'usage qui en est fait. Si les Américains épargnaient autant que les Français, il faudrait bien alors qu'ils cherchent à l'étranger les débouchés qui leur seraient retirés par une demande intérieure défaillante : le besoin de rendre les entreprises américaines plus compétitives ferait baisser le dollar. C'est d'ailleurs pour cette raison que les hausses des taux d'intérêt décidées par la Banque centrale européenne ne parviennent pas à rehausser l'euro : les agents anticipent qu'elles agiront comme un frein à la demande interne, au moment où elle est encore fragile. Le troisième argument évoqué pour expliquer la faiblesse de l'euro est de nature politique. L'euro serait devenu le thermomètre de la construction européenne dont les risques de blocage et les impasses rejailliraient sur la monnaie. L'argument semble intuitif, mais il ne l'est pas. Si la force politique d'une nation déterminait la valeur de sa monnaie, on comprendrait mal pourquoi le franc suisse a longtemps été une monnaie forte, lors même que la crainte des partisans d'une Europe-puissance est d'avoir accouché d'une Confédération helvétique élargie. Mieux vaut en fait inverser l'argument : ce n'est pas la faiblesse politique de l'Europe qui cause celle de l'euro mais plutôt le contraire. C'est bien la faiblesse de l'euro qu'on a voulu prendre en drapeau de la construction politique européenne, qui rejaillit sur celle-ci. Ce n'est évidemment pas sans conséquences, mais ce n'est pas la même chose. L'analogie la plus simple pour saisir la situation de l'euro aujourd'hui (y compris son sauvetage récent par les banques centrales) est de revenir sur l'évolution du dollar du début des années 80. Alors que la monnaie américaine s'envolait vers les cours stratosphériques qui devaient la porter à plus de 10 francs en février 1985, bon nombre de commentateurs expliquaient qu'il fallait y lire le signe de la force retrouvée de l'Amérique reaganienne. L'autoflagellation des Européens sur la valeur de l'euro aujourd'hui ressemble fort - mais en image inversée - aux discours tenus à l'époque sur la supériorité américaine. La force du dollar devait pourtant fort peu à la puissance politique des Etats-Unis et tout à la politique économique de l'époque. En menant une politique monétaire vigoureuse au moment même où ils menaient aussi une politique budgétaire laxiste, les Américains avaient fabriqué un cocktail explosif : d'un côté, la rigueur monétaire réduisait la circulation de dollars ; de l'autre, le laxisme budgétaire en augmentait le besoin. Il était inévitable que la monnaie américaine devienne chère et s'apprécie sur les marchés des changes. « TROU D'AIR » L'Europe, lors de la création de l'euro, a fait exactement le contraire. La politique monétaire est devenue beaucoup plus laxiste. Les taux d'intérêt ont d'abord été alignés sur les niveaux les plus bas de la zone puis ont été baissés davantage pour faire face au « trou d'air » du début 1999. La politique budgétaire, quant à elle, sortait de deux années de contraction brutale imposée par le traité de Maastricht. Tout comme le dollar était fort au début des années 80, il était donc inéluctable que l'euro fût faible lorsqu'il a été créé. Faute de l'avoir prévu, les Européens se sont sentis désavoués. L'euro faible était pourtant bien la réponse adaptée à la conjoncture économique créée par le tour de vis budgétaire et le relâchement monétaire. Et le policy mix ainsi choisi était de l'avis général la bonne réponse à une situation de chômage élevé et d'inflation faible. Fallait-il donc intervenir ? Oui assurément, pour les mêmes raisons qui ont rendu, en leur temps, nécessaire d'intervenir pour corriger l'évolution du dollar. Une fois qu'elle est lancée dans une direction, il est en effet très difficile qu'une monnaie se stabilise toute seule à un niveau raisonnable. Ce pourquoi il fallut, lors des accords du Plaza, en septembre 1985, un engagement des autorités monétaires pour faire descendre le dollar. C'est à la suite de cet accord que le dollar repassait à 7 francs en février 1986, puis à 6 francs un an plus tard. Jusqu'à ce que sa baisse menace de se prolonger au-delà du souhaitable, rendant nécessaire un nouvel accord, au Louvre en février 1987, pour endiguer sa chute. On n'en est certes pas à vouloir freiner la hausse de l'euro. Mais il n'est pas inutile de noter que la politique économique européenne s'est sensiblement transformée : la politique monétaire est de plus en plus restrictive et la politique budgétaire plus laxiste qu'elle ne pourrait être compte tenu de la croissance. La banque centrale cède, finalement, à la tentation de vouloir un euro fort et les autorités budgétaires cèdent à leur électorat. L'euro pourrait s'en trouver renforcé, à condition toutefois que la demande ne soit pas cassée, mais pour des raisons qui ne seraient pas les meilleures.

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