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J.-P . SARTRE: La liberté suscite la situation.

Publié le 22/02/2012

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L'argument décisif utilisé par le bon sens contre la liberté consiste à nous rappeler notre impuissance. Loin que nous puissions modifier notre situation à notre gré, il semble que nous ne puissions pas nous changer nous-mêmes. Je ne suis « libre » ni d'échapper au sort de ma classe, de ma nation, de ma famille, ni même d'édifier ma puissance ou ma fortune, ni de vaincre mes appétits les plus insignifiants ou mes habitudes. Je nais ouvrier, Français, hérédo-syphilitique ou tuberculeux. L'histoire d'une vie, quelle qu'elle soit, est l'histoire d'un échec. Le coefficient d'adversité des choses est tel qu'il faut des années de patience pour obtenir le plus infime résultat. Encore faut-il « obéir à la nature pour la commander », c'est-à-dire insérer mon action dans les mailles du déterminisme. Bien plus qu'il ne paraît « se faire », l'homme semble « être fait » par le climat et la terre, la race et la classe, la langue, l'histoire de la collectivité dont il fait partie, l'hérédité, les circonstances individuelles de son enfance, les habitudes acquises, les grands et les petits événements de sa vie.... La réalité humaine rencontre partout des résistances et des obstacles qu'elle n'a pas créés; mais ces résistances et ces obstacles n'ont de sens que dans et par le libre choix que la réalité humaine est.... C'est seulement dans et par le libre surgissement d'une liberté que le monde développe et révèle les résistances qui peuvent rendre la fin projetée irréalisable. L'homme ne rencontre d'obstacle que dans le champ de sa liberté. Mieux encore : il est impossible de décréter a priori ce qui revient à l'existant brut et à sa liberté dans le caractère d'obstacle de tel existant particulier. Ce qui est obstacle pour moi, en effet, ne le sera pas pour un autre. Il n'y a pas d'obstacle absolu, mais l'obstacle révèle son coefficient d'adversité à travers les techniques librement inventées, librement acquises; il le révèle aussi en fonction de la valeur de la fin posée par la liberté. Ce rocher ne sera pas un obstacle si je veux, coûte que coûte, parvenir au haut de la montagne; il me découragera, au contraire, si j'ai librement fixé des limites à mon désir de faire l'ascension projetée. Ainsi le monde, par des coefficients d'adversité, me révèle la façon dont je tiens aux fins que je m'assigne; en sorte que je ne puis jamais savoir s'il me donne un renseignement sur moi ou sur lui. En outre, le coefficient d'adversité du donné n'est jamais simple rapport à ma liberté comme pur jaillissement néantisant : il est rapport éclairé par la liberté entre le datum qu'est le rocher et le datum que ma liberté a à être, c'est-à-dire entre le contingent qu'elle n'est pas et sa pure facticité. A désir égal d'escalade, le rocher sera aisé à gravir pour tel ascensionniste athlétique, difficile pour tel autre, novice, mal entraîné et au corps malingre. Mais le corps ne se révèle à son tour comme bien ou mal entraîné que par rapport à un choix libre. C'est parce que je suis là et que j'ai fait de moi ce que je suis que le rocher développe par rapport à mon corps un coefficient d'adversité. Pour l'avocat demeuré à la ville et qui plaide, le corps dissimulé sous sa robe d'avocat, le rocher n'est ni difficile ni aisé à gravir: il est fondu dans la totalité « monde » sans en émerger aucunement. Et, en un sens, c'est moi qui choisis mon corps comme malingre, en l'affrontant aux difficultés que je fais naître (alpinisme, cyclisme, sport). Si je n'ai pas choisi de faire du sport, si je demeure dans les villes et si je m'occupe exclusivement de négoce ou de travaux intellectuels, mon corps ne sera aucunement qualifié de ce point de vue. Ainsi commençons-nous à entrevoir le paradoxe de la liberté : il n'y a de liberté qu'en situation et il n'y a de situation que par la liberté. J .-P . SARTRE

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