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Juste cause

Publié le 17/01/2022

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23 mars 1999 Pourquoi la France fait-elle, avec d'autres, la guerre en Serbie ? A quel titre ? Au nom de quel intérêt vital, dans une région dont l'Histoire nous a appris à nous méfier, face à un pays qui fut, au long de cette Histoire, l'un de nos plus fidèles alliés ? Quel peut donc être notre " but de guerre ", puisque guerre il y a ? Et puisque la Serbie donne un premier signe qu'elle cherche une sortie à la crise, à travers un cessez-le-feu au Kosovo, pourquoi le refuser ? Personne n'aurait sans doute souhaité devoir répondre à de telles questions, dans une Europe qui s'enorgueillit, à juste titre, d'avoir donné naissance à une Union qui avait pour but d'en finir avec la guerre. Pourtant on ne peut nourrir aucun doute sur les conditions qui ont fait naître une telle crise, et qui sont à rechercher dans les erreurs et les atermoiements de nos gouvernements dans les dix dernières années, plutôt que dans celles commises ces dix derniers jours, conditions qui font que seul un usage approprié de la violence contre l'actuel régime serbe peut mettre fin à une situation dommageable, au premier chef, pour ces dizaines de milliers de malheureux contraints à l'exil, mais aussi pour l'Europe tout entière. L'urgence est là, celle de ces deux millions d'Albanais du Kosovo, livrés au " droit de glaive " de M. Milosevic. Mais, a-t-on protesté, le Kosovo fait partie intégrante de la Serbie, il en serait même le " coeur " historique ! En fait, les frontières entre les républiques qui, hier encore, formaient la Yougoslavie de Tito, ont été considérées comme un compromis de nature à stabiliser le processus de divorce, mais nullement comme le dernier mot. Et surtout, il est patent que les Albanais du Kosovo, qui avaient accepté de vivre dans une Yougoslavie fédérale, ne voulaient pas, ne veulent toujours pas, vivre dans une Serbie centralisée. Dans la Yougoslavie fédérale - se souvient-on que celle-ci fut, longtemps, un modèle pour une large part de l'intelligentsia européenne ? -, les Kosovars étaient les égaux des Serbes. Depuis l'arrivée au pouvoir de Milosevic, ils ont successivement subi l'abolition de leur statut territorial, de leurs droits culturels et d'éducation, vu leurs fonctionnaires licenciés, avant d'être menacés puis contraints de fuir ou de devenir des étrangers dans leur propre pays. Indépendamment d'un contexte régional déjà lourd de dix ans de folie " grand serbe ", de huit années de terreur, de cette litanie lugubre de l'épuration ethnique, de ces 200 000 morts et de ces trois millions de personnes déplacées, de ces crimes et de ces déportations rappelés, dans ce numéro, par Claire Tréan et Jean-Baptiste Naudet, la seule situation faite aux Kosovars était de nature à justifier que l'Europe dise, selon l'expression bienvenue de Jacques Chirac : " Cela suffit ! " Avant de faire usage de la force, le temps a pourtant été pris de la négociation. A la veille de celle-ci, M. Milosevic paraissait en difficulté, face à la fois aux conséquences de plus en plus sensibles du blocus économique, à une opposition qui semblait relever la tête, à une armée enfin qui adressait quelques signes d'impatience à son égard et de rapprochement à l'égard des " Occidentaux ". Comme il y a dix ans, au commencement du processus, c'est par une aggravation délibérée de la situation que le leader serbe a cherché à préserver son pouvoir. En agissant tel un chef de bande, qui n'est capable de maintenir sa férule que dans une urgence provoquée, tel aussi un criminel de guerre, cherchant à compromettre le plus grande nombre de Serbes, comme d'autres avant lui réussirent à compromettre tel ou tel peuple. Face à ce scandale, il était et il reste juste de faire la guerre au régime serbe. Pour porter un coup d'arrêt à une politique qui risque de ruiner l'avenir européen, évoqué par le président Chirac, des Serbes eux-mêmes. Venu au pouvoir par la surenchère contre les Kosovars, il serait juste que Slobodan Milosevic soit contraint de le quitter du fait des crimes perpétrés au Kosovo. Agir dans ce sens signifie-t-il que la France tourne le dos à ses intérêts, représentés dans la région par l'alliance avec la Serbie ? Les liens historiques sont là, tissés dès la première guerre mondiale, avant même que les Serbes fassent preuve d'un courage enviable face aux nazis. Mais la France ne peut être comptable des fautes des ultra-nationalistes serbes. Et les Français les plus illustres, et les plus favorables aux Serbes, n'ont jamais été dupes : c'est Clemenceau qui avait obtenu de Pierre 1er que soient jugés les auteurs commandités par les services secrets serbes du funeste attentat de Sarajevo ; c'est encore Clemenceau qui coupa court au projet serbe d'alors d'expulser les Albanais du Kosovo. C'est surtout Milosevic qui, par le mythe de la grande Serbie, a inexorablement conduit à une petite Serbie. Comme tant d'autres illusionnistes du grand ceci ou de la grande cela ont accouché de pays rétrécis à tous les sens du terme. Seule une Serbie débarrassée des outrances - le mot est faible - nationalistes du régime Milosevic pourra gagner sa place dans le concert des nations démocratiques, voire civilisées. Quant à la France moderne, celle de l'après-guerre, elle n'a jamais voulu une grande Serbie, mais plus simplement la Yougoslavie. De ce point de vue l'histoire récente est une défaite de la diplomatie française. Mais qui a détruit la Yougoslavie, ou ce qui pouvait subsister d'une authentique fédération, sinon Milosevic ? La nature des crimes commis, celle du régime de Milosevic, aurait rendu parfaitement compréhensible qu'on lui tendît un piège. Plutôt que de paraître tomber dans le sien. Non que l'on puisse considérer les frappes aériennes comme inévitablement inefficaces ; ou qu'il faille se ranger au réflexe unique qui veut que, dès lors que les Etats-Unis seraient mêlés à une opération, celle-ci s'en trouverait ipso facto polluée. Mais chacun voit bien qu'il eût été de beaucoup préférable de faire précéder les bombardements par un large déploiement de troupes au sol, ne serait-ce que pour rendre crédible leur éventuelle intervention, plutôt que d'exclure maladroitement celle-ci a priori, comme le fit Hubert Védrine. Bien sûr, l'incertitude est une arme de la dissuasion. Nul ne songerait donc à reprocher aux alliés une part d'incertitude, si l'on était persuadé de la clarté des objectifs poursuivis. Or tout s'est passé comme si l'on était entré en guerre à reculons, comme si l'administration Clinton avait été surprise que la Serbie puisse refuser de voir le Kosovo passer sous la tutelle de l'OTAN. Le film de ces dix derniers jours, et le sort fait aux Kosovars, a pour le moins montré qu'il y a eu, chez les décideurs, et au premier chef chez les Américains, une certaine légèreté. Laquelle s'ajoute à un passif déjà lourd : de la critique absurde de Bill Clinton contre la politique de son prédécesseur George Bush, qui fit perdre le temps que mit le nouveau président à se raviser, jusqu'au ralliement tardif du même Clinton au plan européen pour la Bosnie, en passant par les inutiles grossièretés du " médiateur " Holbrooke à l'endroit des " partenaires " européens, la liste des erreurs américaines n'est pas exhaustive. Elles furent toutes dommageables. Et l'on redécouvre aujourd'hui une diplomatie faible, et un président enfermé dans trop de considérations de politique intérieure, touchant désormais aux conditions de l'élection de son vice- président Al Gore à la prochaine présidentielle. Au reste, cette situation renvoie à un constat plus général : depuis dix ans, l'intensité et la qualité de la réflexion et de l'action ont quitté la sphère de la géopolitique pour rejoindre celle de la géo-économique. En Europe, l'euro est là et M. Pesc (celui qui devrait porter une politique extérieure et de défense commune) n'est pas même nommé ! Aux Etats-Unis, MM. Greenspan et Rubin agissent de main de maître, tandis que Mme Albright et M. Cohen font piètre figure ! A tout le moins, il eût fallu des moyens de négociation plus forts, et des moyens de dissuasion, au sol notamment, plus amples. Mais il va de soi qu'au point où nous en sommes, il faut éviter un scénario " à l'irakienne ", qui verrait Milosevic rester maître d'une Serbie en ruine. Il faut donc souhaiter la victoire, aussi rapide et totale que possible, des alliés. Et ce d'autant plus que les conséquences de cet énième épisode balkanique mettent en jeu beaucoup plus que nos relations avec les Etats-Unis, beaucoup plus que le sort du Kosovo. En premier lieu se joue le premier conflit d'ampleur régionale en Europe depuis la Libération. L'OTAN élargie à trois anciens pays de l'Est teste sa propre efficacité, et avec elle la future architecture de la sécurité en Europe. A travers elle se joue l'ébauche d'une ambition européenne : un outil propre de défense, coordonné avec celui de l'OTAN. En second lieu, et là encore pour la première fois, l'Europe défend une population à dominante musulmane, d'un islam " laïcisé " certes, mais tout l'arc islamique observe avec attention cette situation inédite, qui rompt avec l'idée simple selon laquelle la ligne de partage du prochain millénaire séparerait inéluctablement l'" Occident " d'origine chrétienne de l'Islam. Ceci nous rappelle que l'Islam est une composante de l'Europe. En troisième lieu, et pour la première fois depuis la chute du Mur de Berlin, l'Union européenne elle-même est confrontée à la Russie. Une Russie que l'on croyait alignée, occupée par sa propre misère, et qui en fait a pris fait et cause pour la Serbie, spontanément, profondément : comme si beaucoup de Russes, vivant leur actuelle précarité comme la fin d'un monde, avaient trouvé, dans les bombes de Belgrade, la preuve, enfin, de la culpabilité de l'Ouest dans le malheur russe ! De ce point de vue, Jacques Chirac a raison de se dissocier de Washington, pour tenter d'obtenir que la Russie soit associée à tout règlement global. Faire crédit aux Russes ne serait pas, dans ce domaine, inutile pour l'avenir si l'on veut préserver l'Europe d'une relation conflictuelle avec Moscou. Enfin, qui ne voit que Milosevic exprime, avant l'heure, ce mélange rouge-brun, cette fusion du ressentiment communiste et de l'exaltation sous-nationale qui pourrait bien un jour, si toutes les digues rompent, emporter la Russie, provoquer cette fois une catastrophe de dimension planétaire. Loin d'être une resucée balkanique ou une butte- témoin du passé, le régime Milosevic incarne en pointillé du neuf, et non du vieux : la tentative d'inventer, sur les décombres du communisme et dans le réveil du nationalisme, une nouvelle vision totalitaire qui trouve le chemin d'un soutien populaire. Voilà pourquoi cette guerre n'est pas, contrairement aux apparences d'un commandement unifié, une guerre américaine : elle concerne l'avenir de l'Europe. Celle-ci est, hélas, contrainte de se construire contre la Serbie, pour que cette dernière puisse la rejoindre un jour ! Notre siècle a commencé dans ces mêmes lieux, par ce que tout le monde s'accorde à décrire comme un suicide de nos vieilles nations. L'Europe a depuis, et surtout depuis 1957, tout fait pour échapper à ce vertige. C'est le même effort qui se prolonge aujourd'hui. Chacun est en droit d'espérer que ces jours inquiets et sanglants passent vite. Mais chacun peut aussi constater que ce ne sont ni les richesses du Kosovo, ni la volonté d'étrenner de nouvelles armes qui ont déclenché ce combat, mais bel et bien la défense du droit des gens, des droits de l'homme face à ceux, jusqu'alors omnipotents, des Etats. Nous sommes entrés dans un monde nouveau où les souverainetés nationales ne sont plus ce qu'elles étaient, où émerge une " communauté internationale ", où s'imposeront des protectorats, toutes novations qui peuvent conduire, pourquoi pas, à plus de " morale " et à moins de nationalisme, à plus de solidarité et à moins d'exclusion, à plus de fraternité et à moins de haine. Cette nouveauté-là n'a pas fini de bouleverser l'idée que nous nous faisons de l'Europe de demain. JEAN-MARIE COLOMBANI Le Monde du 8 avril 1999

« inefficaces ; ou qu'il faille se ranger au réflexe unique qui veut que, dès lors que les Etats-Unis seraient mêlés à une opération,celle-ci s'en trouverait ipso facto polluée.

Mais chacun voit bien qu'il eût été de beaucoup préférable de faire précéder lesbombardements par un large déploiement de troupes au sol, ne serait-ce que pour rendre crédible leur éventuelle intervention,plutôt que d'exclure maladroitement celle-ci a priori, comme le fit Hubert Védrine. Bien sûr, l'incertitude est une arme de la dissuasion.

Nul ne songerait donc à reprocher aux alliés une part d'incertitude, si l'onétait persuadé de la clarté des objectifs poursuivis.

Or tout s'est passé comme si l'on était entré en guerre à reculons, comme sil'administration Clinton avait été surprise que la Serbie puisse refuser de voir le Kosovo passer sous la tutelle de l'OTAN.

Le filmde ces dix derniers jours, et le sort fait aux Kosovars, a pour le moins montré qu'il y a eu, chez les décideurs, et au premier chefchez les Américains, une certaine légèreté.

Laquelle s'ajoute à un passif déjà lourd : de la critique absurde de Bill Clinton contre lapolitique de son prédécesseur George Bush, qui fit perdre le temps que mit le nouveau président à se raviser, jusqu'au ralliementtardif du même Clinton au plan européen pour la Bosnie, en passant par les inutiles grossièretés du " médiateur " Holbrooke àl'endroit des " partenaires " européens, la liste des erreurs américaines n'est pas exhaustive.

Elles furent toutes dommageables. Et l'on redécouvre aujourd'hui une diplomatie faible, et un président enfermé dans trop de considérations de politique intérieure,touchant désormais aux conditions de l'élection de son vice- président Al Gore à la prochaine présidentielle.

Au reste, cettesituation renvoie à un constat plus général : depuis dix ans, l'intensité et la qualité de la réflexion et de l'action ont quitté la sphèrede la géopolitique pour rejoindre celle de la géo-économique.

En Europe, l'euro est là et M.

Pesc (celui qui devrait porter unepolitique extérieure et de défense commune) n'est pas même nommé ! Aux Etats-Unis, MM.

Greenspan et Rubin agissent demain de maître, tandis que Mme Albright et M.

Cohen font piètre figure ! A tout le moins, il eût fallu des moyens de négociation plus forts, et des moyens de dissuasion, au sol notamment, plus amples.Mais il va de soi qu'au point où nous en sommes, il faut éviter un scénario " à l'irakienne ", qui verrait Milosevic rester maîtred'une Serbie en ruine.

Il faut donc souhaiter la victoire, aussi rapide et totale que possible, des alliés. Et ce d'autant plus que les conséquences de cet énième épisode balkanique mettent en jeu beaucoup plus que nos relationsavec les Etats-Unis, beaucoup plus que le sort du Kosovo. En premier lieu se joue le premier conflit d'ampleur régionale en Europe depuis la Libération.

L'OTAN élargie à trois ancienspays de l'Est teste sa propre efficacité, et avec elle la future architecture de la sécurité en Europe.

A travers elle se joue l'ébauched'une ambition européenne : un outil propre de défense, coordonné avec celui de l'OTAN. En second lieu, et là encore pour la première fois, l'Europe défend une population à dominante musulmane, d'un islam " laïcisé "certes, mais tout l'arc islamique observe avec attention cette situation inédite, qui rompt avec l'idée simple selon laquelle la lignede partage du prochain millénaire séparerait inéluctablement l'" Occident " d'origine chrétienne de l'Islam.

Ceci nous rappelle quel'Islam est une composante de l'Europe. En troisième lieu, et pour la première fois depuis la chute du Mur de Berlin, l'Union européenne elle-même est confrontée à laRussie.

Une Russie que l'on croyait alignée, occupée par sa propre misère, et qui en fait a pris fait et cause pour la Serbie,spontanément, profondément : comme si beaucoup de Russes, vivant leur actuelle précarité comme la fin d'un monde, avaienttrouvé, dans les bombes de Belgrade, la preuve, enfin, de la culpabilité de l'Ouest dans le malheur russe ! De ce point de vue,Jacques Chirac a raison de se dissocier de Washington, pour tenter d'obtenir que la Russie soit associée à tout règlement global.Faire crédit aux Russes ne serait pas, dans ce domaine, inutile pour l'avenir si l'on veut préserver l'Europe d'une relationconflictuelle avec Moscou. Enfin, qui ne voit que Milosevic exprime, avant l'heure, ce mélange rouge-brun, cette fusion du ressentiment communiste et del'exaltation sous-nationale qui pourrait bien un jour, si toutes les digues rompent, emporter la Russie, provoquer cette fois unecatastrophe de dimension planétaire.

Loin d'être une resucée balkanique ou une butte- témoin du passé, le régime Milosevicincarne en pointillé du neuf, et non du vieux : la tentative d'inventer, sur les décombres du communisme et dans le réveil dunationalisme, une nouvelle vision totalitaire qui trouve le chemin d'un soutien populaire. Voilà pourquoi cette guerre n'est pas, contrairement aux apparences d'un commandement unifié, une guerre américaine : elleconcerne l'avenir de l'Europe.

Celle-ci est, hélas, contrainte de se construire contre la Serbie, pour que cette dernière puisse larejoindre un jour ! Notre siècle a commencé dans ces mêmes lieux, par ce que tout le monde s'accorde à décrire comme un suicide de nos vieillesnations.

L'Europe a depuis, et surtout depuis 1957, tout fait pour échapper à ce vertige.

C'est le même effort qui se prolongeaujourd'hui.

Chacun est en droit d'espérer que ces jours inquiets et sanglants passent vite.

Mais chacun peut aussi constater que. »

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