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La bande de la rue de la Pompe devant ses juges

Publié le 17/01/2022

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Mémoire 1952 - Ils sont quatorze, quatorze visages figés, plus ou moins marqués par la prison, alignés dans le box comme au jeu de massacre. Le prétoire de la cour d'assises de la Seine, où s'est transporté le tribunal militaire pour juger ces membres de la Gestapo de la rue de la Pompe, n'est pas trop grand. " L'audience est ouverte ", a dit le président Chadefaux. Alors peu à peu on a appris à mettre un nom sur chacun de ces quatorze visages. Voici au premier rang Georges Guicciardini et ses deux fils, Adrien et François. En 1943, ces deux-là n'avaient guère plus de vingt ans. Voici le profil anguleux et blême de Ferdinand Poupet les épaules massives de Raoul Fochet, dit " Raoul le Tatoué " le plus mince, Georges Favriot; le lourd visage de Théodore Leclercq, sang à fleur de peau, trop rose, trop bête. Au second rang : René Vaugeois, Edmond Roger, Jacques Raymond, Georges Gorisse, insignifiants. Et puis on découvre Denise Delfau, la secrétaire en tailleur noir, qui baisse obstinément sa tête bouffie. Enfin, comme s'ils étaient en marge, les deux Allemands, Alfred Wenzel et ses joues creuses et sèches, Walter Kley, blond, distant, inquiétant d'impassibilité. Et leurs regards s'ennuient à l'évocation de ces basses oeuvres d'une bande dont ils veulent n'avoir été que le cerveau. Cependant tous écoutent. A leur pupitre deux greffiers militaires se relaient pour lire, sur un ton précipité d'inventaire, l'énorme acte d'accusation. C'est un exposé soigneux, minutieux, au style sec. Il raconte l'histoire de trois cents arrestations qui se soldèrent par cent soixante déportations et cent dix morts. Sèche nomenclature. Car la somme de souffrances qu'elle évoque dépasse cette fois le bilan d'un Mansuy ou du tandem Bonny-Lafont. C'est le récit des réseaux assassinés, celui de trois cents tortures, de trois cents supplices de la baignoire. Ce sont les nuits de Bouvert, suspendu par les mains à un entablement de colonne, écartelé, brûlé. C'est le défilé d'une série de visages tuméfiés, méconnaissables, doublant de volume sous les gifles dont on les martelait jusqu'à l'évanouissement. Ce sont les bastonnades, les matraquages, les coups de fouet ou de cravache sur les corps, les coups de règle rageurs sur les doigts éclatés, les volées de nerfs de boeuf. Ce sont les nuits interminables dans une cave, agenouillé sur une règle ou sur des noyaux de cerises, les bras en l'air ou en croix, parfois chargés de livres et qu'il ne faut pas laisser retomber. Ce sont les poignets attachés aux chevilles, le corps qui perd son équilibre et qu'on cueille à coups de poing pour le remettre d'aplomb. Ce sont les orteils écrasés, les ongles brûlés à la flamme d'une bougie, les coups de pied dans le ventre, les femmes menacées de viol. Ou bien encore les chairs entaillées : la douleur d'une brûlure est plus vive sur une plaie ouverte. C'est Desbordes roué de coups jusqu'à la mort et dont ils durent transporter le cadavre clandestinement une nuit jusqu'au cimetière de Thiais. Entre chacun de ces supplices, comme un leitmotiv, ce mot d'épouvante : la baignoire. Tout cela ne s'est pas passé seulement à Paris. Il y eut des expéditions à Lille, à Roanne, à Lyon. Plus tard encore, lorsque la bande quitta Paris pour se replier vers l'Est, elle marqua de la même empreinte chaque étape de son itinéraire : Châlons-sur-Marne, Sainte-Menehould, Saint-Dié... Ainsi, pendant cent treize pages, trois heures et demie de lecture. Du marché noir à la Gestapo Cependant ce n'est pas un procès collectif. A chaque page on précise quel fut le rôle qu'y joua chacun des sept qui sont en fuite ou " absents " : un Italien, deux Caucasiens, un Français, une Française et deux allemands, dont Friedrich Berger, le numéro 1, celui que l'on retrouve partout. A force de confrontations, de dépositions, d'auditions, on est parvenu à établir qui procéda à telle arrestation, qui participe à tel interrogatoire, fut mêlé à tel supplice. On connaît même certains propos tenus. On croit savoir que Poupet disait à son collègue bourrant de coups une victime : " Tu veux donc lui décoller les poumons? " On sait que Fouchet répète : " Moi je ne frappais pas, car si je frappe je tue. " On a établi que Denise Delfau, maîtresse de Berger, avait dans la bande le rôle de secrétaire. On nous l'a montrée enregistrant en sténo à côté de la baignoire les déclarations exténuées que pouvaient faire les suppliciés. On l'a vue accompagnant chaque expédition en province, bloc et crayon en main. On l'a entendue dire certain soir devant un corps épuisé : " je crois qu'il n'a pas encore son compte ". Ou bien, après une journée particulièrement chargée, jeter négligemment à l'un de ses amis : " On a eu quelques belles séances de nudisme aujourd'hui ". Mais ce procès présente un autre aspect si l'on consent à le regarder comme n'importe quel procès. Ces douze Français, qui étaient-ils ? De leur lointain métier ils sont manoeuvre, journalier, tourneur, chauffeur, cuisinier, mécanicien-dentiste sans atelier, commis en douane, médiocre commerçant. L'occupation leur offrit la tentation du marché noir. Tous s'y précipitèrent. A cette époque le service de Fridrich Berger, rue de la Pompe, n'était encore qu'un " bureau d'achat " allemand doublé d'une police économique. Il se firent arrêter et se retrouvèrent entre ses mains. On leur fit le marché qui se fit tant de fois : le départ en Allemagne ou l'entrée au service. Ils n'hésitèrent pas devant la perspective de mensualités qui à l'époque se chiffraient à 10 000, 12 000 ou 15 000 francs. Et lorsque, au printemps 1944, le " bureau d'achat " se mua en service de répression sous contrôle de la Gestapo, il n'était plus question de déserter. En eurent-ils seulement envie ? Ainsi se recrutent les hommes de main et naissent les tortionnaires.

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