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La curiosité des Parisiens. MONTESQUIEU

Publié le 23/05/2011

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montesquieu

RICCA A IBBEN

A Smyrne.

Les habitants de Paris sont d'une curiosité qui va jusqu'à l'extravagance. Lorsque j'arrivai, je fus regardé comme si j'avais été envoyé du ciel : vieillards, hommes, femmes, enfants, tous voulaient me voir. Si je sortais, tout le monde se mettait aux fenêtres; si j'étais aux Tuileries, je voyais aussitôt un cercle se former autour de moi ; les femmes mêmes faisaient un arc-en-ciel nuancé de mille couleurs, qui m'entourait. Si j'étais aux spectacles, je voyais aussitôt cent lorgnettes dressées contre ma figure; enfin jamais homme n'a tant été vu que moi. Je souriais quelquefois d'entendre des gens qui n'étaient presque jamais sortis de leur chambre, qui disaient entre eux : « Il faut avouer qu'il a l'air bien Persan. « Chose admirable! je trouvais de mes portraits partout ; je me voyais multiplié dans toutes les boutiques, sur toutes les cheminées, tant on craignait de ne m'avoir pas assez vu. Tant d'honneurs ne laissent pas d'être à charge : je ne me croyais pas un homme si curieux et si rare; et, quoique j'aie très bonne opinion de moi, je ne me serais jamais imaginé que je dusse troubler le repos d'une grande ville où je n'étais point connu. Cela me fit résoudre à quitter l'habit persan, et à en endosser un à l'européenne, pour voir s'il resterait encore dans ma physionomie quelque chose d'admirable. Cet essai me fit connaître ce que je valais réellement. Libre (1) de tous les ornements étrangers, je me vis apprécié au plus juste. J'eus sujet de me plaindre de mon tailleur, qui m'avait fait perdre en un instant l'attention et l'estime publique; car j'entrai tout à coup dans un néant affreux. Je demeurais quelquefois une heure dans une compagnie sans qu'on m'eût regardé, et qu'on m'eût mis (2) en occasion d'ouvrir la bouche; mais, si quelqu'un par hasard apprenait que j'étais Persan, j'entendais aussitôt autour de moi un bourdonnement : « Ah! ah! monsieur est Persan! C'est une chose bien extraordinaire! Comment peut-on être Persan? «

A Paris, le 6 de la lune de Chalval, 1712.

QUESTIONS D'EXAMEN

I. — L'ensemble: — Satire d'un ridicule : la curiosité des Parisiens. Pourquoi Montesquieu n'eut-il pas recours à la forme didactique pour critiquer les ridicules de la société, au xviiie siècle? Dans quel but imagina-t-il une correspondance d'un Persan avec ses amis? (piquer l'attention des lecteurs...) ; 30 Des étrangers ne sont-ils pas frappés des ridicules d'une nation plus que les nationaux eux-mêmes? Pourquoi? 4° Montesquieu, observateur et peintre, ne vous rappelle-t-il pas un autre écrivain? Lequel? Le ridicule qu'il a critiqué dans la Lettre persane, objet. de cette étude, est-il un ridicule passager ou un ridicule permanent?

II. —L'analyse du morceau. — Indiquez la division générale du morceau : a) Ricca avec son habit persan : vive impression produite sur les Parisiens; — b) Ricca avec un habit à l'européenne : on ne le regarde plus); Quel effet produisit à Paris l'arrivée du Persan Ricca? Comment se manifesta la curiosité parisienne? (Signaler, à.cet égard, toute une succession de petites scènes, seulement indiquées); Comment appelle-t-on encore cette sorte de curiosité? Que voient. surtout les Parisiens dans le Persan? (Est-ce sa physionomie, son air, sa distinction?...); Relevez, dans le premier alinéa, un trait comique; 70 Qu'arriva-t-il quand Ricca prit un costume à l'européenne? Pourquoi eut-il raison de se plaindre de son tailleur? (Rapprocher de cette deuxième partie de la lettre la poésie bien connue de Sedaine : Ah! mon habit, que je vous remercie!...); Que disait-on autour de lui quand on apprenait qu'il était Persan? Ion Quelles réflexions vous suggère la lecture de ce morceau? (Le peu de valeur de certains jugements, basés sur de simples apparences...)

III. — Le style; -- les expressions. — Faites ressortir la concision et la rapidité du style, dans ce morceau (des phrases courtes, qui ne présentent aucun terme inutile et se lisent rapidement; étudier particulièrement le premier alinéa); Montrez aussi la finesse du style (Jamais homme n'a été vu autant que moi...; Des gens qui n'étaient presque jamais sortis de leur chambre disaient entre eux : Il faut avouer qu'il a l'air bien Persan! Ce dernier trait est un trait de comédie. On a dit d'ailleurs avec raison que Montesquieu a le sens du comique); Indiquez quelques expressions imagées (les femmes mêmes faisaient un arc-en-ciel nuancé de mille couleurs, qui m'entourait...; cent lorgnettes dressées contre ma figure...; j'entrai dans un néant affreux...); Justifier l'emploi du mot arc-en-ciel, dans la première de ces citations; indiquez le sens de l'expression : entrer dans un néant affreux.

IV — La grammaire. — Indiquez un synonyme de extravagance, de physionomie; Quelle est la composition de endosser? A quel temps et à quel mode est chacun des verbes contenus dans la première phrase du second alinéa : Tant d'honneurs...? Rédaction.— Quelle sorte de curiosité a en vue Montesquieu? — N'est-il Pas une autre sorte de curiosité, — celle-ci sérieuse et féconde?

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