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La révolte de Taslima Nasreen

Publié le 22/02/2012

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24 septembre 1993 - Elle est tout à la fois une jeune femme de trente et un ans en jean, tee-shirt et cheveux courts, adjurant les Bangladaises de ne pas se marier pour ne pas devenir " des esclaves ", et une romancière en sari offrant à ses hôtes un délicat thé à la cardamome. Son visage semble celui d'une adolescente, pourtant elle est l'auteur d'une vingtaine de romans et de recueils de poèmes (elle a publié les premiers à l'âge de treize ans), et elle a divorcé deux fois. " J'écris de façon explicite, et non pornographique. J'écris sur mes seins et sur mon vagin car les hommes ont tenté de les utiliser ", explique Taslima Nasreen. La voix est douce et timide. Ce sont ses mains qui trahissent la tension, agitées, cherchant la cigarette, déchiquetant les allumettes. " Oui, je combats l'islam, car l'islam ne donne de liberté à aucune femme ". Depuis cinq mois et demi, la tête de la romancière est mise à prix par le Conseil des soldats de l'islam, groupe intégriste de Sylhet, à l'est du Bangladesh. Celui qui la tuera recevra la somme de 8 000 francs, dans ce pays où un instituteur gagne 180 francs par mois. Son dernier ouvrage, paru en février 1993, a achevé de déclencher la colère des fondamentalistes. Lajja ( " La honte " ) met en scène une famille hindoue du Bangladesh, victime des émeutes intercommunautaires, après la destruction de la mosquée indienne d'Ayodhya par des fanatiques hindouistes. " J'ai écrit Lajja car je désapprouve toute discrimination, qu'elle frappe les femmes ou les minorités. J'ai honte de voir des mollahs se mettre à lapider des femmes, alors que le Bangladesh n'était pas une terre fondamentaliste. Je crois en un pays laïque et moderne ". Elle critique violemment son gouvernement : bien qu'il défende l'éducation des filles et le planning familial, il n'a pas le courage d'interdire les meetings intégristes contre ces objectifs, déplore-t-elle. Prisonnière de cette fatwa, Taslima Nasreen vit recluse dans son grand appartement, au neuvième étage d'un immeuble moderne, en plein centre de Dacca. Une profusion de cassettes musicales, le téléphone et, surtout, son traitement de texte l'aident à supporter cet enfermement. " Je suis une scientifique, j'adore écrire directement à l'ordinateur ", sourit-elle. Elevée dans une famille musulmane de la petite-bourgeoisie provinciale, Taslima a eu la chance d'être poussée vers les études par ses parents. Il n'était cependant pas question de jouer dehors comme ses frères, puis d'adresser la parole aux élèves et aux étudiants de sexe masculin. Après ses études de médecine, elle travaille dans une petite ville où, chargée d'éduquer les femmes au planning familial, elle découvre la pauvreté dans toute son étendue, les familles trop nombreuses, la violence subie par les épouses. " Dans notre société, les femmes ne devraient pas se marier. Même les plus éduquées restent au foyer car leurs maris ne veulent pas qu'elles travaillent ", affirme-t-elle. Elle devient un auteur populaire, publiant en bengali livres et articles, dont le succès n'est pas toujours bien accueilli par l'intelligentsia de la capitale. Cette brutalité dont elle est témoin, elle la renvoie en boomerang dans ses écrits, comme au fil des strophes du poème intitulé " A l'envers " : " J'ai vu un homme acheter une femme dans un parc. Comme j'aimerais acheter un homme ! (...) Je le marchanderais pour cinq ou dix sous. Je le tirerais par le col, le chatouillerais pour qu'il rie, l'emmènerais dans ma chambre. Là, je prendrais mon talon haut et je le battrais à loisir en lui disant : Fous le camp! (...) J'aimerais acheter un homme, robuste, à la poitrine poilue, puis je le détruirais, à grands coups de pied dans ses couilles rabougries en lui disant : Fous le camp ". A mots découverts Dans ce pays de sexualité tue et de bordels, elle conte ses rêveries à mots découverts : " Chaque nuit, un eunuque vient s'étendre dans mon lit. Il m'embrasse follement les yeux, les lèvres, le menton. Il prend mes seins dans ses mains en coupe, les lèche et les tète. Ses doigts de virtuose jouent vite dans la jungle de ma chevelure. Leur chaleur met le feu à mon corps. (...) Après, l'impuissant dort profondément, reposant sa tête sur la lune. Tout mon corps désire une goutte d'eau et pleure " (1) . C'est la pression extérieure (International Pen Club, Amnesty International, Pen American Center, mouvements de femmes en Inde...) qui a contraint le gouvernement bangladais à doter la romancière d'une protection policière à l'entrée de son immeuble. Mais il ne lui a toujours pas rendu son passeport, confisqué en janvier 1993. CATHERINE BEDARIDA Le Monde du 11 mars 1994

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