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L'Amérique mal-aimée

Publié le 17/01/2022

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7 octobre 2001 A Oxford, Chelsea déprime. Ce ne sont pas les études. La fille de Bill et d'Hillary Clinton travaille sa maîtrise de relations internationales sur les bords de la Tamise, dans le confort studieux d'University College. C'est une certaine ambiance européenne : « Il ne se passe guère de jour sans que je ne sois confrontée à telle ou telle forme de sentiment antiaméricain, écrit Chelsea dans le magazine américain Talk (décembre-janvier) ; tantôt la remarque d'un étudiant ou bien un éditorial dans le journal ou encore des manifestants pour «la paix». » Chelsea, vingt et un ans, vit pour la première fois à l'étranger. Elle découvre, avec autant de stupeur que de chagrin, qu'on y pense parfois du mal de l'Amérique. Même en Grande-Bretagne. A Washington, au 1600 Pennsylvania Avenue, George W. Bush s'interroge. Le président des Etats-Unis, cinquante-cinq ans, n'a jamais séjourné plus de trois semaines à l'étranger. Mais, depuis la Maison Blanche, il éprouve les mêmes sentiments que la fille de son prédécesseur. « On me pose tout le temps cette question, et je me pose cette question : qu'ai-je à répondre quand je vois que, dans certains pays musulmans, il y a une haine au vitriol contre l'Amérique ? » Il s'interroge lors d'une conférence de presse le 11 octobre, un mois après les attentats de New York et Washington. « Je vais vous dire comment je réponds : je suis impressionné qu'il y ait une telle incompréhension de ce qu'est notre pays et que des gens puissent nous détester. Comme la plupart des Américains, je ne peux pas le croire car je sais combien nos intentions sont bonnes. » Chelsea Clinton, la démocrate, et George W. Bush, le républicain, partagent le même étonnement, sincère, attristé, affligé. Ils ont apprécié les élans de solidarité venus de l'étranger au lendemain du 11 septembre. Ils comprennent mal que, le deuil à peine passé, les opérations militaires en Afghanistan à peine engagées, une partie de l'opinion internationale se soit retournée. Après la compassion est venue la réaction critique, très vite. A la compréhension manifestée pour le drame vécu par les New-Yorkais a succédé, presque dans le même souffle, la dénonciation de la politique étrangère américaine, tout particulièrement dans la région concernée, le monde arabo-musulman. Dans la presse, l'Amérique passe souvent, d'un éditorial à l'autre, du statut de victime à celui d'accusée. L'antiaméricanisme se porte plutôt bien. Il faudrait parler au pluriel. Il y a des antiaméricanismes. Mécanisme d'interprétation globale, à la fois système de pensée et grille de lecture, l'antiaméricanisme politique relie les attentats du 11 septembre à la guerre froide. Dans La Jornada (Mexique), l'écrivain Eduardo Galeano exprime ce qu'on a pu lire ailleurs en Amérique du Sud ou en Asie ces dernières semaines. Les Etats-Unis prétendent dénoncer le terrorisme, observe-t-il, mais ils ont eux-mêmes appuyé le terrorisme d'Etat qui a sévi « en Indonésie, au Cambodge, en Iran, en Afrique du Sud (...) et dans les pays d'Amérique latine qui ont connu la sale guerre du plan Condor ». La singularité des situations est gommée au profit de la dénonciation d'une responsabilité globale de l'Amérique. Technique de l'amalgame ? L'antiaméricanisme économique attribue à l'économie de marché et au libre-échangisme que prônent les Etats-Unis une partie de la misère du monde. Certains des plus grands économistes le contestent vigoureusement. James Tobin et Amartya Sen, par exemple, jugent que la libéralisation des échanges, commerciaux et financiers, a été, ces vingt-cinq dernières années, l'un des facteurs essentiels ayant assuré le décollement économique, et la sortie de la misère, d'une partie de l'Asie. Egalement répandu à droite et à gauche, l'antiaméricanisme culturel stigmatise les succès d'une culture populaire triomphante. Promue par une demi-douzaine de majors conquérantes, la culture populaire américaine nivellerait par le bas et étoufferait les autres. Vieille histoire, passablement teintée de la rancoeur ou de la jalousie de certaines élites européennes. Chelsea Clinton et le président Bush ont découvert que les Etats-Unis, au lendemain du 11 septembre, n'attiraient pas toujours la compassion. Ou plutôt qu'on pouvait, tout en les plaignant, exprimer une sorte de satisfaction honteuse à voir la puissante Amérique essuyer, pour une fois, un gros malheur chez elle. C'est l'antiaméricanisme des damnés de l'histoire. L'écrivain turc Orhan Pamuk raconte qu'il se trouvait dans un café populaire, sur une petite île près d'Istanbul, au moment des attentats du 11 septembre. Il était, dit-il, « entouré de gens simples, de palefreniers, de cochers, bref de gens plutôt pauvres (...). Ils étaient à la fois consternés et puis contents » (cité dans Les Inrockuptibles, 30 octobre - 5 novembre). Le commentaire médiatique non stop qui accompagne l'actualité depuis le 11 septembre charrie un peu de tous ces antiaméricanismes-là. Le monde arabo-musulman a ses propres griefs. Le régime de Pékin laisse ouverts des sites web véhiculant un ultranationalisme chinois qui démonise, écran après écran, « l'orgueilleuse » Amérique. L'ancien premier ministre japonais Yasuhiro Nakasone appelle les Etats-Unis « à renoncer à une arrogance qui les fait se comporter comme s'ils étaient les maîtres du monde » ( Asahi shimbum ). Hugo Chavez, le populiste président vénézuélien, refuse l'oukase washingtonien : « Ceux qui ne sont pas avec nous [dans la bataille contre le terrorisme] sont contre nous. » Sur le Vieux Continent, l'Amérique trouve certains de ses plus solides soutiens à l'Est, du Polonais Bronislaw Geremek au Tchèque Vaclav Havel ; là, plus que partout ailleurs en Europe, on est attaché au maintien d'un lien transatlantique très fort. Mais l'antiaméricanisme marche à un carburant composite, mélange de détestation et de fascination, de répulsion et d'attraction. Dans le monde arabo-musulman, là où l'antiaméricanisme fut, ces dernières semaines, le plus virulent, Hollywood remplit toujours les salles de cinéma. Début octobre, le Los Angeles Times publiait une enquête significative. Du Caire à Djakarta, en tête des grands succès du moment, s'affichent Titanic, Le Masque de Zorro, Godzilla, Independence Day, Jurassic Park, Le Chacal, La Momie, etc. Bombardements sur l'Afghanistan ou pas. On veut bien manifester contre l'Amérique, pas boycotter son cinéma. Chelsea pourrait retrouver le sourire.

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