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Les cinq failles militaires de l'opération "Force alliée"

Publié le 17/01/2022

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5 avril 1999 A Londres et à Washington, en demi-teinte dans les milieux officiels mais au gros calibre dans la presse, l'opération "Force alliée" - qu'on soit politiquement pour ou contre - fait l'objet de critiques quasi quotidiennes de la part des experts militaires. L'acte d'accusation tient en cinq points. Un faux précédent. Le choix le plus fréquemment critiqué - et dénoncé comme parfaitement inadéquat - est celui du type de campagne aérienne mis au service de l'objectif politique affiché. En l'espèce, il s'agissait - ce que confirment les déclarations mêmes des porte-parole de l'OTAN - de faire revenir le président Milosevic sur son refus d'entériner le texte de l'accord de Rambouillet. L'hypothèse de départ était qu'une semaine de bombardements y suffirait. Cela s'est révélé pathétiquement faux : Slobodan Milosevic n'a pas "craqué", et c'était prévisible. Le précédent le plus souvent évoqué pour fonder le présupposé initial est le revirement opéré par M. Milosevic en Bosnie en 1995, sous la pression d'une mini- campagne de raids aériens de l'OTAN. Mais, relève par exemple l'éditorialiste du New York Times (un quotidien qui soutient l'intervention de l'OTAN), M. Milosevic n'avait alors cédé - acceptant de se rendre aux négociations de paix de Dayton - que parce qu'une offensive au sol croato-bosniaque avait mis en déroute les forces serbes. Les autres justifications de l'opération - détruire le potentiel militaro-répressif de Belgrade, notamment - n'ont été avancées qu'après que les premiers jours de bombardements eurent échoué à amener le président yougoslave à raison. Le mythe de l'omnipotence aérienne. Il est largement l'héritage de la campagne ("Tempête du désert") que les Etats-Unis menèrent contre l'Irak, dans le Golfe, début 1991. Là encore, le précédent est peu convaincant. Les terribles semaines de bombardements alors conduits détruisirent effectivement une bonne partie du potentiel irakien. Mais l'intervention aérienne ne prit tout son sens militaire que comme préparation à l'attaque au sol qui suivit. Le quotidien britannique The Independant (11 avril) écrit ainsi : "L'histoire militaire moderne enseigne qu'une campagne aérienne en soi n'est jamais concluante. On gagne la supériorité aérienne afin que les troupes au sol puissent intervenir." Pour des raisons politiques plus que militaires, les Occidentaux ont dit exclure à l'avance une intervention au sol au Kosovo, du moins tant que Belgrade n'y consentirait pas : "Une erreur grave", commente Antony Lewis dans le New York Times. Une question de "dosage". Les critiques militaires acceptent, et respectent, les contraintes de l'opération "Force alliée". Elles sont de deux ordres : épargner au maximum la population civile serbe - ce qui limite les possibilités de frappes - notamment par temps couvert ; faire courir le moins de risques possible aux pilotes. Mais certains contestent aussi l'impact d'une campagne conçue comme devant aller crescendo. Ils avancent que l'objectif politique aurait peut-être pu être atteint avec une série de raids initiaux beaucoup plus brutaux. A titre d'exemple, une journée moyenne durant la phase aérienne de "Tempête du désert" comprenait 2 000 sorties. En vingt jours, "Force alliée" n'en a compté "que" 6 000. Une sous-estimation des capacités de l'adversaire. Il ne s'agit pas seulement ici de la défense antiaérienne de la République fédérale de Yougoslavie, plus robuste et plus résistante que prévu. Mais, à l'évidence, militaires et politiques occidentaux n'avaient pas imaginé que M. Milosevic répondrait aux bombardements par une vague d'"épuration ethnique" de l'ampleur de ces dernières semaines. Deux hypothèses, ici, pas plus rassurantes l'une que l'autre : on a sous- estimé l'absence de scrupules d'un régime qui avait pourtant en la matière un lourd "casier judiciaire" ; ou on a surestimé la capacité de dissuasion d'une campagne de bombardements aériens sur des hommes au sol, qui, kalachnikov au poing, mènent des opérations de terreur contre une population civile. L'inadéquation de certains matériels. Même si la Yougoslavie ne faisait pas partie du pacte de Varsovie (l'alliance militaire que l'URSS avait formée avec ses satellites européens), l'OTAN n'est pas, dans cette région du monde, en terrain inconnu. Bien au contraire : elle a eu cinquante ans pour étudier les conditions de bataille sur le théâtre européen, au sol comme en l'air, y compris les conditions météo qui, en cette année 1999, ne diffèrent pas sensiblement de la moyenne. Avec la Yougoslavie, l'OTAN a affaire à un pays dont le matériel de guerre est largement celui du pacte de Varsovie, donc, en principe, familier aux états-majors occidentaux. Pourquoi les stratèges de Bruxelles n'ont-ils pas pris le soin de monter leur opération en intégrant, dès le départ et en nombre, les appareils les plus capables d'intervenir par mauvais temps, les B1B Lancer de l'US Air Force ou les Tornado de la Royal Air Force ? S'il s'agissait, en deuxième objectif, de ralentir les opérations d'"épuration ethnique", pourquoi n'avoir pas rassemblé une flotte d'appareils capables d'anéantir les chars serbes, d'immobiliser l'infanterie, d'intimider les bandes armées de miliciens : des avions d'attaque américains A-10 couplés aux hélicoptères Apache, notamment ? Les A-10 commencent à opérer ; les Apache ne sont pas encore près d'être déployés... ALAIN FRACHON Le Monde du 15 avril 1999

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