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Les excessives vérités de René Dumont

Publié le 17/01/2022

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18 juin 2001 LUNDI 18 juin 2001, à quatre-vingt-dix-sept ans, il est mort. Mais il ne vivait plus. Depuis trois ou quatre ans, l'infatigable arpenteur de la planète restait reclus. Plus d'yeux, plus de regard d'acier accusateur, plus de grands gestes secs, plus de manières bourrues, plus de vivacité iconoclaste, plus de propos irritants, plus de coups de gueule ! René Dumont n'existait déjà plus puisqu'il ne pouvait plus bondir, crier, dénoncer, s'opposer comme il l'a toujours fait, un quasi-siècle durant, habité par l'urgence d'une catastrophe constatée et annoncée. Obsédé par la famine des autres et l'ayant côtoyée tout au long de sa vie au point d'avoir fait de son métier « d'agronome de la faim » une vocation quasi monacale, René Dumont n'a jamais eu grand appétit pour le banquet de la vie. Dès son plus jeune âge, il choisit de vivre en état d'insurrection personnelle permanente. Toujours en éveil, ne laissant rien passer, défiant le monde. Il parcourt la Terre dans tous les sens - ses « missions » l'amènent dans quatre-vingts pays différents -, il rencontre, conseille et vilipende quelques-uns des principaux dinosaures du siècle - Nehru, Castro, Nasser, Ben Bella, Sihanouk, Senghor, Nyerere, Bourguiba, Sekou Touré -, il ausculte les principales convulsions de l'époque, traverse deux guerres, accompagne les luttes de libération nationale et leurs dégénérescences, décrypte les mécanismes d'asservissement, de l'usurier de village au fonctionnaire des villes, du petit chef de clan à la multinationale cousue d'or, découvre avec effroi la crise écologique, exprimant brutalement, dans une cinquantaine d'ouvrages et un nombre incalculable de conférences, rapports ou articles, quelques solides vérités de ce temps. La misère du monde, dont il est un des rares « spécialistes » à avoir une connaissance de proximité, le rend prodigieusement hargneux. L'homme est comme ça : féroce dès qu'entrent en lice l'injustice et les inégalités, scandalisé par les gaspillages en tous genres, incapable de retenir des colères explosives, intransigeant, imprévisible, provocateur, mal élevé. C'est que l'oeil de l'observateur, exercé et aigu, ne se dissocie jamais d'un élan de solidarité instinctive avec le sujet qu'il étudie dans la mesure où celui-ci est une victime. Or Dumont ne s'intéresse qu'aux victimes. Quitte à paraître excessif et à passer pour infréquentable, Dumont hurle son diagnostic : famines, croissance démographique insoutenable, inégalités croissantes, « mal- développement », « bidonvillisation », guerres, épuisement des sols et des ressources, dérèglements climatiques, rupture des écosystèmes... A écouter l'agronome, l'Apocalypse chevauche l'horizon. Trop, c'est trop ! Les élites se rebiffent à la chronique annoncée de l'autogénocide planétaire. Verdict : « Dumont exagère ». Enfant terrible pour les uns, vieillard extravagant pour les autres, le vieux lutteur provoque des haussements d'épaules navrés même si, paradoxalement, chacun s'accorde à reconnaître le sérieux de ses observations de terrain et la richesse de ses expériences. Il est effectivement « trop ». Trop écolo pour les socialistes, trop rouge pour les écolos, trop empirique pour les marxistes, trop étatiste pour les libéraux, trop agronome pour les économistes, trop socio-économique pour les agronomes, trop pragmatique pour les scientifiques, trop enflammé pour les universitaires, trop modéré pour les militants, trop exigeant pour les tiers-mondistes, trop anticonformiste pour les pouvoirs, trop raisonnable pour les rêveurs... Oui, René Dumont est un homme à part et il aura cultivé cette exception toute sa diable de vie. Un homme en trop presque, qui échappe aux lignes, hors des coteries, des chapelles, des clans et des dogmes. Un homme témoin d'un autre monde, celui de la boule de mil ou du taco de maïs, des ventres ballonnés et des regards fixes, des déserts qui avancent et des forêts qui reculent. Donc un homme de nulle part aux yeux des aveugles de la modernité hédoniste et gaspilleuse. « Aussi longtemps que les lions n'auront pas leur historien, les récits de chasse tourneront toujours à la gloire du chasseur », dit un proverbe africain. Dumont s'est fait le chroniqueur de cette contre-histoire, celle des tropiques miséreux, en convoquant sur le devant de la scène le grand inconnu, l'oublié de toujours, le déshérité absolu : le paysan et ses milliards de répliques anonymes des continents asiatique, sud-américain et africain. Il fait de ce sans-voix le héros tragique de l'espèce, le nouveau centre du réel. Et il prétend - avec quelle violence ! - écrire, parler, tempêter pour lui. Son souci de vérité est constant, quasiment maladif à lire les nomenclatures détaillées qu'il dresse. Au-delà d'une exigence de rigueur, la vérité relève chez lui de la nécessité. Seule l'exactitude du diagnostic permettra d'élaborer des solutions « possibles ». Le reste, les théories, les illusions, le chapelet des « y'a-qu'à » et des solutions prédigérées, ne sont que des bluettes idéologiques qu'il a entendues atrocement grincer, dans les pays du socialisme réel ou du free market. René Dumont, défenseur consubstantiel des populations déshéritées du Sud, n'a jamais été tendre envers les fautes du tiers-monde, la corruption ou les illusions des élites locales. Il a été le premier à dénoncer le « césarisme tropical » quitte à se fâcher avec bon nombre de ses amis. Mais l'agronome n'a pas la mémoire courte et se refuse à inverser le sens des responsabilités. Pour lui, les pays développés du Nord et leur appétit de domination constituent les principaux fossoyeurs de l'humanité. Soumise aux intérêts de l'Occident, l'« économie-monde » pille, aggrave les inégalités, profite du « mal- développement » en l'organisant, pèse sur les prix, détruit les agricultures, impose l'échange inégal, protège et arme les dictatures, pollue, bouleverse les climats, profite des flux financiers... Bref, c'est la minorité privilégiée des pays du Nord « qui condamne la majorité du monde à la misère perpétuelle ». Le noeud est là. Par quelque côté qu'on la prenne - sociale, économique, écologique -, la faillite du tiers-monde est inacceptable et présente un risque majeur d'explosion pour l'ensemble de l'humanité. Ce n'est pas seulement affaire de morale. C'est une question d'intérêt collectif. La mèche est allumée. « Un tel niveau d'injustice ne peut plus durer très longtemps. Déjà les pauvres se vengent à coups de drogue et de terrorisme. Demain ce sera pire. » Invité à Washington à s'exprimer devant la Banque mondiale, il s'exclame : « Dressez vos mitrailleuses le long du Potomac, Messieurs, les pauvres arrivent. » Hérétique ! Chaque fois que Dumont a lâché une de ses « sorties » contre l'ordre du monde et balancé une prophétie de malheur, il s'est fait brûler en place publique. « Farfelu », « bluffeur », « Cassandre », « millénariste », « écolo-pacifiste » ! Plus tard, dix, vingt ou trente ans après, force est de reconnaître que le combattant de la faim a vu juste. La liste des lucidités et des morceaux de bravoure du pionnier est impressionnante. En pleine euphorie productiviste, René Dumont a « prédit » l'aggravation de la misère et de la famine ; jamais le monde n'a compté autant de « pauvres absolus ». Il a vu s'amorcer, dès 1932 depuis les rizières du Tonkin, la « bombe démographique » ; l'explosion a bien lieu puisqu'en cinquante ans la population mondiale va doubler après avoir quadruplé en un siècle. Il a prévu dès les années cinquante l'échec du socialisme - « L'abondance planifiée ne sera jamais exécutée » -, y compris un peu plus tard à Cuba ; il a dénoncé les mécanismes d'assujettissement du libre-échangisme et les ravages de la loi du marché ; il a décortiqué les perversions du « mal-développement » des anciens pays coloniaux en proie au mimétisme vis-à-vis de l'ancien maître (son livre, L'Afrique noire est mal partie, a été publié en 1962, deux ans seulement après les indépendances) ; il a évoqué la nécessité de l'impératif démocratique bien avant les couplets sur la bonne gouvernance... Et encore, les crues catastrophiques du Bangladesh, l'assèchement de la mer d'Aral, la désertification du Sahel, la pollution de l'eau (c'est un de ses sujets favoris - en 1974 ! - lors la campagne pour l'élection présidentielle où il se présente comme candidat Vert), l'effet de serre aggravé par les gaz automobiles, l'extrême oppression des femmes du Sud... « Je n'ai pas eu grand mérite et je regrette sincèrement que les événements ne m'aient que trop donné raison », expliquait-il au soir de sa vie, ajoutant : « Je préfère pécher par excès que par défaut. » En dépit de formulations parfois hâtives auxquelles il ne répugnait pas de céder - exemple : « Tout acheteur d'une 605 Peugeot ou d'une Mercedes doit désormais être considéré dans sa recherche d'orgueil et de prestige comme un criminel puisqu'il aura des morts, souvent lointains, sur la conscience » - cet homme-là a vu clair avant tous les experts et les ordinateurs. Les dates de ses écrits en témoignent, il a précédé les économistes et les politiques, il a eu raison contre beaucoup de monde à la fois. Entre Henry Kissinger le « sage » qui annonçait en 1974, à la conférence mondiale de l'alimentation, que « dans dix ans plus un enfant dans le monde n'aura faim » et René Dumont le « fou » qui, dix ans avant, écrivait un livre pour annoncer que « nous allons à la famine », qui était dans le vrai ? « J'aurais dû écouter Dumont », confia le Sénégalais Léopold Senghor en quittant le pouvoir. Comment aurait-il pu le faire, lui ou les autres ? L'époque était à l'euphorie. C'était en même temps celle des Trente Glorieuses du capitalisme, celle de la conférence de Bandung et de la fierté des indépendances, celle des hymnes à la supériorité du socialisme. Trois voies concurrentielles mais pareillement confiantes dans leurs capacités à assurer la prospérité et le bonheur des hommes. Alors, dans ce tintamarre triomphaliste, le cassandre Dumont... L'agronome posséderait-il un secret divinatoire ? Evidemment non. C'est tout simplement l'infatigable observateur du terrain qui a fait la différence, sa lucidité empirique ainsi qu'une volonté permanente de passer à l'acte contre « l'intolérable ». Dumont fut d'abord un réaliste pressé de résoudre les problèmes immenses qu'il avait recensés. L'accommodement aux circonstances, les compromissions paresseuses tracent sa frontière indépassable. Au final, pour lui, c'est simple : il y a ce qu'il faut faire, absolument, et il y a ce qu'il est absolument criminel de ne pas faire. « On peut, on doit dire que les choses ne se présentent pas aussi bien que le conformisme bien-pensant des satisfaits et des puissants chercherait à le faire croire. » C'est ce réformisme radical, cette détermination incessante à s'opposer à « l'ombre géante de l'échec retentissant de l'humanité » qui ont abouti à donner de lui une image extrémiste, jusqu'au-boutiste. Or, rien n'est plus éloigné de la vérité du personnage que le mysticisme des croyances qui égrènent le « tout est possible », « l'homme nouveau », « la table rase » ou le « hors du marché point de salut ». Dumont a toujours su que les souffrances lues dans les yeux d'un orphelin déshydraté ne se compensent pas en rêves ou en mots. Pas plus qu'on ne vaincra l'aggravation de l'effet de serre par des colloques et des résolutions. Contrairement à l'image qu'on s'est souvent faite de lui l'agronome a toujours prôné globalement des solutions de modération, préférant en bon écologiste les mesures d'équilibre aux décisions violentes, la petite échelle au gigantisme, les raccommodages patients aux grandes ruptures révolutionnaires. Il a toujours revendiqué la priorité de l'individu sur les systèmes et privilégié les petits pas des réformes tenaces par rapport aux grands sauts de l'imaginaire. A condition cependant qu'on consente enfin à marcher dans la bonne direction.

« sur les prix, détruit les agricultures, impose l'échange inégal, protège et arme les dictatures, pollue, bouleverse les climats, profitedes flux financiers...

Bref, c'est la minorité privilégiée des pays du Nord « qui condamne la majorité du monde à la misèreperpétuelle ».

Le noeud est là.

Par quelque côté qu'on la prenne - sociale, économique, écologique -, la faillite du tiers-monde estinacceptable et présente un risque majeur d'explosion pour l'ensemble de l'humanité.

Ce n'est pas seulement affaire de morale.C'est une question d'intérêt collectif.

La mèche est allumée.

« Un tel niveau d'injustice ne peut plus durer très longtemps.

Déjà lespauvres se vengent à coups de drogue et de terrorisme.

Demain ce sera pire.

» Invité à Washington à s'exprimer devant laBanque mondiale, il s'exclame : « Dressez vos mitrailleuses le long du Potomac, Messieurs, les pauvres arrivent.

» Hérétique ! Chaque fois que Dumont a lâché une de ses « sorties » contre l'ordre du monde et balancé une prophétie demalheur, il s'est fait brûler en place publique.

« Farfelu », « bluffeur », « Cassandre », « millénariste », « écolo-pacifiste » ! Plustard, dix, vingt ou trente ans après, force est de reconnaître que le combattant de la faim a vu juste.

La liste des lucidités et desmorceaux de bravoure du pionnier est impressionnante.

En pleine euphorie productiviste, René Dumont a « prédit » l'aggravationde la misère et de la famine ; jamais le monde n'a compté autant de « pauvres absolus ».

Il a vu s'amorcer, dès 1932 depuis lesrizières du Tonkin, la « bombe démographique » ; l'explosion a bien lieu puisqu'en cinquante ans la population mondiale vadoubler après avoir quadruplé en un siècle.

Il a prévu dès les années cinquante l'échec du socialisme - « L'abondance planifiée nesera jamais exécutée » -, y compris un peu plus tard à Cuba ; il a dénoncé les mécanismes d'assujettissement du libre-échangismeet les ravages de la loi du marché ; il a décortiqué les perversions du « mal-développement » des anciens pays coloniaux en proieau mimétisme vis-à-vis de l'ancien maître (son livre, L'Afrique noire est mal partie, a été publié en 1962, deux ans seulementaprès les indépendances) ; il a évoqué la nécessité de l'impératif démocratique bien avant les couplets sur la bonne gouvernance...Et encore, les crues catastrophiques du Bangladesh, l'assèchement de la mer d'Aral, la désertification du Sahel, la pollution del'eau (c'est un de ses sujets favoris - en 1974 ! - lors la campagne pour l'élection présidentielle où il se présente comme candidatVert), l'effet de serre aggravé par les gaz automobiles, l'extrême oppression des femmes du Sud...

« Je n'ai pas eu grand mérite etje regrette sincèrement que les événements ne m'aient que trop donné raison », expliquait-il au soir de sa vie, ajoutant : « Jepréfère pécher par excès que par défaut.

» En dépit de formulations parfois hâtives auxquelles il ne répugnait pas de céder - exemple : « Tout acheteur d'une 605 Peugeotou d'une Mercedes doit désormais être considéré dans sa recherche d'orgueil et de prestige comme un criminel puisqu'il aura desmorts, souvent lointains, sur la conscience » - cet homme-là a vu clair avant tous les experts et les ordinateurs.

Les dates de sesécrits en témoignent, il a précédé les économistes et les politiques, il a eu raison contre beaucoup de monde à la fois.

Entre HenryKissinger le « sage » qui annonçait en 1974, à la conférence mondiale de l'alimentation, que « dans dix ans plus un enfant dans lemonde n'aura faim » et René Dumont le « fou » qui, dix ans avant, écrivait un livre pour annoncer que « nous allons à la famine »,qui était dans le vrai ? « J'aurais dû écouter Dumont », confia le Sénégalais Léopold Senghor en quittant le pouvoir.

Comment aurait-il pu le faire, luiou les autres ? L'époque était à l'euphorie.

C'était en même temps celle des Trente Glorieuses du capitalisme, celle de laconférence de Bandung et de la fierté des indépendances, celle des hymnes à la supériorité du socialisme.

Trois voiesconcurrentielles mais pareillement confiantes dans leurs capacités à assurer la prospérité et le bonheur des hommes.

Alors, dansce tintamarre triomphaliste, le cassandre Dumont... L'agronome posséderait-il un secret divinatoire ? Evidemment non.

C'est tout simplement l'infatigable observateur du terrain quia fait la différence, sa lucidité empirique ainsi qu'une volonté permanente de passer à l'acte contre « l'intolérable ».

Dumont futd'abord un réaliste pressé de résoudre les problèmes immenses qu'il avait recensés.

L'accommodement aux circonstances, lescompromissions paresseuses tracent sa frontière indépassable.

Au final, pour lui, c'est simple : il y a ce qu'il faut faire, absolument,et il y a ce qu'il est absolument criminel de ne pas faire.

« On peut, on doit dire que les choses ne se présentent pas aussi bien quele conformisme bien-pensant des satisfaits et des puissants chercherait à le faire croire.

» C'est ce réformisme radical, cettedétermination incessante à s'opposer à « l'ombre géante de l'échec retentissant de l'humanité » qui ont abouti à donner de lui uneimage extrémiste, jusqu'au-boutiste. Or, rien n'est plus éloigné de la vérité du personnage que le mysticisme des croyances qui égrènent le « tout est possible », «l'homme nouveau », « la table rase » ou le « hors du marché point de salut ».

Dumont a toujours su que les souffrances lues dansles yeux d'un orphelin déshydraté ne se compensent pas en rêves ou en mots.

Pas plus qu'on ne vaincra l'aggravation de l'effet deserre par des colloques et des résolutions.

Contrairement à l'image qu'on s'est souvent faite de lui l'agronome a toujours prônéglobalement des solutions de modération, préférant en bon écologiste les mesures d'équilibre aux décisions violentes, la petiteéchelle au gigantisme, les raccommodages patients aux grandes ruptures révolutionnaires.

Il a toujours revendiqué la priorité del'individu sur les systèmes et privilégié les petits pas des réformes tenaces par rapport aux grands sauts de l'imaginaire.

Acondition cependant qu'on consente enfin à marcher dans la bonne direction.. »

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