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L'introuvable troisième voie en Algérie

Publié le 22/02/2012

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31 octobre 1994 - " On n'a pas de partis, on n'a que des particules ! ", lance cet ancien combattant de la guerre d'indépendance avec un rire brisé. Comme des milliers d'autres, hommes ou femmes, il rêve encore, parfois, d'un possible sursaut. D'un réveil militant, d'une solidarité active qui permettraient de sortir l'Algérie du marasme sanglant où le pays s'enlise. Rêve fugace, vite étouffé. " Le jour approche qui verra l'éclatement de l'armée. Et c'est à ce moment-là que la vraie guerre civile commencera. La vraie boucherie... ", ajoute cet ancien moudjahid (combattant) désabusé. L'espérance d'une " troisième voie ", censée ouvrir une brèche dans le paysage politique et réunir autour d'un même " pôle démocratique " ceux qui, comme lui, ne se reconnaissent ni dans le pouvoir ni dans la mouvance islamiste, serait-elle déjà morte ? C'est, paradoxalement, au moment même où l'idée commence à faire recette en Algérie que le doute s'installe. On en parle, on attend, mais on ne voit rien venir. A l'instar du mot " démocratie ", l'expression " troisième voie " rencontre de plus en plus de faveur parmi les états-majors politiques, mais toujours aussi peu d'adeptes pratiquants. A tel point que certains journalistes locaux s'interrogeaient, début octobre, sur cette nouvelle " Arlésienne " de la scène politique, sobriquet hier attribué au " dialogue national " lancé par feu le Haut Comité d'Etat (HCE). Le Front des forces socialistes (FFS) d'Hocine Aït Ahmed et le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD) de Saïd Sadi s'en font les avocats les plus audibles. L'aile réformatrice du FLN (ancien parti unique), conduite par l'ancien Premier ministre Mouloud Hamrouche, milite discrètement dans ce sens. Et toute une cohorte de petites formations, comme Ettahadi (avatar de l'ancien parti communiste), et de notables du sérail semblent prêts, désormais, à leur emboîter le pas. Initiateur de ce branle-bas - dont les développements lui échappent - , le FFS n'a jamais cessé d'appeler au " rassemblement des forces démocratiques ". Dès le printemps 1991, à quelques mois du premier tour des élections législatives et du succès des islamistes, son secrétaire général, M. Aït Ahmed, avait donné le ton. Il est revenu à la charge, au mois d'avril dernier, précisant sa pensée et plaidant cette fois pour la création du fameux " pôle démocratique ". Très clair sur le sens de la pièce - " ni Etat intégriste ni Etat policier " - , il n'en a toutefois pas nommé les acteurs. Quelques semaines plus tard, le président du RCD, qui avait déjà tenté, il y a un an, d'élargir son assise en créant le Mouvement pour la République (MPR), faisait savoir, par voie de presse, qu'il était d'accord pour " en être " et rencontrer son vieux rival " à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit ". Même symboliques, ces retrouvailles des deux dirigeants kabyles auraient eu, à n'en pas douter, un impact puissant sur le moral des troupes. Est-ce pour ne pas prêter le flanc aux critiques, qui n'auraient pas manqué de railler l'esquisse de ce " pôle kabyle " ? Ou par souci des préséances ? A ce jour, cette " rencontre au sommet " n'a toujours pas eu lieu. " Tous les contacts en direction des états-majors politiques ont montré leurs limites ", concédait récemment Saïd Sadi, déplorant les " divisions suicidaires " qui minent le camp moderniste. " Il n'y a aucun recours d'ordre interne pour protéger la population et les démocrates algériens ", soulignait, quelques jours plus tard, Hocine Aït Ahmed. En affichant ainsi leur scepticisme, les deux " frères ennemis " ne démissionnent pas pour autant. Chacun ne fait que " reprendre ses billes ", de peur, sans doute, d'être contraint à trop de concessions. Les démocrates anonymes, bataillons silencieux en quête de généraux, sont devenus, plus que jamais, l'enjeu de joutes qui les dépassent. Le défi que représente l'émergence de cette " troisième voie " serait-il à ce point hypothéqué par les querelles de chefs ? La question du leadership paraît, pour l'heure, plus que d'éventuelles divergences politiques, être le principal obstacle qui empêche de franchir le pas. Le syndrome du " zaïm " (le guide, en arabe) risque de retarder ce qui apparaît aux yeux de nombreux Algériens comme la seule solution pour sortir de l'impasse et réussir - s'il en est encore temps - à peser sur l'évolution en cours. Le danger des " alliances de ghetto " Fantomatique cheval de Troie d'une opposition affaiblie, le projet d'un rassemblement des " forces démocratiques " nécessite, en outre, qu'un accord politique minimum puisse être scellé entre les différents partenaires. Sur ce point, également, l'hypothèque est loin d'être levée, tant restent fortes les dissensions, au sein de la mouvance démocrate, entre ceux que l'on surnommait hier encore les " éradicateurs " (avocats du tout répressif) et les " réconciliateurs " (favorables au dialogue avec les islamistes). Les premiers, en perte de vitesse depuis l'amorce de négociations entre le pouvoir et l'ex-FIS, tentent de remonter la pente. Déçus par les tergiversations d'une armée dont ils ont longtemps été les " alliés conjoncturels ", selon la formule de Saïd Sadi, ces modernistes radicaux redoutent, non sans raison, d'être les victimes expiatoires du compromis au sommet qui s'ébauche. Leur engagement, relativement récent, en faveur d'un rassemblement " démocrate et républicain " est-il l'indice d'une maturité nouvelle ? Ou un simple réflexe de survie ? Il serait, à ce jour, présomptueux de trancher. Dans le camp des " réconciliateurs ", et singulièrement parmi les militants du FFS, obsédés par la crainte des " récupérations " politiciennes, certains n'hésitent pourtant pas à soupçonner leurs camarades " éradicateurs " de nourrir des arrière-pensées " putschistes ". Pas question de laisser le " pôle démocratique " servir de " faire-valoir " à ceux " qui diabolisent l'idée d'un dialogue avec les islamistes " et voudraient, par là même, " tenter un second sauvetage du régime ", affirme ce militant du FFS. Pour lui, les choses sont claires : en préalable à la création de ce pôle, les démocrates doivent se mettre " d'accord sur la nécessité d'une véritable négociation entre le pouvoir et l'opposition c'est-à-dire entre l'armée, la mouvance démocrate et la mouvance islamiste ". Le débat qui oppose le FFS au RCD pourrait faire oublier que l'audience de ces deux formations n'a pas dépassé, malgré tous leurs efforts, les frontières de la Kabylie. Le FFS en est conscient qui a récemment dénoncé, évoquant la revendication de la culture berbère, le danger des " alliances de ghetto ". Seuls, à ce jour, deux partis politiques peuvent se targuer d'avoir (ou d'avoir eu) une stature nationale : le FIS et le FLN. Le premier exige désormais d'être réhabilité. Le second aura-t-il le temps de se " rénover ", comme en rêve Mouloud Hamrouche, malgré les résistances des caciques ? L'avenir de la " troisième voie " dépend pour une bonne part du succès de cette tentative. Mais la complexité de la réalité algérienne ne cadre pas forcément avec les stratégies des états-majors. Le discrédit qui frappe la classe politique rend fort aléatoire tout effort prospectif. Et bien malin qui pourrait dire dans quel sens les électeurs feraient pencher la balance, si l'on devait organiser, demain, comme d'aucuns le préconisent, un scrutin national. CATHERINE SIMON Le Monde du 22 octobre 1994

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