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L'oubli, la guerre, la paix

Publié le 17/01/2022

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Mémoire 1985 - La réaction des médias et des milieux politiques américains à la visite du président Ronald Reagan au petit cimetière militaire de Bitburg a provoqué un choc en Allemagne fédérale. Quarante ans après la fin de la guerre, le 8 mai 1985 devait apporter aux Allemands la confirmation d'une intégration définitive dans l'ensemble des démocraties occidentales. L'Allemagne souhaite être reconnue sans conteste pour ce qu'elle est devenue, un pays ancré dans la démocratie, qui a droit à autant d'égards que d'autres et dont l'attachement aux valeurs de liberté ne doit pas pouvoir être mis en question. Non pas que les Allemands refusent leur histoire, mais cette histoire devient pour les nouvelles générations une matière quelque peu académique, alors que, pour les plus vieux, le temps a fait son oeuvre, réduisant l'époque nazie à un épisode aberrant. Tant qu'il s'agissait de supporter une mauvaise conscience largement compensée par un miracle économique qui paraissait soulager à bon compte du poids de la " faute ", il s'est trouvé des consciences nobles comme l'ancien chancelier Willy Brandt pour exprimer un repentir collectif diversement accepté. Mais, aujourd'hui que l'Allemagne est redevenue, à l'est comme à l'Ouest, un enjeu stratégique, qu'elle se sent menacée par la catastrophe nucléaire, elle a tendance à relativiser une faute qui lui apparaît relever plus de la nature humaine en général que de " l'âme allemande " en particulier. Qu'a retenu l'immense majorité des Allemands, qu'ils soient de gauche ou de droite, de cette période nazie qui continue de leur valoir une large suspicion à l'étranger ? L'analyse de tout ce qui a pu être publié quarante ans après sur la signification du 8 mai 1945, celle des récits de la dernière phase de la guerre, font apparaître un sentiment mitigé où se mêlent l'incompréhension, la conscience d'une responsabilité particulière devant l'histoire, mais aussi le refus de jouer indéfiniment les boucs émissaires. Passé le temps de la montée du nazisme-le temps aussi du fascisme en Italie, du stalinisme en URSS, des Croix de feu et des ligues en France-, la guerre d'extermination lancée par Hitler est, même pour un écrivain comme Heinrich Böll, tout autant une guerre d'anéantissement contre les Russes, contre les juifs, qu'une guerre qui a mis en cause l'Allemagne elle-même. Une guerre d'extermination contre laquelle même les plus lucides, que ce soit dans les mouvements antifascistes ou dans la partie la plus éclairée de la bourgeoisie, se sont sentis bien incapables de réagir. La comtesse Dönhoff, rappelée par sa famille en Prusse orientale pour apprendre à gérer le domaine familial, expliquait récemment dans l'hebdomadaire Die Zeit : " Mon frère aîné, à qui le domaine appartenait, disait en 1935 : " Ces nazis vont nous entraîner dans une guerre. La guerre va durer longtemps et nous, les frères, nous allons tous être soldats. Tu dois rentrer à la maison et te mettre à la gestion, qui est compliquée. (...) " C'est ce que j'ai fait parce que je voyais les choses exactement comme cela... " -Dès le milieu des années 30, vous sentiez la guerre venir ? -Cela me semblait complètement évident. Cela ne pouvait que finir comme cela. -Avec la perte de la Prusse orientale ? -Oui, cela me paraissait très clair. Après l'attentat du 20 juillet 1944 contre Hitler, commis par des officiers de la haute aristocratie militaire-parmi lesquels la comtesse Dönhoff comptait bon nombre d'amis-, la population doit se garder, autant que l'ennemi, des dénonciations et des exécutions sommaires commises par les forces de sécurité nazies. Heinrich Böll, qui cite le cas d'un pauvre type abattu à quelques pas de son domicile pour avoir rendu visite à sa famille en pleine débâcle, estime à trente mille le nombre de soldats de la Wehrmacht ainsi exécutés. " Les spécialistes de l'assassinat et du chaos " Lui-même déploie des trésors d'imagination dans les derniers mois de la guerre pour ne pas être renvoyé au front, hanté jusqu'au dernier moment par le peloton d'exécution. " Nos ennemis, écrit-il, n'étaient pas les Américains et les Anglais qui avançaient, nos ennemis étaient les grands spécialistes de l'assassinat et du chaos, parmi lesquels l'un se nommait le Führer et se planquait dans sa tour d'ivoire en béton de Berlin, l'autre le ministre de l'intérieur et commandant en chef des SS, Himmler, et il fallait ajouter à cela la contagion exterminatrice sur les organes inférieurs, auxquels s'apparentaient une partie de la population. " A l'Est, alors que les Russes sont déjà dans Berlin, les souvenirs s'enchevêtrent entre les exactions commises par l'armée rouge et les pendaisons publiques pratiquées jusqu'au dernier moment par les nazis. Plus tard viendront se greffer le récit du calvaire infligé aux millions de réfugiés jetés sur les routes par l'avance de l'armée soviétique, celui des camps sibériens où les prisonniers périssent en grand nombre. L'Allemagne de 1945 n'est pas humiliée comme en 1918. Elle est écrasée, hébétée, tout à la fois vaincue et libérée, souillée et meurtrie dans ses propres chairs. Elle n'a plus la force de penser ce qui est juste ou injuste, de séparer le bien du mal, la véracité de ce qu'on lui reproche, des restes de la propagande nazie. Survivre dans un monde de ruines, d'affamés, où la dignité ne compte plus guère, où l'on s'aperçoit, écrit Gudrun Pausewang, qu' " un viol, aussi terrible que cela puisse être, n'a rien à voir avec la perte de l'honneur ", survivre dans ces conditions empêche de penser plus loin. C'est la loi su silence. La culpabilité qui vous colle à la peau n'empêche pas de penser qu'on est allé à la guerre parce qu'on y était obligé. Elle n'empêche pas le prisonnier de retour des camps de Sibérie ou le réfugié survivant des wagons à bestiaux de l'exil d'être sincèrement persuadé que, pour ce qui est des méthodes, les Soviétiques n'ont rien à envier aux nazis. Combien sont-ils, dans les générations qui ont connu la guerre, qui peuvent affirmer aussi clairement qu'Heinrich Böll, dans une Lettre à ses deux fils publiée en mars dernier par Die Zeit, qu'on pourra " toujours reconnaître les Allemands à ceux qui qualifient le 8 mai comme le jour de la défaite ou de la libération ". " Il nous faut assumer les deux. C'est notre dilemme ", affirme Wolfang Bergsdorf, l'un des conseillers du chancelier Helmut Kohl. Un clivage idéologique passe entre ceux pour qui seule compte la mainmise de l'URSS sur la partie orientale de l'Allemagne et ceux pour qui l'essentiel reste la chute du nazisme. Pour les premiers, la période nazie n'est qu'un accident de l'histoire allemande, voire européenne. Pour les seconds un aboutissement de cette même histoire qui oblige à tirer radicalement la leçon si l'on ne veut pas prendre le risque de recommencer. " Le changement radical des consciences, qui était nécessaire après 1945, a malheureusement été enseveli par la restauration. Au moment où il faut retrouver le radicalisme du recommencement, il est temps de redonner son sens à l'héritage d'Auschwitz ", estime le député vert Otto Schily. " Une telle fixation sur douze ans malheureux d'histoire récente, rétorque un livre publié récemment par trois jeunes historiens, enlève à une nation la capacité de s'intégrer loyalement dans le concert d'autres nations, de répondre de façon concrète aux défis existentiels de notre époque et de défendre le droit et la liberté face aux nouveaux totalitarisme. " Lorsque M. Alfred Dregger, le chef du groupe parlementaire chrétien-démocrate, s'indigne auprès des Américains de leur attitude à propos de la visite du président Reagan au cimetière militaire de Bitburg, il s'émeut d'une atteinte à la mémoire de son frère, tombé " sur le front de l'Est ". Il n'est plus question de savoir quel régime celui-ci servait, mais bien ce qu'il combattait. M. Franz-Joseph Strauss, le ministre-président de Bavière et chef de l'aile bavaroise de l'Union chrétienne estime que, avec l'écroulement du nazisme et la constitution de la République fédérale, l'Allemagne a retrouvé un ordre de valeurs " qui sans aucun doute et consciemment l'a rattachée à la tradition chrétienne et humaniste de notre peuple, des Européens, de la communauté occidentale ". La période nazie n'est qu'un " accident de parcours, peut-être court mais tragique de l'histoire allemande ", dont les conséquences ne seront tirées que lorsque l'autre partie de l'Allemagne aura elle aussi retrouvée sa communauté naturelle. Que ce ne soit pas l'avis de l'Allemande de l'Est Christal Lewek, membre du Conseil supérieur de l'Eglise luthérienne, qui estime que la RDA a su commencer " quelque chose d'entièrement nouveau " alors qu'en RFA " on a à peu près continué comme avant ", ne surprendra personne. En proie à une illusion d'optique, chacun, d'un côté et de l'autre du mur, fête à sa manière sa libération, dans la logique de son propre camp. Il est difficile, en effet, de rejeter toute la faute de cette tentative d'oubli, de banalisation sur les seuls Allemands, de quelque côté qu'ils se trouvent. " La signification (de la victoire) est détournée quand les vainqueurs d'autrefois célébreront le quarantième anniversaire de la fin de la guerre seulement pour se lancer aussitôt dans de nouveaux efforts d'armement, rendus prétendument nécessaires pour le maintien de la paix mondiale ", souligne l'écrivain Eugen Kogon, lui-même ancien déporté de Buchenwald. Si la logique des deux blocs n'avait pas contribué à constituer de la part et d'autre de l'Elbe des sanctuaires surarmés, exigeant chaque année des deux Etats allemands des contributions de plus en plus lourdes à la défense de leurs camps respectifs, il serait peut-être plus facile aujourd'hui-moralement s'entend-de s'émouvoir. On ne s'est pas non plus beaucoup fait prier dans l'immédiat après-guerre, à Washington, Paris ou Londres, pour mettre un frein à une dénazification qui n'a guère duré que le temps du tribunal de Nuremberg. Les libérations anticipées, à la demande du chancelier Adenauer, d'industriels comme Karl-Frederick Flick et bien d'autres, l'utilisation qui a été faite de criminels de guerre notoires par les services de renseignement alliés n'étaient pas vraiment de nature à donner l'exemple. Hormis quelques grandes consciences, d'ailleurs plus universelles que purement allemandes, comme le Prix Nobel Heinrich Böll, qui s'est élevé contre la nomination à la chancellerie ou à la présidence allemandes de personnalités dont le passé n'était pas parfaitement irréprochable ? Qui s'est étonné, comme le fait encore Heinrich Böll, de voir les femmes allemandes, qui avaient doublement souffert de la guerre, voter dans les années 50 pour le réarmement de l'Allemagne fédérale ? Face à la crainte d'une guerre nucléaire, aux appels du président Reagan contre " l'empire du mal ", l'exemplarité du génocide contre les juifs, les Tziganes et les massacres en terre russe perdent de leur sens pour beaucoup d'Allemands. Si le pacifisme d'un Heinrich Böll se fonde sur le passé, le " plus jamais cela " des jeunes générations se fonde bien davantage sur la crainte d'un avenir dont la responsabilité leur échappe, cette fois, en grande partie.

« meurtrie dans ses propres chairs.

Elle n'a plus la force de penser ce qui est juste ou injuste, de séparer le bien du mal, la véracitéde ce qu'on lui reproche, des restes de la propagande nazie.

Survivre dans un monde de ruines, d'affamés, où la dignité necompte plus guère, où l'on s'aperçoit, écrit Gudrun Pausewang, qu' " un viol, aussi terrible que cela puisse être, n'a rien à voiravec la perte de l'honneur ", survivre dans ces conditions empêche de penser plus loin.

C'est la loi su silence. La culpabilité qui vous colle à la peau n'empêche pas de penser qu'on est allé à la guerre parce qu'on y était obligé. Elle n'empêche pas le prisonnier de retour des camps de Sibérie ou le réfugié survivant des wagons à bestiaux de l'exil d'êtresincèrement persuadé que, pour ce qui est des méthodes, les Soviétiques n'ont rien à envier aux nazis. Combien sont-ils, dans les générations qui ont connu la guerre, qui peuvent affirmer aussi clairement qu'Heinrich Böll, dans uneLettre à ses deux fils publiée en mars dernier par Die Zeit, qu'on pourra " toujours reconnaître les Allemands à ceux qui qualifientle 8 mai comme le jour de la défaite ou de la libération ". " Il nous faut assumer les deux.

C'est notre dilemme ", affirme Wolfang Bergsdorf, l'un des conseillers du chancelier HelmutKohl. Un clivage idéologique passe entre ceux pour qui seule compte la mainmise de l'URSS sur la partie orientale de l'Allemagne etceux pour qui l'essentiel reste la chute du nazisme.

Pour les premiers, la période nazie n'est qu'un accident de l'histoire allemande,voire européenne.

Pour les seconds un aboutissement de cette même histoire qui oblige à tirer radicalement la leçon si l'on ne veutpas prendre le risque de recommencer. " Le changement radical des consciences, qui était nécessaire après 1945, a malheureusement été enseveli par la restauration.Au moment où il faut retrouver le radicalisme du recommencement, il est temps de redonner son sens à l'héritage d'Auschwitz ",estime le député vert Otto Schily.

" Une telle fixation sur douze ans malheureux d'histoire récente, rétorque un livre publiérécemment par trois jeunes historiens, enlève à une nation la capacité de s'intégrer loyalement dans le concert d'autres nations, derépondre de façon concrète aux défis existentiels de notre époque et de défendre le droit et la liberté face aux nouveauxtotalitarisme.

" Lorsque M.

Alfred Dregger, le chef du groupe parlementaire chrétien-démocrate, s'indigne auprès des Américainsde leur attitude à propos de la visite du président Reagan au cimetière militaire de Bitburg, il s'émeut d'une atteinte à la mémoirede son frère, tombé " sur le front de l'Est ".

Il n'est plus question de savoir quel régime celui-ci servait, mais bien ce qu'ilcombattait.

M.

Franz-Joseph Strauss, le ministre-président de Bavière et chef de l'aile bavaroise de l'Union chrétienne estimeque, avec l'écroulement du nazisme et la constitution de la République fédérale, l'Allemagne a retrouvé un ordre de valeurs " quisans aucun doute et consciemment l'a rattachée à la tradition chrétienne et humaniste de notre peuple, des Européens, de lacommunauté occidentale ".

La période nazie n'est qu'un " accident de parcours, peut-être court mais tragique de l'histoireallemande ", dont les conséquences ne seront tirées que lorsque l'autre partie de l'Allemagne aura elle aussi retrouvée sacommunauté naturelle. Que ce ne soit pas l'avis de l'Allemande de l'Est Christal Lewek, membre du Conseil supérieur de l'Eglise luthérienne, quiestime que la RDA a su commencer " quelque chose d'entièrement nouveau " alors qu'en RFA " on a à peu près continué commeavant ", ne surprendra personne.

En proie à une illusion d'optique, chacun, d'un côté et de l'autre du mur, fête à sa manière salibération, dans la logique de son propre camp. Il est difficile, en effet, de rejeter toute la faute de cette tentative d'oubli, de banalisation sur les seuls Allemands, de quelquecôté qu'ils se trouvent.

" La signification (de la victoire) est détournée quand les vainqueurs d'autrefois célébreront le quarantièmeanniversaire de la fin de la guerre seulement pour se lancer aussitôt dans de nouveaux efforts d'armement, rendus prétendumentnécessaires pour le maintien de la paix mondiale ", souligne l'écrivain Eugen Kogon, lui-même ancien déporté de Buchenwald. Si la logique des deux blocs n'avait pas contribué à constituer de la part et d'autre de l'Elbe des sanctuaires surarmés, exigeantchaque année des deux Etats allemands des contributions de plus en plus lourdes à la défense de leurs camps respectifs, il seraitpeut-être plus facile aujourd'hui-moralement s'entend-de s'émouvoir. On ne s'est pas non plus beaucoup fait prier dans l'immédiat après-guerre, à Washington, Paris ou Londres, pour mettre unfrein à une dénazification qui n'a guère duré que le temps du tribunal de Nuremberg.

Les libérations anticipées, à la demande duchancelier Adenauer, d'industriels comme Karl-Frederick Flick et bien d'autres, l'utilisation qui a été faite de criminels de guerrenotoires par les services de renseignement alliés n'étaient pas vraiment de nature à donner l'exemple. Hormis quelques grandes consciences, d'ailleurs plus universelles que purement allemandes, comme le Prix Nobel HeinrichBöll, qui s'est élevé contre la nomination à la chancellerie ou à la présidence allemandes de personnalités dont le passé n'était pas. »

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