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Lucius Annaus Seneca, dit Sénèque : LETTRES A LUCILIUS

Publié le 18/03/2010

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L I

l 1-1 La part la plus considérable de la vie se passe à mal faire, une large part à ne rien faire, toute la vie à n'être pas à ce que l'on fait.

l 2-2 C'est être nulle part que d'être partout.

l 3-3 Crois à sa fidélité : tu le rendras fidèle.

l 3-6 Il faut combiner des deux états : l'homme de loisir pratiquera l'action ; l'homme d'action connaîtra le loisir. Consulte la nature. Elle te dira : j'ai fait le jour et la nuit.

l 4-5 Ils répugnent à vivre et ils ne savent pas mourir.

l 5-3 Employons-nous à vivre mieux que le vulgaire et non pas au rebours du vulgaire.

l 6-4 D'une façon générale, si j'aime à apprendre, c'est pour enseigner.

l 7-8 Retire-toi en toi-même autant qu'il est possible.

7-12 Voilà mon cher Lucilius, des vérités à enserrer dans ton âme, afin d'apprendre à mépriser l'espèce de plaisir que nous retirons de l'approbation du grand nombre. La foule t'applaudit. Rien t'autorise-t-il à te montrer content de toi, si tu es fait pour que la foule te comprenne ? Un mérite tel que le tien ne doit regarder qu'à l'assentiment intérieur.

l 8-2 Je travaille pour le compte de la postérité. Je songe à elle en composant des écrits que j'espère utiles. J'y enregistre des conseils d'hygiène morale, des formules, peut-on dire, de médication pratique, non sans avoir éprouvé leur vertu sur mes propres plaies ; mon mal n'a pas disparu sans doute : au moins il ne s'étend plus.

8-5 Tenez donc cette règle d'existence, rationnelle et salutaire, de n'accorder à votre corps que juste ce qu'il faut pour se bien porter. Appliquez-lui un traitement un peu rude ; autrement il obéira mal aux suggestions de l'âme. Ne mangez que pour calmer la faim ; ne buvez que pour étancher la soif ; vos vêtements ne seront qu'une sauvegarde contre le froid ; vos maisons rien qu'une défense contre les intempéries. (...) Dédaignez tout ce qu'arrange pour l'ornement et la décoration un art superflu. Songez que l'âme est la merveille unique, que pour une grande âme rien n'est grand.

l 9-1 Si la maladie, si la guerre lui retranche une main ; si quelque accident lui décroche un œil ou même les deux yeux, il sera satisfait de ses débris ; dans un corps estropié, mutilé, il aura l'humeur aussi gaie qu'au temps où ses membres étaient intacts ; toutefois, s'il ne marque pas de regret pour ce qui se trouve lui manquer, il préférerait que cela ne lui manquât point. 9-6 L'impression n'est pas aussi délicieuse, quand la main de l'ouvrier a posé la dernière touche : à cette heure, il jouit du fruit de son art ; il jouissait de l'art même, tandis qu'il peignait.

l 10-2 Je cherche en vain avec qui tu serais mieux, à mon gré, qu'avec toi-même.

 

L II

l 17-10 Une chose reste identique de siècle en siècle : ce qui suffit.

l 20-2 Le principal office de la sagesse, et son principal indice : que les paroles et les œuvres soient à l'unisson, que l'homme soit partout égal et identique à lui-même.

 

L III

l 22-15 Nous mourons plus mauvais que nous ne sommes nés. C'est notre faute, non celle de la nature.

 

L IV

l 30-10 Refuser de mourir, c'est ne pas avoir accepté de vivre.

l 31-3 Il n'est qu'un bien, source et condition fondamentale du bonheur dans la vie : la confiance en ses propres moyens.

l 33-8 Se souvenir n'est pas savoir. Se souvenir c'est conserver le dépôt commis à la mémoire ; savoir, c'est faire sienne toute notion acquise, sans s'accrocher à un modèle, sans se retourner à tout bout de champ vers le maître.

l 41-7 Dans l'homme ce qu'il faut vanter, c'est ce qui est de l'homme même. Il a un beau personnel d'esclaves, une belle maison, des terres étendues, des capitaux productifs, rien de ceci n'est en sa personne, mais à l'entour de lui.

 

L V

l 42-10 Qui se possède n'a rien perdu ; mais combien sont-ils qui ont le bonheur de se posséder ?

l 45-4 ... ces grands hommes mêmes nous ont laissé non des vérités trouvées mais des vérités à chercher.

l 46-1-2 Ton ouvrage m'est arrivé. Eh ! bien, il a montré, pour me garder, pour m'entraîner, tant de douceur que, sans nulle remise, jusqu'au bout je l'ai lu. Le soleil déclinant m'invitait à rentrer, la faim me pressait, le ciel menaçait. Rien n'y fit : je le dévorai tout entier. J'ai eu plus que du plaisir, de la joie. Que d'esprit dans ton livre, quelle chaleur d'âme ! J'aurais pu dire quels élans ! s'il lui arrivait de sommeiller avec des reprises et des sursauts. Non, ce n'étaient pas des élans, mais une inspiration continue, une façon d'ordonner les idées, virile et toute loyale ; avec cela de temps à autre, ce moelleux, cette douceur d'accent qui intervient à l'instant voulu.

l 48-6 “ Rat est une syllabe ; or un rat ronge du fromage ; donc une syllabe ronge du fromage. ” Suppose ici que je ne puisse démêler ton sophisme. Par suite de ma triste ignorance, de quel péril suis-je menacé. Je cours évidemment le risque de prendre des syllabes à la ratière ou de voir un jour, par ma négligence, un livre dévorer mon fromage. Mais que dis-tu de ce syllogisme peut-être plus subtil ? “ Rat est une syllabe ; or une syllabe ne mange pas de fromage ; donc un rat me mange pas de fromage. ”

l 49-10 Le bien de la vie n'est pas dans la durée de celle-ci, mais dans son emploi ; qu'il peut advenir, que très fréquemment il advient qu'ayant vécu longtemps, on n'a guère vécu.

49-12 La vérité s'exprime simplement, ainsi donc n'entortillons pas son langage.

l 51-8-9 Si je cède au plaisir, il faut que je cède à la douleur, il faut que je cède à la fatigue, il faut que je cède à la pauvreté ; l'ambition, la colère élèveront les prétentions sur moi : je me verrai tiraillé, déchiré entre toutes ces passions. La liberté voilà l'enjeu, le prix qui doit payer nos peines. Qu'est-ce qu'être libre ? Tu le demandes. C'est n'être l'esclave d'aucun objet, d'aucune nécessité, d'aucun accident concevable ; c'est réduire la fortune à lutter de pair avec moi. Le jour où j'aurai compris que je puis plus qu'elle, la fortune ne pourra rien.

l 52-8 Choisis comme auxiliaire un homme que tu admires pour l'avoir vu à l'œuvre plutôt que pour l'avoir entendu.

Elige adiutorem, quem magis admiris cum videris quam cum audieris.

 

L VI

l 54-4 Il en sera après moi ce qu'il en était avant moi.

Hoc erit post me quod ante me fuit.

l 58-32 Il est doux de séjourner avec soi-même le plus longtemps possible, quand on s'est rendu digne d'être pour soi-même un objet de jouissance.

l 59-14 Jamais tu n'es d'humeur chagrine ? Nulle espérance n'éveille dans ton âme la préoccupation de l'avenir ? Au cours des jours et des nuits remarques-tu en toi cette égalité permanente, cette tenue d'une âme qui plane haut, dans la satisfaction de soi-même ? Alors tu es parvenu au comble du bonheur humain. Mais qui tu vas cherchant partout le plaisir, tous les plaisirs, sache qu'il te manque en sagesse exactement ce qui te manque en vraie joie. Tu aspires à ce dernier état, mais tu fais fausse route, toi qui comptes y atteindre au milieu des richesses, au milieu des honneurs ; autant dire, toi qui quêtes la joie au milieu des soucis.

l 61-3 Garde-toi de rien faire jamais à contre-cœur.

l 62-1 Quelque part où je sois, je suis à moi.

l 65-22 Mépriser son corps, c'est assurer sa liberté.

 

L VII

l 68-6 Dans la solitude, l'affaire n'est point que le monde parle de toi, mais que tu parles avec toi. Et de quoi parleras-tu ? Ce que le monde aime tant pratiquer sur le compte des autres, fais-le sur ton compte : seul avec toi-même dis du mal de toi. Ainsi tu prendras le pli de dire la vérité et de l'entendre.

 

L VIII

l 70-6 L'affaire n'est pas de mourir plus tôt ou plus tard ; l'affaire est de bien ou mal mourir. Or, bien mourir, c'est se soustraire au danger de vivre mal.

70-12 On doit compte de sa vie même aux autres ; de sa mort à soi seul : la meilleure est celle qui agrée.

l 71-36 Faisons en sorte que chaque heure soit bien à nous ; chose impossible si nous ne sommes pas d'abord à nous-mêmes.

 

L IX

l 75-5 Nos discours doivent tendre non à l'agréable mais à l'utile. Si toutefois l'éloquence vient sans que l'on s'en mette en peine, si elle s'offre d'elle-même ou coûte peu, admettons-la et qu'elle marche à la suite de très belles choses ; qu'elle soit faite pour montrer les choses plutôt que pour se montrer.

75-15 Songe à toutes les méchancetés que tu vois faire autour de toi ; regarde combien peu il est de forfaits sans exemple ; comme de jour en jour la perversité progresse ; combien de manquements sont commis par des particuliers soit dans la vie publique soit dans la vie privée. Tu comprendras que nous obtenons suffisamment en ne comptant pas parmi les pires.

76-15 Dans l'homme également la question n'est donc pas de savoir ce qu'il exploite d'arpents et de capitaux, combien de clients viennent lui rendre hommage, de quelle précieuse matière est fait son lit de table, de quelle eau est le cristal de sa coupe, mais dans quelle mesure il est bon. Or il est bon, si sa raison est développée dans toute sa rectitude, en harmonie avec les aspirations de sa nature.

76-32 À quoi tient l'erreur qui fait notre mal, l'illusion qui nous abuse ? À ce que nous ne prisons jamais un homme pour ce qu'il est ; nous ajoutons à la personne, par surcroît, son équipage. Eh ! bien sûr quand tu voudras procéder à une estimation exacte, savoir ce que vaut un homme, examine-le à nu.

78-21 L'homme fort se reconnaît jusque sous les couvertures d'un grabat.

79-6 La différence est grande entre une matière usée et une matière déjà travaillée par d'autres ; celle-ci s'enrichit de jour en jour et les inventions anciennes ne sont pas une gêne à qui est fait pour inventer. D'autre part le mieux avantagé, c'est le dernier venu. Il trouve tout prêt un fonds d'expressions, qui, différemment agencées, offrent une physionomie nouvelle. Ce n'est point là mettre la main sur le bien d'autrui, car elles sont du domaine public.

79-13-17 La gloire est l'ombre de la vertu ; même en dépit d'elle elle l'accompagnera. Mais, comme l'ombre marche tantôt devant nous, tantôt par derrière, ainsi la gloire quelquefois vient après nous, plus tardive mais d'autant plus grande, l'envie s'étant retirée. (...) Combien dont l'œuvre spirituelle n'est venue au grand jour qu'après leur disparition ! Combien de noms négligés par la Renommée, puis exhumés par elle ! (...) Aucune vertu ne demeure cachée ; le fut-elle pour un temps, c'est sans inconvénients pour elle. Le jour viendra qui des ténèbres ou de la malveillance des contemporains la tenait ensevelie, la tirera pour la manifester au monde. Il est né pour peu d'hommes, celui qui n'a en tête que les gens de son siècle.

 

L Xl

81-29 L'erreur des particuliers a fait l'erreur générale ; aujourd'hui l'erreur générale fait celle des particuliers.

82-10-11 Je considère comme choses indifférentes, c'est-à-dire comme n'étant ni des biens ni des maux, la maladie, la douleur, la pauvreté, l'exil, la mort. Aucune de ces choses n'est en elle-même glorieuse ; rien pourtant ne l'est sans elles. On loue, non la pauvreté, mais l'homme que la pauvreté n'humilie ni ne fait plier. On loue, non l'exil, mais celui-là qui partit pour l'exil avec plus de sérénité dans le regard que si c'eût été un autre qu'il eût envoyé. On loue non la douleur, mais l'homme qui ne lui a rien cédé. Nul ne loue la mort ; on loue celui à qui elle a plus tôt fait d'arracher l'âme que d'en détruire l'équilibre.

82-15 La mort n'est pas indifférente dans le sens où l'on dit qu'il est indifférent de savoir si nos cheveux sont en nombre pair ou impair.

 

L XI

84-5 Imitons, disais-je, les abeilles ; ce que nous avons récolté de nos diverses lectures, classons-le : les choses soigneusement classées se conservent mieux. Puis, déployant toute l'industrie, toute la force inventive de notre esprit, confondons en une seule saveur ces sucs variés, de façon que, même si la source de tel emprunt apparaît nettement, il apparaisse tout aussi nettement que l'emprunt n'est point la reproduction du modèle.

82-7 Digérons la matière : autrement elle passera dans notre mémoire, non dans notre intelligence. Adhérons cordialement à ces pensées d'autrui et sachons les faire nôtres, afin d'unifier cent éléments divers comme l'addition fait de nombres isolés un nombre unique en comprenant dans un total unique des totaux plus petits et inégaux entre eux.

 

L XIV

91-16 Nés inégaux, nous mourons dans l'égalité.

 

L XV

93-2 Vivras-tu longtemps ? C'est l'affaire du destin. Pleinement ? C'est l'affaire de ton âme.

94-46 Rien ne donne autant de force à l'âme que ces deux choses : la foi en la vérité, la confiance en soi-même.

95-52 “ Homme, j'estime que rien de ce qui touche à l'homme ne m'est étranger. ”

98-6 Mais bien misérable est l'âme obsédée du futur, malheureuse avant le malheur, toute angoissée par la crainte de ne pouvoir conserver jusqu'à la dernière heure les choses qu'elle aime.

98-10 Tous ces biens dont tu t'intitules le possesseur sont chez toi, non à toi.

 

L XVII-XVIII

101-9 Si l'on dépend du futur, c'est faute de savoir exploiter le présent.

102-24-25 Ne vois dans tout ce qui t'environne que du matériel d'hôtellerie ; tu n'es là que de passage. La nature nous fouille au départ comme à l'entrée. On n'a pas le droit d'emporter plus qu'on avait alors avec soi. Que dis-je ? Il te faut abandonner une bonne part de ce que tu avais en arrivant au monde : on te retirera ce vêtement de peau, suprême enveloppe de ton être, on te retirera cette chair, ce sang qui imprègne et circule par tout l'organisme ; on te retirera ces os, ces muscles, pièces de soutien des parties flasques et tombantes.

103-3 Ne perds pas de vue cette double consigne : éviter de souffrir et de faire souffrir.

104-12 Et toi seras-tu toujours le même ? Chaque jour, chaque heure te modifie.

105-1 Recherche les divers mobiles qui portent l'homme à perdre son semblable : tu trouveras l'espérance, l'envie, la haine, la crainte, le mépris.

 

L XIX XX

110-10 Nous ne pouvons nous plaindre que de nous-mêmes.

113-30 L'empire sur soi-même est le plus grand des empires.

119-2 N'emprunte qu'à toi-même.

120-8 Il y a des vices qui confinent aux vertus... Le prodigue n'est que la contrefaçon du généreux, l'indifférence prend des allures de facilité d'humeur, l'irréflexion de courage.

120-22 Prends donc sur toi de te montrer effectivement jusqu'au bout tel que tu as résolu d'être. Fais si bien que le monde t’applaudisse ou tout au moins qu'il te reconnaisse.

Je cherche le plaisir : pour qui ? pour moi ; c'est donc à moi que je m'intéresse. Je fuis la douleur : pour l'amour de qui ? pour l'amour de moi ; c'est donc à moi que je m'intéresse. Si je fais tout dans l'intérêt de ma personne c'est que l'intérêt que je porte à ma personne passe avant tout.

123-4 Il est bien des choses dont nous comprîmes toute l'inutilité que si elles vinrent à nous manquer. Car nous en usions non parce qu'il fallait que cela fût, mais parce que nous les avions. Et que de choses on se procure parce que d'autres se les sont procurées, parce qu'elles se voient chez presque tout le monde ! Une des causes de nos misères, c'est que nous vivons à l'exemple d'autrui et qu'au lieu de nous régler sur la raison, nous nous laissons égarer par le courant de l'usage. Une chose qui se ferait peu, nous nous interdirions de l'imiter ; la mode s'en généralisera-t-elle, persuadés qu'elle gagne en beauté du fait de sa vogue, nous l'adoptons. Et l'erreur nous tient de principe raisonnable en devenant l'erreur de tous.

[...] 

 

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