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Michel Rocard, le briseur de rêves

Publié le 22/02/2012

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19 juin 1994 - L'ironie de la politique veut que l'homme qui craint aujourd'hui de devoir renoncer à l'ambition de toute une vie, soit celui-là même dont le succès a longtemps tenu à son image de " briseur de rêves ". La force de Michel Rocard est devenue faiblesse au moment même où Bernard Tapie réussissait une percée électorale en exaltant, précisément, l'utopie. Car la volonté de s'insurger contre l'illusion, de refuser les rêves lorsqu'ils paraissent absurdes ou dangereux, constitue bien la " marque de fabrique " du rocardisme. Toute analyse univoque est incomplète, et il est vrai que le rocardisme a véhiculé, un temps, une part d'utopie. Sans doute, dans les années cinquante, l'étudiant Michel Rocard a-t-il rêvé, lui aussi : ses textes de jeunesse montrent un militant déjà raisonneur, mais encore enflammé, qui refuse le label de la " vraie " gauche à un Pierre Mendès France jugé alors trop tiède, notamment pour ses idées économiques. Et c'est bien un rêve, celui de la construction d'une gauche nouvelle, que M. Rocard a longtemps caressé. Mais ses rêves n'ont jamais pris la couleur du romantisme politique : il les a toujours voulus en prise avec la réalité. D'où ce " respect des faits ", pour reprendre une formule rocardienne, qui passera, au bout du compte, pour une soumission au réel, et qui illustrera l'impuissance des hommes politiques face à l'interminable crise économique et à ses conséquences sociales. Dans la première partie des années 60, quand Michel Rocard, militant, membre de la direction, secrétaire national enfin, du laboratoire politique qu'est le PSU, incarne un renouveau attendu avec impatience par une partie de la gauche, c'est - déjà - en s'inscrivant en faux contre les rêves auxquels s'accrochent les tenants de la gauche " profonde " en l'occurrence les caciques de la SFIO, qui ont couvert toutes les dérives de la IVe République, mais prônent encore " l'abolition du régime de la propriété capitaliste ". Il est de ceux qui refusent d'entretenir de telles illusions, de ceux qui, sans les refuser a priori, croient que les nationalisations ne sont pas l'alpha et l'oméga du socialisme. Le fameux colloque de Grenoble du printemps 1966, où Michel Rocard apparaît en public, pour la première fois, comme un rénovateur potentiel de la gauche en défendant cette ligne nouvelle, symbolise à lui seul le rocardisme naissant de ces années-là. Mai 68 marquera une rupture, peut-être même un détour impossible à rattraper, dans l'itinéraire du jeune inspecteur des finances ambitieux - pour lui-même, pour la gauche, pour la France, - mais qui a fait de l'ancrage dans le concret, du refus des vertiges idéologiques, son credo personnel. Il est impossible, aujourd'hui encore, de savoir jusqu'à quel point il adhère alors à la rêverie collective et brouillonne du printemps parisien et des années qui suivent. Mais il se laisse, en tout cas - c'est l'une des rares fois de sa vie - emporter par le tourbillon : comment passer à côté du mouvement de mai, qui apparaît alors porteur d'avenir et de modernité, pour celui qui se présente déjà comme l'homme de la gauche " moderne " ? " Le devoir de grisaille " Mais M. Rocard cesse de partager les rêves de son parti, très vite, précisément au début de l'été 1970, où il rompt avec les plus intransigeants de ses " camarades " du PSU. Dès lors, il se lance dans un épuisant combat pour tenter de concilier l'inconciliable : tenir à la tête du parti, au prix de compromis tactiques, de manoeuvres tortueuses, de concessions à un discours extrémiste tenir, en adoptant un langage surréaliste qui lui est largement étranger, tout en essayant de briser jour après jour les songes révolutionnaires de ceux qui attendent le " grand soir ". Il finira par jeter l'éponge en 1974, en rejoignant le PS, au nom, précisément, du principe de réalité. Avec les amis de François Mitterrand, là encore, le débat d'abord, l'affrontement très vite, se nouera autour du rêve et de la réalité. Jamais sa réputation de " briseur de rêves " ne sera établie de façon aussi éclatante qu'à la fin des années 70, avec la bataille - livrée et perdue - contre les mitterrandistes : ces derniers rêvent alors de " rupture avec le capitalisme " M. Rocard leur répond que le changement ne se décrète pas, leur oppose la pesanteur des réalités économiques. Les amis de M. Mitterrand multiplient les promesses M. Rocard en souligne le danger. L'actualisation du programme commun, en 1977, les polémiques après les élections législatives perdues par la gauche en mars 1978, sont autant de points de repère qui balisent ce combat de plusieurs années. Les nationalisations seront, une nouvelle fois, la pierre de touche de l'affrontement qui se prolongera au-delà de 1981. Ministre du Plan, M. Rocard est le membre du gouvernement le plus farouchement opposé aux nationalisations à 100 % : toujours l'efficacité économique opposée au symbole, le réalisme contre la charge idéologique que charrie une telle mesure dans l'imaginaire du " peuple de gauche ". Lorsque leurs rêves commenceront, à partir de 1982, à se briser sur le mur des réalités, les socialistes comprendront M. Rocard, l'intégreront mieux. Mais les rancunes, les inimitiés, les malentendus - et d'abord, bien sûr, la rivalité au sommet Mitterrand-Rocard - ne s'effaceront pas. Lorsque M. Rocard voit, enfin, s'ouvrir devant lui les portes de Matignon, il retrouve ses habitudes anciennes. Trois ans durant, il explique aux Français les contraintes de la gestion gouvernementale, les met en garde contre le " flamboyant ", revendique un " devoir de grisaille ", dans une expression aussi malheureuse que célèbre. C'est alors sans doute que s'installe un nouveau malentendu entre lui et l'opinion, y compris celle de gauche : " L'idée que moi, qui ai combattu certains rêves, ai fait rêver, me surprend un peu ! " a pu lancer M. Rocard à la télévision, en décembre 1988. Or, c'est précisément parce que M. Rocard ne rêvait pas que l'opinion attendait beaucoup de lui et que sa posture trop modeste, trop consensuelle, a fini par décevoir. Tout se passe comme si le fossé creusé alors n'avait fait que s'élargir après son départ de Matignon comme si cet homme, qui a largement bâti son personnage en réaction au poids du marxisme et de l'étatisme communiste sur la gauche, avait du mal à prendre en compte l'inversion des données et la marche du temps : après la victoire sans partage du libéralisme économique, ce n'est plus l'Etat, mais le marché, qui peut être jugé pesant, injuste, envahissant. En tant que premier secrétaire du PS, en tant que candidat potentiel de la gauche à l'élection présidentielle de 1995, M. Rocard avait pour tâche d'inventer un discours adapté à cette nouvelle donne. Sans revenir aux illusions lyriques, aux facilités de tribune qui ont rarement été son genre, Michel Rocard, qui avait surtout oeuvré jusqu'alors pour que la gauche accepte les lois d'airain de l'économie, devait reconstruire une utopie, faire souffler un vent d'espoir, parler un langage qui apporterait un peu de rêve aux exclus et aux laissés-pour-compte. Comment s'étonner des difficultés nées de cet exercice nouveau et, pour une large part, contre nature ? JEAN-LOUIS ANDREANI Le Monde du 20 juin 1994

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