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Oussama Ben Laden par Robert Fisk

Publié le 17/01/2022

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11 septembre 2001 Reporter spécialiste du monde arabe au quotidien de Londres « The Independent », Robert Fisk raconte pour « Le Monde » ses dernières rencontres avec Oussama Ben Laden. Il brosse le portrait d'un homme réfléchi et modeste, obsédé, à l'époque, par l'idée de la destruction des régimes proaméricains et qui rêvait de transformer l'Amérique en l'« ombre d'elle-même » IL a changé. La première fois que j'ai rencontré Oussama Ben Laden, son apparence était d'une humilité presque ostentatoire : robe saoudienne et turban blancs sans ornement, barbe modeste. Dans le désert du Soudan, il se servait du matériel de construction de sa société pour tracer une nouvelle route reliant un village éloigné de l'axe Khartoum-Port Saïd. Les villageois faisaient rôtir de la viande et dansaient, petite fête pour remercier le héros de la guerre russo-afghane. Ben Laden finançait la route et, manifestement, il aimait le rôle du guerrier devenu bienfaiteur aidant les pauvres mais refusant les énormes plateaux de nourriture qu'on lui offrait. Il posait respectueusement la main sur sa poitrine quand les anciens du village tentaient de chanter ses louanges. Un an plus tard, en 1996, par une nuit humide et chaude, je le revis en Afghanistan. D'énormes insectes volaient dans l'obscurité et se cramponnaient comme des teignes sur la robe blanche de Ben Laden et sur les vêtements de ses partisans armés. Ils se posaient sur mon carnet de reporter et, quand je les écrasais, leur sang souillait les pages. Ben Laden était toujours d'une politesse scrupuleuse ; chaque fois que nous nous rencontrions, il me présentait l'assiette de nourriture qu'on offre à un étranger : un plateau de fer-blanc garni de fromage, d'olives, de pain et de confiture. Encore un an plus tard, je passai une nuit dans l'un de ses camps de guérilla, très haut dans les montagnes afghanes ; il faisait tellement froid que, en me réveillant, j'avais du givre dans les cheveux. Il plongea sous le couvert de ma tente et s'assit en tailleur en face de moi, tout en se curant les dents avec un bout de bois de « miswak ». Il écoutait en silence chacune de mes questions et réfléchissait parfois un moment avant de répondre. Beaucoup d'Arabes, de peur de paraître stupides devant un journaliste, ont l'habitude de dire la première chose qui leur vient à l'esprit, pas Ben Laden. Cette nuit-là, je dormis sous une couverture grossière et laissai mes chaussures à l'extérieur de la tente. Chaque fois que nous nous rencontrions, il interrompait nos entretiens pour dire ses prières ; ses partisans armés - venant d'Algérie, d'Egypte, des Etats du Golfe, de Syrie - étaient agenouillés à côté de lui, suspendus au moindre mot qu'il m'adressait, comme s'il était le messie. Il n'a toutefois jamais prétendu être un mahdi ou un prophète. J'ai donc été très surpris par la dernière bande vidéo provenant d'Afghanistan. Elle a dû être tournée il y a à peine un mois et montre un Ben Laden que je ne connaissais pas. Sa barbe était plus longue et plus hirsute, et il semblait regarder de haut ses partisans - Ben Laden est grand. Il portait une robe dorée et brodée, et même un turban doré sur la tête. Qu'est-ce que cela signifiait ? Pourquoi l'or et les broderies ? S'était-il mis à croire en lui en plus de Dieu ? Dans la montagne, le 20 mars 1997, il donnait encore une image d'humilité. A l'époque, il n'avait que quarante et un ans, mais des poils blancs commençaient à apparaître dans sa barbe grossièrement taillée et il avait des poches sous les yeux. J'ai perçu une petite infirmité, une raideur dans une jambe qui le faisait boiter légèrement. J'ai conservé mes notes, gribouillées dans l'obscurité glaciale à la lumière d'une lampe à huile qui crachotait entre nous. « Je n'ai rien contre le peuple américain, a-t-il dit, seulement contre son gouvernement. » Combien de fois ai-je entendu ces mots au Moyen-Orient - même en Iran ? Des décennies de dictature ont persuadé beaucoup de musulmans de la région que les gouvernements ne représentent pas leur peuple. J'ai tenté d'expliquer à Ben Laden que ce n'était pas pareil en Occident, que le peuple américain - contre qui il était censé ne rien avoir - considérait son gouvernement comme composé de représentants élus. Il ne répondit rien sur ce point, sinon : « Nous sommes encore au début de notre action militaire contre les forces américaines. » En regardant l'épouvantable catastrophe de la semaine dernière, les deux avions de ligne éventrant la fine enveloppe des tours du World Trade Center, je me suis souvenu de ces paroles. Une autre remarque, plus inquiétante, qu'il m'avait faite dans les montagnes glaciales m'est également revenue à l'esprit. « Nous croyons que Dieu s'est servi de notre guerre sainte en Afghanistan pour détruire l'armée russe et l'Union soviétique, a-t-il dit. Nous l'avons fait du sommet de la montagne sur laquelle vous êtes assis - et maintenant nous demandons à Dieu de se servir de nous une fois de plus pour faire la même chose à l'Amérique, pour en faire l'ombre d'elle-même. Nous croyons aussi que notre combat contre l'Amérique est beaucoup plus simple que la guerre contre l'Union soviétique parce que certains de nos moudjahidins qui ont combattu ici en Afghanistan ont aussi participé à des opérations contre les Américains en Somalie - et ils ont été étonnés par l'effondrement du moral américain. Cela nous a convaincus que l'Amérique est un tigre de papier. » Ce n'est pas le « tigre de papier » qui m'a impressionné. C'est l'idée de faire de l'Amérique « l'ombre d'elle-même » qui m'a fait froid dans le dos. Qu'est-ce que cela veut dire, me suis- je demandé à l'époque ? Et, bien sûr, si Ben Laden, se révèle finalement le responsable du crime contre l'humanité de la semaine dernière à New York et à Washington, ces mots prennent un sens plus fort. Durant quelques minutes, la puissance américaine est devenue une ombre. Ben Laden m'a toujours semblé rechercher une célébrité qu'il n'a jamais trouvée - jusqu'à ce que les Américains et Time le qualifient de « parrain du terrorisme international », et jusqu'à ce que les Etats-Unis offrent une récompense de 5 millions de dollars pour sa tête (somme d'une faiblesse insultante pour un millionnaire comme lui, a-t-il peut-être pensé). Lors de notre dernière rencontre dans la nuit glaciale en Afghanistan, Ben Laden s'est emparé des journaux en arabe qui étaient dans mon sac et s'est précipité dans un coin de la tente pour les lire pendant vingt minutes, sans tenir compte ni de ses combattants ni de son hôte occidental. Bien que saoudien - il avait déjà été déchu de sa nationalité -, il ne savait même pas que le ministre des affaires étrangères iranien venait de faire une visite officielle à Riyad. Il n'écoute donc pas la radio, me suis-je demandé ? Est-ce bien là le « parrain du terrorisme international » ? Ben Laden m'avait parlé longtemps auparavant de la décision immédiate qu'il avait prise en apprenant que l'armée soviétique avait envahi l'Afghanistan. Il avait apporté le matériel de construction de sa société à des chefs tribaux en révolte pour combattre ce qu'il considérait comme une armée corruptrice et hérétique pillant l'Afghanistan islamiste. Il finança le voyage de milliers d'Arabes moudjahidins en Afghanistan pour qu'ils se battent à ses côtés. Ils vinrent d'Egypte, du Golfe, de Syrie, de Jordanie, du Maghreb. Beaucoup furent taillés en pièces par des mines ou déchiquetés par les mitrailleuses des hélicoptères Hind soviétiques qui attaquaient les guérilleros d'Afghanistan. Sur le plateau montagneux où j'ai passé la nuit, il y avait derrière ma tente un gros abri anti-aérien de 7,5 mètres de haut sur 7,5 mètres de large, taillé dans le roc de la paroi, et qui s'étendait peut- être sur 30 mètres dans l'obscurité. Le matériel de construction de Ben Laden avait servi à creuser ce trou géant dans le rocher. Aujourd'hui, ses hommes sont partis dans les nombreux camps d'entraînement construits à l'origine par la CIA - ce qui explique, naturellement, pourquoi les Américains savent où lancer leurs missiles Cruise. Les camps ont été créés par les Américains. Lors de notre première rencontre, au Soudan en 1994, j'ai convaincu Ben Laden - contre son gré - de me parler de cette époque. Il m'a raconté que, pendant une attaque contre une base offensive russe proche de Jalalabad, dans la province de Nangahar, un obus de mortier était tombé à ses pieds. Dans les fractions de seconde de rationalité qui en ont suivi la chute, il a éprouvé - c'est ce qu'il m'a dit - un grand calme, une impression d'acceptation sereine qu'il a attribuée à Dieu. L'obus (à la grande consternation des Américains aujourd'hui) n'a pas explosé. Quelques années plus tard, à Moscou, j'ai rencontré un ancien officier de renseignements soviétique qui avait passé quelques mois en Afghanistan pour tenter d'organiser la liquidation de Ben Laden - tout comme les Américains tentent de le faire aujourd'hui. D'après lui, il avait échoué parce que les hommes de Ben Laden ne se laissaient pas acheter. Personne ne voulait le trahir. « C'était un homme dangereux, le plus dangereux pour nous », me dit ce Russe. Ben Laden m'a répété qu'il n'avait jamais accepté la moindre balle provenant de l'Occident, qu'il n'avait jamais rencontré d'agent américain ou britannique. CEPENDANT, ses bulldozers et ses engins creusaient des routes dans les montagnes pour que ses moudjahidins lancent leurs missiles antiaériens Blowpipe, fabriqués en Grande-Bretagne, assez haut pour atteindre les Mig soviétiques. L'un de ses partisans armés m'a emmené plus tard sur la « piste Ben Laden », odyssée terrifiante de deux heures dans la pluie et le verglas au bord de ravins effrayants, tandis que le pare-brise s'embuait à mesure que nous montions dans la montagne glaciale. « Quand on a foi dans le djihad (la guerre sainte), c'est facile », m'a expliqué le terroriste en se battant avec le volant quand des pierres jaillissaient de sous les roues et s'enfonçaient dans les nuages pour tomber dans les vallées. « Toyota est bon pour le djihad », a-t-il dit en riant. C'est la seule plaisanterie que j'aie entendue de la bouche d'un des hommes de Ben Laden. De temps en temps - c'était en 1997 -, des lumières clignotaient à notre adresse loin dans l'obscurité. « Nos frères nous font savoir qu'ils nous ont vus », dit le terroriste. Il nous a fallu encore deux heures pour atteindre le camp de Ben Laden ; la Toyota dérapait en arrière vers les falaises escarpées, les phares illuminaient des cascades gelées au-dessus de nous. La réponse de Ben Laden à Washington prétendant qu'il était le plus grand « terroriste » mondial - et je lui ai affirmé que les Américains le pensaient vraiment - était toujours la même. A cette époque, on l'accusait principalement d'attaques contre les forces américaines dans le Golfe. « Si libérer mon pays est considéré comme du «terrorisme», a- t-il répondu, c'est un grand honneur pour moi. » Il a dit qu'il n'y avait pas de différence entre les gouvernements américain et israélien, entre les armées américaine et israélienne. Il avait toutefois de l'estime pour l'Europe - et la France en particulier - parce qu'elle prenait ses distances vis-à-vis des Américains. Il n'a pas fait de commentaires sur la politique française en Afrique du Nord, pas plus qu'il n'a mentionné l'Algérie, même si j'ai eu l'impression que le mot planait au-dessus de nous comme un fantôme pendant quelques minutes. Parmi les combattants assis à côté de moi se trouvaient des Algériens. En 1996, Ben Laden m'a averti : toutes les forces occidentales dans le Golfe, y compris les troupes françaises et britanniques, étaient en danger. En 1997, il a fait comprendre que ses menaces n'étaient plus dirigées contre Paris et Londres. EN effet, à l'époque, il semblait plus obsédé par l'idée de la destruction des régimes arabes pro-américains du Moyen-Orient que par une attaque contre l'Amérique. Il était encouragé par le soutien politique qu'il recevait de la communauté pakistanaise de plus en plus encline au djihad. Cette nuit-là, sous la tente, il m'a donné une affiche en ourdou qui proclamait le soutien des étudiants pakistanais à sa « guerre sainte » contre les Américains ; il m'a même tendu des photographies en couleur de graffitis sur les murs de Karachi exigeant le retrait des troupes américaines des « deux lieux saints » (La Mecque et Médine, en Arabie saoudite). Ben Laden m'a affirmé avoir reçu quelques mois plus tôt un émissaire de la famille royale saoudienne qui lui a dit que sa nationalité saoudienne lui serait rendue, ainsi qu'un nouveau passeport saoudien et 2 milliards de riyals saoudiens (3,390 milliards de francs) pour sa famille, s'il renonçait au djihad ; celui-ci était retourné en Arabie saoudite. Lui et sa famille avaient rejeté l'offre, m'a-t-il dit. A l'époque, Ben Laden avait trois femmes ; la plus âgée était la mère de son fils de seize ans, Omar, enfant très intelligent, la plus jeune était encore une adolescente. Un autre de ses fils, Saad, m'a été présenté. Ils étaient manifestement excités - de façon innocente - par le fait d'être entourés de tant d'hommes armés. Tous vivaient avec lui - ainsi que les femmes et les enfants d'autres moudjahidins -, et habitaient un complexe à l'extérieur de Jalalabad. Ben Laden m'a même invité à visiter ces maisons étouffantes, humides et misérables en compagnie de l'un de ses combattants égyptiens. Ses épouses - la plus jeune devait retourner dans sa famille - n'étaient pas là. Chacune avait sa propre tente. « Ce sont des femmes qui ont l'habitude de vivre dans le confort », a dit l'Egyptien. Le campement était protégé par des draps de toile et quelques fils barbelés. On avait creusé dans la terre une rigole d'écoulement et trois latrines séparées ; dans l'une d'elles flottait une grenouille morte. Le fils de l'Egyptien, assis à côté de nous avec un fusil sur les genoux, a dit que des agents de renseignements du gouvernement égyptien avaient vu le camp. Un autre Arabe du camp s'est montré plus expansif. Il a dit qu'aucun autre pays n'était ouvert à Ben Laden. Il ne pouvait pas partir d'Afghanistan. « Quand il était au Soudan, les Saoudiens voulaient le capturer avec l'aide des Yéménites, a dit le jeune homme. Nous savons que le gouvernement français a essayé de convaincre les Soudanais de le leur livrer parce que les Soudanais leur avaient déjà livré le Sud-Américain [Carlos]. Les Américains pressaient les Français de s'emparer de Ben Laden au Soudan. Un groupe arabe payé par les Saoudiens a essayé de le tuer, mais les gardes de Ben Laden ont répliqué en faisant feu, et deux hommes ont été blessés. » Ben Laden est un homme grand et mince ; ses yeux sombres me regardaient fixement pendant qu'il me parlait de sa haine pour la corruption saoudienne. En fait, lors de ma longue conversation avec Ben Laden en 1996 - la nuit des moustiques -, le royaume saoudien occupait plus son temps que les Etats-Unis. Pour lui, la trahison du peuple saoudien avait commencé vingt-quatre ans avant sa naissance, quand Abdulaziz al-Saud avait proclamé son royaume en 1932. « Le régime a démarré sous la bannière de l'application de la loi islamique, et, sous cette bannière, tout le peuple d'Arabie saoudite est venu aider la famille saoudienne à prendre le pouvoir, a-t-il dit. Mais Abdulaziz n'a pas appliqué la loi islamique ; le pays a été créé pour sa famille. Puis, après la découverte du pétrole, le régime saoudien a trouvé un nouvel appui - l'argent - pour enrichir le peuple, lui offrir les services et la vie qu'il voulait et le contenter. » Pour Ben Laden, la date la plus importante était 1990, année de l'invasion du Koweït par Saddam Hussein. « Quand les troupes américaines ont pénétré dans le pays des deux lieux saints, les oulémas [autorités religieuses] et les étudiants de la charia ont protesté vigoureusement dans tout le pays contre l'intervention des soldats américains, m'a dit Ben Laden. Le régime saoudien, en commettant la grave erreur d'inviter les troupes américaines, a révélé sa duperie. Il a apporté son soutien à des nations qui combattaient les musulmans. Ils [les Saoudiens] ont aidé les communistes yéménites contre les Yéménites musulmans du Sud - la famille de Ben Laden est originaire du Yémen - et ils aident le régime d'Arafat à combattre le Hamas. Après avoir insulté et emprisonné les oulémas, le régime saoudien a perdu sa légitimité. » Ben Laden pensait manifestement qu'une grande trahison avait eu lieu. « Le peuple saoudien se souvient maintenant de ce que lui ont dit les oulémas, et il s'aperçoit que l'Amérique est la principale cause de ses problèmes. L'homme de la rue sait que son pays est le plus gros producteur de pétrole du monde, et pourtant il subit des impôts et ne bénéficie que de mauvais services. Le peuple comprend maintenant les discours des oulémas dans les mosquées - selon lesquels notre pays est devenu une colonie américaine. Il agit avec détermination pour chasser les Américains d'Arabie saoudite. Ce qui s'est passé à Riyad et à Khobar [vingt-quatre Américains tués dans deux bombardements] est une preuve manifeste de l'immense colère du peuple saoudien envers l'Amérique. Les Saoudiens savent maintenant que leur véritable ennemi est l'Amérique. » Les enquêteurs américains disent que plusieurs des pirates de l'air de la semaine dernière étaient saoudiens. Et Ben Laden a dit autre chose qui résonne maintenant pour moi de manière sinistre. « Si un kilogramme de TNT a explosé dans un pays dans lequel personne n'avait entendu d'explosion auparavant - il faisait allusion à l'Arabie saoudite -, l'explosion de 2 500 kilos de TNT à Khobar est assurément la preuve de la résistance du peuple à l'occupation américaine... En tant que musulmans, nous avons un grand sentiment de cohésion... Nous partageons la douleur de nos frères en Palestine et au Liban. L'explosion de Khobar n'est pas la conséquence directe de l'occupation américaine, mais la conséquence du comportement américain envers les musulmans. » Il a parlé des milliers d'enfants qui mouraient en Irak du fait des sanctions des Nations unies. « Le fait de tuer ces enfants irakiens est une croisade contre l'islam. En tant que musulmans, nous n'aimons pas le régime irakien, mais nous pensons que le peuple irakien et ses enfants sont nos frères, et nous nous préoccupons de leur avenir. » BEN LADEN était convaincu que, « tôt ou tard », les Américains quitteraient l'Arabie saoudite. « La guerre déclarée par l'Amérique contre le peuple saoudien signifie la guerre contre les musulmans partout dans le monde. La résistance contre l'Amérique va s'étendre à de multiples lieux dans les pays musulmans. Les chefs en qui nous avons confiance, les oulémas, nous ont donné une fatwa afin que nous chassions les Américains. La solution à cette crise est le retrait des troupes américaines. Leur présence militaire est une insulte au peuple saoudien. » En 1996, j'avais interrogé Ben Laden sur l'assassinat de dix-neuf Américains en Arabie saoudite, et il avait répondu que c'était « le début de la guerre entre les musulmans et les Etats-Unis ». A propos du bombardement qui avait suivi, ayant entraîné la mort de vingt- quatre appelés américains, il devait me dire que c'était « une action magnifique à laquelle [il n'avait] pas eu l'honneur de participer. » Pendant les deux années qui ont suivi notre dernière rencontre, Ben Laden a formé son mouvement al-Qaeda et a déclaré la guerre au « peuple » américain - pas seulement au gouvernement et à l'armée des Etats-Unis. Suivirent le bombardement des ambassades des Etats-Unis à Nairobi et à Dar-es-Salaam, les attaques de missiles Cruise sur les camps de Ben Laden, le naufrage évité de justesse de l'USS Cole dans le port d'Aden. Il marche maintenant avec une canne - évolution du problème au pied que j'avais remarqué quatre ans plus tôt - et parle plus lentement. Et il porte cette robe dorée. Mais peut-il réellement commander une armée de terroristes kamikazes depuis les montagnes désolées d'Afghanistan ? Il voulait instaurer la « véritable charia » au Moyen- Orient - il y aurait, je crois, encore plus de têtes coupées dans son Arabie - et il voulait la fin des dictateurs installés par les Américains, des hommes qui soutiennent la politique des Etats-Unis tout en réprimant leur peuple. Et j'ai l'impression que, pour des millions d'Arabes, c'était un message fort. On n'a pas besoin d'ordres de Ben Laden pour former un petit groupe de partisans, pour décider d'actions individuelles. Ben Laden n'a pas besoin de préparer des bombardements ou des renversements de régime. Je me demande donc - toujours en supposant que Ben Laden soit lié au crime contre l'humanité commis la semaine dernière - s'il est même nécessaire de commander une organisation paramilitaire pour que de telles choses se produisent. Les Arabes sont assez en colère contre les injustices qu'ils reprochent aux Américains pour ne pas avoir besoin d'ordres venant d'Afghanistan. L'inspiration pourrait suffire. Je me suis demandé, en regardant les images de New York la semaine dernière, si Ben Laden n'était pas aussi étonné que moi de les voir. A supposer qu'il ait la télévision...

« New York et à Washington, ces mots prennent un sens plus fort.

Durant quelques minutes, la puissance américaine est devenueune ombre. Ben Laden m'a toujours semblé rechercher une célébrité qu'il n'a jamais trouvée - jusqu'à ce que les Américains et Time lequalifient de « parrain du terrorisme international », et jusqu'à ce que les Etats-Unis offrent une récompense de 5 millions dedollars pour sa tête (somme d'une faiblesse insultante pour un millionnaire comme lui, a-t-il peut-être pensé).

Lors de notredernière rencontre dans la nuit glaciale en Afghanistan, Ben Laden s'est emparé des journaux en arabe qui étaient dans mon sacet s'est précipité dans un coin de la tente pour les lire pendant vingt minutes, sans tenir compte ni de ses combattants ni de sonhôte occidental.

Bien que saoudien - il avait déjà été déchu de sa nationalité -, il ne savait même pas que le ministre des affairesétrangères iranien venait de faire une visite officielle à Riyad.

Il n'écoute donc pas la radio, me suis-je demandé ? Est-ce bien là le« parrain du terrorisme international » ? Ben Laden m'avait parlé longtemps auparavant de la décision immédiate qu'il avait prise en apprenant que l'armée soviétiqueavait envahi l'Afghanistan.

Il avait apporté le matériel de construction de sa société à des chefs tribaux en révolte pour combattrece qu'il considérait comme une armée corruptrice et hérétique pillant l'Afghanistan islamiste.

Il finança le voyage de milliersd'Arabes moudjahidins en Afghanistan pour qu'ils se battent à ses côtés.

Ils vinrent d'Egypte, du Golfe, de Syrie, de Jordanie, duMaghreb.

Beaucoup furent taillés en pièces par des mines ou déchiquetés par les mitrailleuses des hélicoptères Hind soviétiquesqui attaquaient les guérilleros d'Afghanistan.

Sur le plateau montagneux où j'ai passé la nuit, il y avait derrière ma tente un grosabri anti-aérien de 7,5 mètres de haut sur 7,5 mètres de large, taillé dans le roc de la paroi, et qui s'étendait peut- être sur 30mètres dans l'obscurité.

Le matériel de construction de Ben Laden avait servi à creuser ce trou géant dans le rocher.

Aujourd'hui,ses hommes sont partis dans les nombreux camps d'entraînement construits à l'origine par la CIA - ce qui explique, naturellement,pourquoi les Américains savent où lancer leurs missiles Cruise.

Les camps ont été créés par les Américains. Lors de notre première rencontre, au Soudan en 1994, j'ai convaincu Ben Laden - contre son gré - de me parler de cetteépoque.

Il m'a raconté que, pendant une attaque contre une base offensive russe proche de Jalalabad, dans la province deNangahar, un obus de mortier était tombé à ses pieds.

Dans les fractions de seconde de rationalité qui en ont suivi la chute, il aéprouvé - c'est ce qu'il m'a dit - un grand calme, une impression d'acceptation sereine qu'il a attribuée à Dieu.

L'obus (à la grandeconsternation des Américains aujourd'hui) n'a pas explosé.

Quelques années plus tard, à Moscou, j'ai rencontré un ancien officierde renseignements soviétique qui avait passé quelques mois en Afghanistan pour tenter d'organiser la liquidation de Ben Laden -tout comme les Américains tentent de le faire aujourd'hui.

D'après lui, il avait échoué parce que les hommes de Ben Laden ne selaissaient pas acheter.

Personne ne voulait le trahir.

« C'était un homme dangereux, le plus dangereux pour nous », me dit ceRusse.

Ben Laden m'a répété qu'il n'avait jamais accepté la moindre balle provenant de l'Occident, qu'il n'avait jamais rencontréd'agent américain ou britannique. CEPENDANT, ses bulldozers et ses engins creusaient des routes dans les montagnes pour que ses moudjahidins lancent leursmissiles antiaériens Blowpipe, fabriqués en Grande-Bretagne, assez haut pour atteindre les Mig soviétiques.

L'un de ses partisansarmés m'a emmené plus tard sur la « piste Ben Laden », odyssée terrifiante de deux heures dans la pluie et le verglas au bord deravins effrayants, tandis que le pare-brise s'embuait à mesure que nous montions dans la montagne glaciale.

« Quand on a foidans le djihad (la guerre sainte), c'est facile », m'a expliqué le terroriste en se battant avec le volant quand des pierres jaillissaientde sous les roues et s'enfonçaient dans les nuages pour tomber dans les vallées.

« Toyota est bon pour le djihad », a-t-il dit enriant.

C'est la seule plaisanterie que j'aie entendue de la bouche d'un des hommes de Ben Laden. De temps en temps - c'était en 1997 -, des lumières clignotaient à notre adresse loin dans l'obscurité.

« Nos frères nous fontsavoir qu'ils nous ont vus », dit le terroriste.

Il nous a fallu encore deux heures pour atteindre le camp de Ben Laden ; la Toyotadérapait en arrière vers les falaises escarpées, les phares illuminaient des cascades gelées au-dessus de nous. La réponse de Ben Laden à Washington prétendant qu'il était le plus grand « terroriste » mondial - et je lui ai affirmé que lesAméricains le pensaient vraiment - était toujours la même.

A cette époque, on l'accusait principalement d'attaques contre lesforces américaines dans le Golfe.

« Si libérer mon pays est considéré comme du «terrorisme», a- t-il répondu, c'est un grandhonneur pour moi.

» Il a dit qu'il n'y avait pas de différence entre les gouvernements américain et israélien, entre les arméesaméricaine et israélienne.

Il avait toutefois de l'estime pour l'Europe - et la France en particulier - parce qu'elle prenait sesdistances vis-à-vis des Américains.

Il n'a pas fait de commentaires sur la politique française en Afrique du Nord, pas plus qu'il n'amentionné l'Algérie, même si j'ai eu l'impression que le mot planait au-dessus de nous comme un fantôme pendant quelquesminutes.

Parmi les combattants assis à côté de moi se trouvaient des Algériens.

En 1996, Ben Laden m'a averti : toutes les forcesoccidentales dans le Golfe, y compris les troupes françaises et britanniques, étaient en danger.

En 1997, il a fait comprendre queses menaces n'étaient plus dirigées contre Paris et Londres.. »

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