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Souveraineté économique à Porto Alegre

Publié le 17/01/2022

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25-30 janvier 2001 A Davos, au Forum économique mondial, parler de souveraineté vaudrait excommunication, tant l'univers des « global leaders » qui se réunissent dans la petite station des Grisons considère que l'économie de marché, trans-frontière, est le principal moteur de la mondialisation. A Porto Alegre (Brésil), où s'est tenu, du 25 au 30 janvier, le premier Forum social mondial, en signe de contre-manifestation affichée au rendez-vous des décideurs planétaires, l'idée y fut incontestablement très populaire. Le thème n'était officiellement à l'affiche d'aucun des quelque quatre cents ateliers et conférences dans lesquels ont travaillé près de 15 000 militants pendant cinq jours, pour commencer à tracer les contours d'un « autre monde possible », selon le slogan des organisateurs. Mais il était en réalité présent partout. Parfois même dans sa version la plus caricaturale, sous forme de pancartes brandissant un « Yankee go home ! » proclamé par des mouvements latino-américains. A Porto Alegre, cette société civile internationale en gestation, composée d'organisations non gouvernementales (ONG), de mouvements sociaux et de syndicats, a réclamé le droit pour les Etats de reprendre en main les manettes de la libéralisation et d'en user à doses contrôlées. Autrement dit, de revenir en arrière, en tout cas de faire une pause dans le processus de déréglementation dont la nouvelle étape est les négociations en cours à l'Organisation mondiale du commerce (OMC) portant sur l'agriculture et les services. Via Campesina, un mouvement international qui regroupe près de 50 millions de petits paysans dans le monde et auquel appartient la Confédération paysanne de José Bové est parmi les plus offensifs sur le sujet. Pour eux, l'agriculture traditionnelle ne peut pas survivre sans protections et elle est, selon son leader, le Hondurien Rafael Alegria, « la seule qui soit compatible avec une agriculture durable qui prenne en considération la préservation des milieux naturels et les équilibres sociaux ». La crise de la vache folle en Europe est pour lui la plus tragique illustration des dangers inhérents à une agriculture industrielle toujours plus productiviste, dont la logique est la baisse des prix et non pas la qualité de l'alimentation. Si ce discours a certainement une prise sur les consommateurs des pays industrialisés, il est en total décalage avec l'attitude des gouvernements du Sud qui défendent au contraire le droit d'exporter leurs produits vers les pays riches et d'entrer pleinement dans le jeu du marché mondial. Les Latino-Américains, venus en masse, ont aussi violemment contesté le projet d'Accord de libre-échange des Amériques (ALCA), qui doit être discuté en avril prochain à Québec (Canada). Selon eux, cet accord, en raison de l'hyper-puissance des Etats-Unis, fera sauter tous les verrous à l'ingérence de l'Oncle Sam et les « dégâts humains » risquent, selon les Argentins et les Brésiliens présents à l'atelier « Quelles alternatives à l'ALCA », d'être considérables. L'économiste français René Passet, qui a pris la parole dans une séance consacrée à la redistribution des richesses, a aussi défendu « ce droit au traitement différentiel en fonction d'une certaine idée de l'équité humaine. La libéralisation des marchandises doit être différente selon le degré d'utilité humaine des produits qui vont être soumis à la concurrence internationale ». La question de l'annulation de la dette des pays en développement, qui a été un des grands sujets du Forum, a aussi été, d'une certaine façon, un moyen de poser cette question de la liberté des pays à décider en totale indépendance de leurs politiques. « Tant qu'une partie essentielle des revenus d'un pays sera consacrée au remboursement de la dette », a déploré Yoko Kitazawa, présidente de la campagne Jubilé 2000 qui prône l'annulation totale des quelque 2 000 milliards de la dette du tiers-monde, « il sera impossible aux pays les plus pauvres de reprendre vraiment le contrôle de leurs destins ». L'idée de créer un cartel des débiteurs face au Club de Paris où se négocient les dettes publiques est considéré et par certains comme un moyen de modifier le rapport de forces avec les créanciers et de discuter avec plus de poids les fameuses « conditionnalités » qui accompagnent automatiquement les programmes d'allégement de la dette. Le communiqué final du groupe africain est révélateur du sentiment de « néo-colonisation » que ressentent certains pays : il demande que « soit restaurée leur souveraineté contre la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, dans la définition des politiques économiques et sociales ». Cette notion de souveraineté économique illustre la fracture, pour l'heure irréductible, qui existe entre ceux qui sont, comme les participants de Davos, convaincus qu'il n'est pas souhaitable de chercher à glisser des grains de sable dans un marché unique devenu global et ceux, comme à Porto Alegre, qui défendent une certaine dimension locale de l'économie. Le fossé n'existe pas seulement entre les acteurs de la société civile et les multinationales. Lors du débat télévisé organisé en duplex, dimanche 28 janvier, entre les deux Forums, Mark Malloch Brown, directeur du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), présent sur le plateau des invités de Davos, a mis en garde ses interlocuteurs contre « le repli sur soi » et rappelé « les précédents historiques qui ont conduit à des catastrophes le fascisme ». L'histoire montre cependant que des idées jugées de prime abord farfelues peuvent faire leur chemin. Celle, par exemple, de taxer les mouvements de capitaux financiers pour réduire l'instabilité de l'économie mondiale est au coeur d'un débat public. Après avoir été jugée dangereuse et irréaliste. Et, tardivement, avalisée par George Soros, qui poursuit aujourd'hui une double activité de généreux philanthrope et de spéculateur généralement avisé. LAURENCE CARAMEL Le Monde du 6 février 2001

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