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Traité des sensations - Etienne de Condillac: La statue

Publié le 22/02/2012

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condillac

Elle a quelque idée du possible

 

Comme elle est dans l'habitude d'être, de cesser d'être, et de redevenir la même odeur, elle jugera, lorsqu'elle ne l'est pas, qu'elle pourra l'être ; et lorsqu'elle l'est, qu'elle pourra ne l'être plus. Elle aura donc occasion de considérer ses manières d'être, comme pouvant exister ou ne pas exister. Mais cette notion du possible ne portera point avec elle la connaissance causes qui peuvent produire un effet : elle en supposera au contraire l'ignorance, et elle ne sera fondée que sur un jugement d'habitude. Lorsque la statue pense qu'elle peut, par exemple, cesser d'être odeur de rose, et redevenir odeur de violette, elle ignore qu'un être extérieur dispose uniquement de ses sensations. Pour qu'elle se trompe dans son jugement, il suffit que nous nous proposions de lui faire sentir continuellement la même odeur. Il est vrai que son imagination y peut quelquefois suppléer : mais ce n'est que dans les occasions, où les désirs sont violons ; encore même n'y réussit-elle pas toujours.

 

Peut-être encore de l'impossible

 

Peut-être pourrait-elle d'après ses jugements d'habitude, se faire aussi quelque idée de l'impossible. Accoutumée à perdre une manière d'être, aussitôt qu'elle en acquiert une nouvelle, il est impossible, suivant sa manière de concevoir, qu'elle en ait deux à la fois. Le seul cas où elle croirait le contraire, ce serait celui où son imagination agirait avec assez de force pour lui retracer deux sensations avec la même vivacité, que si elle les éprouvait réellement. Mais cela ne peut guère arriver. Il est naturel que son imagination se conforme aux habitudes qu'elle s'est faites. Ainsi n'ayant éprouvé ses manières d'être que l'une après l'autre, elle ne les imaginera que dans cet ordre. D'ailleurs, sa mémoire n'aura pas vraisemblablement assez de force pour lui rendre présentes deux sensations qu'elle a eues et qu'elle n'a plus.

 

Mais ce qui me paraît plus probable, c'est que si l'habitude où elle est de juger, que ce qui lui est arrivé, peut lui arriver encore, renferme l'idée du possible ; il est bien difficile qu'elle ait occasion de former des jugements où nous puissions retrouver l'idée que nous avons de l'impossible. Il faudrait pour cela qu'elle s'occupât de ce qu'elle n'a point encore éprouvé ; mais il est bien plus naturel, qu'elle soit tout entière à ce qu'elle éprouve.

 

Elle a l'idée d'une durée passée

 

Du discernement qui se fait en elle des odeurs, naît une idée de succession : car elle ne peut sentir qu'elle cesse d'être ce qu'elle était, sans se représenter dans ce changement une durée de deux instants.

Comme elle n'embrasse d'une manière distincte que jusqu'à trois odeurs, elle ne démêlera aussi que trois instants dans sa durée. Au-delà elle ne verra qu'une succession indéfinie.

Si l'on suppose que la mémoire peut lui rappeler distinctement jusqu'à quatre, cinq, six manières d'être, elle distinguera en conséquence quatre, cinq, six instants dans sa durée. Chacun peut faire à ce sujet les hypothèses qu'il jugera à propos, et les substituer à celles que j'ai cru devoir préférer.

 

D'une durée à venir

 

Le passage d'une odeur à une autre ne donne à notre statue que l'idée du passé. Pour en avoir une de l'avenir, il faut qu'elle ait eu à plusieurs reprises la même suite de sensations ; et qu'elle se soit fait une habitude de juger, qu'après une modification une autre doit suivre.

Prenons pour exemple cette suite, jonquille, rose, violette. Dès que ces odeurs sont constamment liées dans cet ordre, une d'elles ne peut affecter son organe, qu'aussitôt la mémoire ne lui rappelle les autres dans le rapport où elles sont à l'odeur sentie. Ainsi qu'à l'occasion de l'odeur de violette, les deux autres se retraceront comme ayant précédé, et qu'elle se représentera une durée passée, de même à l'occasion de l'odeur de jonquille, celles de rose et de violette se retraceront comme devant suivre, et elle se représentera une durée à venir [...].

 

Il y a en elle deux successions

 

L'idée de la durée d'abord produite par la succession des impressions qui se font sur l'organe, se conserve, ou se reproduit par la succession des sensations que la mémoire rappelle. Ainsi, lors même que les corps odoriférants n'agissent plus sur notre statue, elle continue de se représenter le présent, le passé et l'avenir. Le présent, par l'état où elle se trouve ; le passé, par le souvenir de ce qu'elle a été ; l'avenir, parce qu'elle juge qu'ayant eu à plusieurs reprises les mêmes sensations, elle peut les avoir encore.

Il y a donc en elle deux successions ; celle des impressions faites sur l'organe, et celle des sensations, qui se retracent à la mémoire.

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